La semaine dernière je me suis arrêté pour acheter des noix à Saïda, à un homme brûlé par le soleil, assis sur le trottoir de l’ancien souk. Comme les noix - douces, presque crémeuses à l’intérieur de leur coquille dure comme du fer - il venait de la ville syrienne de Bloudan.
Dans les années passées, je prenais le train à vapeur dans l’ancienne gare de Haj à Damas, pour aller jusqu’à Bloudan et Zabadani. La locomotive était tellement lente que les passagers pouvaient parfois sauter des voitures, cueillir des fruits puis remonter ensuite à bord. Bloudan était une sorte de station boisée, remplie de senteurs douces, avec des melons d’eau et des maisons en ciment brut, et de grandes affiches de Hafez al-Assad, le dictateur père de Bachar. Il y avait des camps d’entraînement palestiniens dans les collines et un quartier général régional de la Garde révolutionnaire iranienne - le Liban était seulement à huit miles de là - et les sentiers des contrebandiers allaient de Bloudan et Zabadani à travers tout l’ante-Liban jusqu’à la vallée de la Bekaa.
Bloudan est une ville chrétienne tandis que Zabadani est largement sunnite et les deux se sont retrouvées sur les lignes de front de la guerre en Syrie. Ces vieux sentiers de contrebande servent maintenant à faire transiter les dizaines de milliers de réfugiés syriens vers le Liban, ceux-ci ayant aujourd’hui atteint le nombre de 1,3 million dont au moins 780 000 ont été enregistrés par l’ONU. Cela signifie que le quart de la population du Liban est à présent composée de Syriens. C’est bien ce que l’on ressent aussi. Les pauvres mendient dans les rues de Tripoli, Beyrouth, Sidon et Tyr, tandis que les riches passent devant vous dans leurs belles voitures avec des plaques d’immatriculation indiquant qu’ils viennent d’aussi loin que Raqqa, Deir ex-Zour et Deraa. Quelques-uns des véhicules montrent des trous faits par des balles - comme c’était le cast des voitures libanaises pendant la guerre civile de 1975 à 1990 - et presque la moitié des gens que je rencontre dans une journée normale à Beyrouth, sont des Syriens.
Ils travaillent sur les chantiers de construction, dans la rue devant chez moi.
Il y a deux ans, ils soutenaient tous Bachar. Ensuite, les travailleurs les plus déshérités ont applaudi l’Armée syrienne libre comme leurs héros, et leurs contremaitres se sont avérés être des agents du renseignement pro-régime, les « mukhabarat » ».
Maintenant, la faction rebelle représentée sur les chantiers de construction est silencieuse - aucun islamiste parmi eux - tandis que les pseudo-flics se taisent. Les Syriens riches ont emménagé dans des appartements cossus du centre-ville. Je découvre parfois que lorsque je voyage de Beyrouth à Damas le week-end , la moitié des Syriens que je veux voir ne sont pas à Damas du tout. Ils passent le même week-end à Beyrouth.
Il y a beaucoup de raisons d’avoir honte dans cet afflux massif de réfugiés. Quand les Libanais ont fui vers la Syrie durant la guerre civile, ils ont été traités avec le plus grand soin par le régime. Maintenant, les Libanais n’apprécient pas les foules venues de l’Est. Les réfugiés sont battus dans les files d’attente dans les services d’’immigration, escroqués avec des loyers exorbitants et, dans certaines villes (chrétiennes, je suis désolé de le dire), interdits de rester dans les rues après 20 heures.
Les Palestiniens chrétiens de Damas vivent dans la misère, dans des baraques d’une pièce dans le seul camp de réfugiés palestiniens chrétiens à Dbayeh. Les Palestiniens sunnites de Syrie ont trouvé asile dans les taudis de Sabra et Chatila, où ils peuvent échanger leurs histoires horribles avec les histoires de massacre et de sauvagerie infligés à leurs frères et sœurs palestiniens de ce camp libanais abandonné aux mains des cruels alliés d’Israël, il y a de cela 31 ans .
Et il n’est pas difficile de comprendre pourquoi Najib Mikati, le Premier ministre sortant « fantôme » dans le gouvernement libanais tout aussi fantomatique, parle maintenant d’une « enquête » imposée à chaque syrien qui arrive au Liban, pour savoir s’il répond « aux conditions juridiques d’un réfugié » - quoi que cela puisse signifier - et les conséquences sont évidentes : ceux qui sont arrivés au Liban pour recueillir un soutien pour le régime de Damas ou pour la résistance syrienne seront jetés dehors.
Plus facile à dire qu’à faire. L’ex-général Michel Aoun et son « Mouvement patriotique libre » en grande partie chrétien veulent que la frontière soit fermée. Et puisque M. Aoun soutient Bachar al-Assad - et puisque la plupart des réfugiés au Liban sont des musulmans sunnites anti-Assad - vous pouvez comprendre pourquoi M. Aoun veut que la frontière soit bouclée.
Mais il y a des préoccupations plus profondes, qui touchent à la fois l’armée libanaise et les Forces de sécurité intérieure, les deux seules institutions qui fonctionnent réellement au Liban : que les grands camps de réfugiés qui se développent vers le bas de la vallée de la Bekaa puissent se transformer en Ein el-Helwehs miniatures.
Ein el-Helweh est un vaste camp de réfugiés palestiniens à Saïda, où 100 000 (sinon plus) réfugiés sont entassés dans des bidonvilles contrôlés par des milices palestiniennes armées, qui opèrent en dehors de toute loi au Liban. Soumis à de lourdes restrictions dans l’accès au travail, les factions palestiniennes dont le Hamas et l’OLP - mais aussi les islamistes, une faction d’Al-Qaïda et des membres de groupes musulmans - voulaient leur part dans une insurrection salafiste au nord du Liban, il y a six ans.
Un cancer dans le corps politique, du point de vue du Liban, mais un abîme de désespoir pour les 100 000 réfugiés dont les terres en Palestine ont été volées par le nouvel État d’Israël en 1948.
Mais l’armée libanaise craint maintenant que la prolifération de camps syriens dans la Békaa ne produise le même fruit amer : des groupes armés soutenant l’armée syrienne libre en perte de vitesse, ou le toujours plus puissant groupe musulman sunnite al-Nusra ou les affiliés à Al-Qaïda qui luttent pour « libérer » la Syrie du gouvernement de Assad.
Les Libanais ne peuvent pas se permettre de laisser les villes de tentes de réfugiés syriens se transformer en camps armés en dehors de la souveraineté du Liban, et être dirigés par des Syriens portant leurs propres armes, en dehors de toute loi.
Mais les Libanais peuvent-ils prévenir cette infection quand la souffrance des réfugiés syriens est d’une telle ampleur ? Samedi soir, j’ai rencontré trois Syriens - deux d’entre eux avaient à peine 14 ans - qui vendaient des roses blanches sur la Corniche de Beyrouth près de chez moi .
Amir est arrivé de Douma dans la banlieue de Damas, il y a un an. Sa jambe droite a été arrachée par un obus. Hadi et Hani sont deux frères venus de Hama. Hadi a perdu une main, coupée par un fragment d’obus il y a huit mois. Seul Hani n’a pas été estropié. J’ai acheté une rose blanche. Trois Syriens, un seul qui soit resté entier...
* Robert Fisk est le correspondant du journal The Independent pour le Moyen Orient. Il a écrit de nombreux livres sur cette région dont : La grande guerre pour la civilisation : L’Occident à la conquête du Moyen-Orient.
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14 octobre 2013 - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.independent.co.uk/voices...
Traduction : Info-Palestine.eu - Al-Mukhtar