Malgré une transition chaotique, une nouvelle Égypte post-révolutionnaire est en train de naître. Elle est plus sûre d’elle-même et met l’accent sur les questions de dignité nationale et de respect. En fait, le mot « Karama » - la dignité, en arabe - est désormais primordial dans le discours naissant.
Pour comprendre la période qui suit janvier 2011, il faut considérer la réelle transformation de la psychologie collective de la société égyptienne, qui sans équivoque remet en cause le stéréotype selon lequel les Égyptiens sont dociles et soumis.
Cela signifie que ni le président Morsi, ni les Frères musulmans, ni les salafistes, ni les libéraux, ni même les généraux du Conseil suprême des Forces armées (SCAF), ne peuvent conduire l’Égypte dans une unique direction correspondant à leurs propres intérêts. Ainsi les mots de Morsi sur la place Tahrir le 29 juin n’étaient nullement détachés d’une réalité faites d’attentes particulièrement fortes. Peu importe la forme de cette rhétorique ; Morsi ne pouvait se dissocier de ce que des millions attendent de lui. Il déclara : « je vais rétablir le libre arbitre de l’Égypte dans ses relations extérieures. Je vais supprimer tout ce qui représente une subordination à un pouvoir quelconque. L’Égypte est libre dans toutes ses actions et tous ses discours. »
Il est vrai que Morsi a déclaré aussi que l’Égypte allait honorer ses engagements internationaux - il est fort probable qu’il le fasse - et il a insinué que Camp David était l’un d’entre eux. Mais le traité de paix avec Israël n’est pas un « engagement » ordinaire. Il s’agit d’un traité exceptionnel signé sous d’immenses pressions et soutenu par de permanents pots-de-vin qui n’ont jamais été ratifiés par un parlement démocratiquement élu. Il a été problématique dès le début. Le traité a aliéné l’Égypte de son environnement arabe et a privé le pays de son rôle historique en tant que chef de file régional.
Toute l’entreprise s’est faite dans le secret et le manque de clarté. Pendant plus de 30 ans, cette entreprise a imposé une relation anormale entre les États-Unis et Israël d’un côté, et les dirigeants militaires et politiques de l’Égypte de l’autre. Le peuple égyptien n’a jamais été un élément pertinent dans ce traité, comme c’est encore et toujours le cas. Ceux qui contestèrent alors la normalisation avec Israël voulue par le président Anouar el-Sadate ont été terriblement punis. Pourtant, au fil des années, de larges segments de la société égyptienne ont contesté Camp David. Ils ne rejetaient pas la paix en soi, mais plutôt les conditions antidémocratiques et humiliantes des accords.
Sadate a alors prétendu représenter le « peuple égyptien ». Ce n’était bien sûr pas le cas, mais les États-Unis et Israël ont toujours perçu les pays arabes à travers leurs dirigeants. Le reste existait, mais n’avait jamais vraiment d’importance. Les pays occidentaux ont rapidement voulu profiter de la possibilité d’évincer l’Égypte de la lutte contre Israël, honorant généreusement Sadate avec des honneurs et des fonds. Il s’est vu remettre le Prix Nobel de la paix en 1978, avant même que le traité ne soit officiellement signé à Washington. Sadate se considérait alors comme le représentant non seulement de tous les Égyptiens, mais aussi de la « grande majorité des peuples arabes », prétendant répondre aux « espoirs de l’humanité. » Du point de vue pro-israélien en Occident, il n’était pas simplement un « pacificateur », mais selon les paroles du prédicateur évangéliste Pat Robertson, un « prince de la paix ».
Israël a pleinement profité du nouveau climat. En 1978, il envahissait les régions au sud du Liban et peu de temps après que la paix ne soit officialisée avec l’Égypte, il envahit le reste du pays, massacrant et blessant des milliers de civils. La guerre au Liban et la domination complète des Palestiniens sous occupation furent orchestrées par le chef du Likoud, Menahem Begin, jadis à la tête du gang terroriste de l’Irgoun. Mais Begin était devenu un ami, un compagnon avec qui on recevait le Prix Nobel de la paix, et un hôte bienveillant qui aimait parler de paix et d’amitié...
Camp David n’a jamais été un traité de paix entre deux nations, mais plutôt une monstruosité politique soutenue par des milliards de dollars venant des contribuables américains. Au fil des décennies, la question de Camp David n’a jamais vraiment été réglée. Israël comprit que pour que le traité soit maintenu, les Égyptiens devaient être forcés à la soumission par un régime dictatorial et les États-Unis comprirent que les dirigeants égyptiens devaient alors être pourvus en argent et autres avantages afin de rester à leur botte. Sur la base de cette idée, Israël est resté le plus fidèle allié de Moubarak, jusqu’à la fin. Quelques jours avant que Morsi ne soit intronisé, le Jerusalem Post a exprimé ce sentiment dans son éditorial : « Avec une junte gardant une forte emprise sur le pouvoir ... les relations entre l’Égypte et Israël sont plus susceptibles de rester stables que dans un scénario où à la fois le parlement et le siège de la présidence sont contrôlés par les islamistes. »
Israël est intéressé à maintenir le statu quo avec l’Égypte, ce qui l’aiderait à mener à bien ses projets militaro-colonialistes en Palestine et ses politiques agressives au Liban et dans toute la région. L’Égypte est peu susceptible de tolérer que cela continue encore longtemps, en particulier une fois que la lutte pour le pouvoir à l’intérieur de l’Égypte sera terminée et qu’un nouveau cours politique aura été clairement fixé.
Incapable de vraiment saisir le nouveau visage de l’Égypte, les médias dominants aux États-Unis propagent des discours néo-orientalistes se rapportant à la « laïcité versus islamisme » et autres généralisations grossières. Ces dogmes bien utiles permettent d’ignorer complètement le fait que la relation de l’Égypte au traité de Camp David - et avec Israël en général - ne sera pas déterminée par une fausse dichotomie entre des barbus religieux et des libéraux rasés de près sentant l’after-shave, mais par un nouvel état d’esprit révolutionnaire qui va continuer à traverser le pays pour des années.
Sur la place Tahrir, Morsi a proclamé : « Je tiens à souligner que le concept de sécurité nationale s’applique dans des perspectives relatives aux profondeurs de l’Afrique, du monde arabe, du monde musulman et du reste du monde. Nous n’abandonnerons pas nos droits, nous n’abandonnerons les droits d’aucun égyptien à l’étranger. Nos discours s’appliqueront dans nos relations extérieures. »
Les Égyptiens n’accepteront pas moins que cela et les promesses de Morsi sont précisément ce que Moubarak a étouffé toutes ces années. Avec cette feuille de route, il devient clair que la nouvelle Égypte est potentiellement « dangereuse ». Ce danger n’a rien à voir avec la religion du président ou de son parti politique, mais tient à l’idée même que la dignité nationale de l’Égypte - Karama - conduit le pays vers un changement de cap dans sa politique étrangère.
Si Israël s’avère incapable de comprendre cette nouvelle réalité, une confrontation deviendra plus que probable.
*Ramzy Baroud (http://www.ramzybaroud.net) est un journaliste international et le directeur du site PalestineChronicle.com. Son dernier livre, Mon père était un combattant de la liberté : L’histoire vraie de Gaza (Pluto Press, London), peut être acheté sur Amazon.com. Son livre, La deuxième Intifada (version française) est disponible sur Fnac.com
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10 juillet 2012 - Palestine Chronicle - Vous pouvez consulter cet article à :
http://palestinechronicle.com/view_...
Traduction : Info-Palestine.net - Claude Zurbach