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Un tyran s’en va et toute une nation exulte
samedi 12 février 2011 - Robert Fisk - The Independent
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Explosion de joie sur la place Tahrir après l’annonce du départ de Moubarak - Photo : Reuters

Et tout le monde se mit soudain à chanter.

Et puis riant, et pleurant, et criant, et priant, à genoux sur la route, embrassant le sol poussiéreux juste en face de moi, et en dansant et en louant Dieu pour les avoir libérés de Hosni Moubarak - un moment de générosité, car c’est leur courage plutôt qu’une intervention divine qui a débarrassé l’Egypte de son dictateur - et aussi avec des larmes qui tombent sur leurs vêtements.

C’était comme si chaque homme et chaque femme venait de se marier, comme si la joie pouvait étouffer les décennies de dictature, de douleur, de répression, d’humiliation et de sang. Pour toujours, cela sera connu sous le nom de la révolution égyptienne du 25 Janvier - le jour où la mobilisation a commencé - et ce sera pour toujours l’histoire d’un peuple qui s’est levé.

Le vieil homme a fini par partir, déléguant le pouvoir non pas au vice-président, mais - ce qui est cependant inquiétant, si des millions de révolutionnaires non-violentes n’avaient pas été d’humeur à apprécier cette dernière nuit - au conseil de l’armée de l’Egypte, à un maréchal et à des généraux, garants, pour le moment, de tout ce que les manifestants pro-démocratie ont combattu et dans certains cas, ce pour quoi ils sont morts.

Pourtant, même les soldats étaient très heureux. Au moment même où la nouvelle du départ du président Moubarak s’est s’est propagée comme le feu parmi les manifestants à l’extérieur du bâtiment de la télévision d’Etat protégé par l’armée sur les bords du Nil, le visage d’un jeune officier a éclaté de joie. Toute la journée, les manifestants avaient dit aux soldats qu’ils étaient frères. Eh bien, nous verrons.

Parler d’un jour historique prend en quelque sorte le pas sur ce que la victoire d’hier soir signifie vraiment pour les Egyptiens. Grâce à leur force de volonté, à leur courage face à une police haineuse, à travers leur compréhension - oui - que, parfois, il faut pour renverser un dictateur lutter plus qu’avec des mots et des Facebooks, qu’il faut se battre avec les poings et des pierres contre les flics disposant d’armes incapacitantes et lacrymogènes et de balles réelles. Ils ont réalisé l’impossible : la fin - et ils doivent prier leur Dieu pour que ce soit pour toujours - de près de 60 ans d’autocratie et de répression, dont 30 ans sous Moubarak.

Les Arabes - calomniés, maudits, ayant à supporter des injures racistes venues de l’Occident, considérés comme une base arrière par de nombreux Israéliens qui voulaient maintenir le règne féroce de Moubarak - se sont levés, ont abandonné leur peur et jeté au loin l’homme que l’Occident avait aimé comme un dirigeant « modéré » qui leur faisait acte de soumission au prix de 1,5 milliard de dollars par an. Ce ne sont pas seulement les Européens de l’Est qui peuvent tenir tête à la brutalité.

Que cet homme - moins de 24 heures auparavant - ait annoncé dans un moment de folie qu’il voulait toujours protéger ses « enfants » du « terrorisme » et resterait au pouvoir, a rendu la victoire d’hier d’autant plus précieuse. Le jeudi soir, les hommes et les femmes revendiquant la démocratie en Egypte avaient tenu leurs chaussures en l’air pour montrer leur mépris pour le chef décrépit qui les a traités comme les enfants, incapables de dignité morale et politique. Puis, hier, il s’est tout simplement enfui à Charm el-Cheikh, une station de vacances au style occidental sur la mer Rouge, un endroit qui a à peu près autant de points communs avec l’Egypte que Marbella ou Bali.

Ainsi, la révolution égyptienne était entre les mains de l’armée. Une série de déclarations contradictoires de l’armée la nuit dernière a montré que les maréchaux, généraux et brigadiers de l’Egypte étaient en compétition pour le pouvoir resté dans les ruines du régime de Moubarak. Israël, selon d’éminents spécialistes des cercles militaire du Caire, tentait de convaincre Washington de promouvoir leur favori égyptien - l’ex chef des services de renseignement et vice-président Omar Suleiman - à la présidence, tandis que le feld-maréchal Tantawi, le ministre de la Défense, voulait que ce soit son chef de cabinet, le général Sami Annan, qui dirige le pays.

Lorsque Moubarak et ses proches ont été embarqués hier après-midi pour Charm el-Cheikh, il n’a fait que confirmer l’impression que sa présence était plus décalée que provocatrice. Les centaines de milliers de manifestants sur la place Tahrir avaient bien compris la décomposition même du pouvoir et Mohamed ElBaradei lui-même, ancien inspecteur des Nations Unies et lauréat du prix Nobel, avait annoncé que « l’Égypte allait exploser » et « devait être sauvée par l’armée ».

Les analystes parlent d’un « réseau » de généraux au sein du régime, même si cela ressemble plus à une toile d’araignée, une série d’officiers supérieurs en concurrence dont la propre fortune et les privilèges jalousement gardés ont été gagnés en servant un régime dont la tête âgée de 83 ans apparaît maintenant aussi sénile que démente. La santé du président et les actes de millions de manifestants pro-démocratie à travers l’Egypte seraient donc désormais moins importants que les vicieuses luttes intestines au sein de l’armée.

Pourtant, même s’il a expulsé le raïs - le Président - le haut commandement de l’armée est composé d’hommes issus de l’ordre ancien. En effet, la plupart des plus hauts gradés de l’armée ont été longtemps imbriqués dans le pouvoir. Dans le dernier gouvernement de Moubarak, le vice-président était un général, le premier ministre était un général, le vice-Premier ministre était un général, le ministre de la défense était un général et le ministre de l’Intérieur était un général. Moubarak lui-même a été commandant de l’armée de l’air. C’est l’armée qui a placé Nasser au pouvoir. Ils ont appuyé le général Anouar el-Sadate. Ils ont appuyé le général Moubarak. L’armée a imposé la dictature en 1952 et maintenant les manifestants estiment qu’elle va devenir le vecteur de la démocratie. Certains l’espèrent.

Ainsi - malheureusement - l’Egypte est l’armée et l’armée est l’Egypte. Ou alors, hélas, on aime à le penser. L’armée souhaite donc contrôler - ou « protéger », comme le répètent ses communiqués - les manifestants qui exigeaient le départ définitif de Moubarak. Mais des centaines de milliers de révolutionnaires égyptiens - furieux du refus du président Moubarak d’abandonner la présidence - ont hier commencé à prendre en charge eux-mêmes le Caire, débordant de Tahrir Square non seulement autour de l’édifice du Parlement, mais sur la télévision d’Etat sur les bords du Nil, sur le siège de la radio et les routes principales menant à la résidence de luxe de Moubarak dans la banlieue chic d’Héliopolis.

Des milliers de manifestants à Alexandrie ont atteint les portes de l’un des palais du président Moubarak, où la garde présidentielle a remis de l’eau et de la nourriture dans un geste apaisant « d’amitié » pour le peuple. Les manifestants ont également repris Talaat Haab Square dans le centre commercial du Caire tandis que des centaines d’universitaires des trois principales universités de la ville principale marchaient vers la place Tahrir en milieu de matinée.

Après la fureur exprimée pendant la nuit contre un Moubarak paternaliste et son discours profondément insultant - dans lequel il a parlé principalement de lui-même et ses états de services durant la guerre de 1973, sans mentionner si ce n’est que vaguement les fonctions qu’il avait prétendument déléguées à son vice-président, Omar Suleiman - les manifestations ont débuté hier au milieu d’un humour et d’une civilité extraordinaires. Si les sbires de Moubarak espéraient que son attitude quasi suicidaire de jeudi pousserait des millions de manifestants à travers l’Egypte à la violence, ils se sont trompés. Tout autour du Caire, les jeunes hommes et femmes qui sont le fondement de la révolution égyptienne se sont conduits avec toute la retenue que le président Obama avait maladroitement dit souhaiter hier. Dans de nombreux pays, ils auraient mis le feu aux édifices du gouvernement après un discours présidentiel aussi orgueilleux ; sur la place Tahrir, ils ont organisé des lectures de poésie. Et puis ils ont appris que leur adversaire malchanceux avait disparu.

Mais ce ne sont pas les versets en arabe qui gagnent les révolutions, et tous les Egyptiens savaient hier que l’initiative n’appartenait plus aux manifestants ni à l’ex-dictateur. L’avenir politique de l’Egypte se trouve à l’intérieur d’un groupe d’une centaine d’officiers ayant totalement abandonné leur ancienne fidélité à Moubarak - mise à rude épreuve par l’épouvantable discours de jeudi, sans parler de la révolution dans la rue. Un communiqué militaire hier matin a appelé à « des élections libres et équitables », ajoutant que les forces armées égyptiennes sont « dépendantes de la volonté populaire » et que les choses devait « retourner à la normale », cela signifiant que les révolutionnaires doivent plier bagages et laisser la place à une coterie de généraux se répartissant les ministères d’un nouveau gouvernement. Dans certains pays, on appelle cela un « coup d’Etat ».

Autour du palais abandonné de Moubarak hier matin au Caire, la garde présidentielle, une force distincte et puissante de paramilitaires au sein de l’armée, avait déroulé une masse de fils de fer barbelés autour du périmètre, empilant des sacs de sables et y plaçant derrière des soldats avec des mitrailleuses lourdes. Et des tanks. C’était un geste vide de sens digne de Moubarak lui-même. Car il avait déjà fui.

Mais les instructions des officiers aux soldats pour qu’ils prennent soin des manifestants semblent avoir été suivies à la lettre dans les heures précédant la victoire. Un lieutenant de 25 ans, d’abord officier dans le Troisième armée égyptienne, un jeune homme très instruit parlant couramment l’anglais, aidait les manifestants à vérifier l’identité des protestataires devant le ministère de l’Intérieur hier, admettant avec bonne humeur qu’il n’était pas sûr que les manifestations au Caire aient été la meilleure façon de parvenir à la démocratie. Il n’avait pas dit à ses parents qu’il avait été placé au centre du Caire de peur que sa mère n’ait peur pour lui, leur disant qu’il était consigné dans sa caserne.

Mais aurait-il tiré sur les manifestants dans une confrontation, lui avons-nous demandé ? « Beaucoup de gens me posent la question, répondit-il. « Je leur dis : ’Je ne peux pas tuer mon père, ma famille - vous êtes comme mon père et ma propre famille’. Et j’ai beaucoup d’amis ici. » « Et si les ordres étaient de tirer sur les manifestants ? » « Je suis sûr que cela n’arrivera pas », dit-il. « Toutes les révolutions ailleurs [qu’en Egypte] ont été sanglantes. Je ne veux pas de sang ici. »

Les soldats ont gagné leur droit à l’Histoire. Les Egyptiens du Caire se sont soulevés contre l’armée de Napoléon en 1798, ont combattu la monarchie en 1881 et 1882, ont organisé une insurrection contre les Britanniques en 1919 et en 1952, se sont rebellés contre Sadate en 1977 avec les émeutes de la faim, et contre Moubarak en 1986, où même la police a abandonné le gouvernement. Au moins quatre soldats de la place Tahrir se sont joints aux manifestants jeudi. Un colonel de l’armée m’a dit il y a une semaine que « l’un de nos camarades a tenté de se suicider » sur la place Tahrir. Les généraux qui se battent maintenant comme des vautours autour des restes du régime de Moubarak, doivent s’inquiéter que leurs propres soldats n’aient pas été contaminés par la révolution.

Quant à Omar Suleiman, son propre discours post-Moubarak jeudi soir a été presque aussi puéril que celui du président. Il a dit aux manifestants de rentrer chez eux - les traitant, selon les termes d’un manifestant, comme des moutons - et a dûment imputé aux « stations de télévision et aux radios » la violence dans les rues, une idée aussi absurde que la prétention de Moubarak - pour la énième fois - que « des mains étrangères » étaient derrière la révolution. Ses ambitions pour la présidence peuvent aussi s’arrêter là. Un autre vieil homme qui pensait qu’il pourrait stopper la révolution avec de fausses promesses...

Peut-être que l’ombre de l’armée est une image trop sombre à invoquer à la suite d’une révolution si monumentale en Egypte. La joie de Siegfried Sassoon [poète et écrivain anglais], le jour de l’armistice de 1918, la fin de la Première Guerre mondiale - où tout le monde aussi soudainement éclatait dans un chant - était sincère et mérité. Pourtant, la paix a conduit à de nouvelles souffrances immenses. Et les Egyptiens qui ont combattu pour leur avenir dans les rues de leur nation au cours des trois dernières semaines devront préserver leur révolution contre les ennemis internes et externes s’ils veulent parvenir à une véritable démocratie. L’armée a décidé de protéger le peuple. Mais qui va limiter le pouvoir de l’armée ?

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12 février 2011 - The Independent - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.independent.co.uk/news/w...
Traduction : Abd al-Rahim