Les guerres de Bush pour le pétrole : l’Asie Centrale
vendredi 11 avril 2008 - 06h:52
Hocine Malti - Algeria-Watch
Cette troisième partie traite de la politique américaine concernant les approvisionnements en pétrole (extraction et transport)en Asie Centrale.
Première partie : Les guerres de Bush pour le pétrole : l’Afghanistan
Deuxième partie : Les guerres de Bush pour le pétrole : l’Irak
- Plusieurs dizaines de milliers de partisans de l’opposition se sont rassemblés à Tbilissi, en Géorgie en novembre dernier. Le président pro-américain Mikhaïl Saakachvili a cependant été réélu en janvier de cette année, de façon probablement frauduleuse - Photo : Reuters
Les républiques d’Asie Centrale sont extrêmement riches en pétrole et gaz. Les compagnies pétrolières internationales se sont jetées en masse sur la région à la recherche de nouveaux gisements à exploiter, depuis l’éclatement de l’ex Union Soviétique. Les champs situés autour ou dans la mer Caspienne sont les plus prisés du fait de leur plus grande proximité de l’Europe et des marchés occidentaux ; des dizaines de milliers de kilomètres de gazoducs et d’oléoducs ont été construits ou sont en cours de construction depuis le début des années 2000.
L’impératif numéro 1 pour tous ces pipelines est qu’ils doivent traverser des régions sécurisées à défaut d’être sûres ; ils doivent aussi aboutir à des terminaux marins situés en pays ami. Or, de nombreux conflits ethniques et des guerres larvées (Nagorny Karabakh, Abkhazie, Tchétchénie, Ossétie ...) minent la paix dans toute la zone ; au sud, l’Afghanistan est loin d’être sécurisé, à l’est se trouve la Chine, au nord, la Russie et au sud ouest, on a l’Iran.
Il faut donc trouver le chemin le moins dangereux pour le passage des oléoducs et gazoducs, mais il faut aussi qu’il y ait un "gendarme" pour assurer la sécurité de ces installations. Qui va être ce gendarme, si ce n’est les Etats-Unis ? Quel meilleur motif invoquer pour permettre l’installation de l’armée américaine, si ce n’est le danger islamiste et la lutte contre le terrorisme international, incarné par l’organisation d’Oussama Ben Laden ? La tâche de l’administration américaine a été facilitée par l’animosité que cultivent tous les nouveaux pays indépendants de la région vis-à-vis de la Russie dont ils ont subi le joug durant près de 80 ans.
Ils étaient prêts à accepter "l’aide" de l’armée américaine, d’autant plus qu’elle est généralement accompagnée de quelques milliards de dollars, fournis sous forme de subventions ou de pots de vin. Dans le cas particulier de la Géorgie, on a assisté à une mise en scène semblable à celle orchestrée par le DRS algérien pour attirer les Américains dans le Sahel ; les autorités géorgiennes ont prétendu que des trafiquants, des terroristes internationaux - des tchétchènes et des djihadistes arabes en particulier - avaient envahi la vallée de Pankisi dans laquelle ils pénétraient depuis le nord, c’est-à-dire le territoire russe.
Elles ont alors sollicité l’assistance de l’armée américaine pour lutter contre ce danger. Washington a répondu à la demande en lançant une initiative spécifique intitulée GTEP (Georgia Train and Equip Program), qui a débuté en avril 2002, qui était dotée au départ d’un budget de 64 millions de dollars et qui avait une durée prévue de deux ans. Présentée officiellement comme un programme destiné à augmenter les capacités d’unités militaires géorgiennes sélectionnées qui fourniraient la stabilité et la sécurité aux citoyens de Géorgie et de la région du Caucase, le département de la défense la résumait ainsi : "Il s’agit de mettre en pratique la décision du président George W. Bush de répondre à la demande du gouvernement de Géorgie pour une assistance afin d’augmenter ses capacités de lutte contre le terrorisme et de remédier à la situation dans la vallée de Pankisi". Colin Powell, secrétaire d’Etat à l’époque rajoutait : "Nous essayons d’entraîner les troupes géorgiennes dans leur lutte contre les menaces qui existent dans les gorges de Pankisi." C’est donc bien dans ces gorges que se trouvait ce grand danger représenté par l’épouvantail Al Qaïda, tout comme au Sahel aujourd’hui.
Cependant sur le terrain les choses étaient autres. Richard Reeve, spécialiste de la Géorgie au sein du groupe Jane’s Intelligence, qui publie la fameuse revue du même nom écrivait : "Je ne pense pas que la vallée de Pankisi ait jamais constitué une menace. Maintenant que l’on ait voulu « tromper » les Américains pour les entraîner dans cette aventure, je n’en sais rien. A moins qu’ils n’aient voulu être trompés, ce qui est une autre affaire." Les réfugiés tchétchènes (plus de 200 000 sont installés dans la vallée) ont toujours affirmé qu’il n’y avait ni terroristes, ni bandes armées dans la vallée. Même les officiers géorgiens ont fini par admettre que ces gorges étaient sûres, même si elles ont abrité, à certains moments, quelques djihadistes venus aider les Tchétchènes.
Au plan officiel, le gouvernement géorgien tenait lui à démontrer qu’il "nettoyait" la vallée, car s’il avait admis que le "nettoyage" était terminé, il aurait fallu alors qu’il mette fin au programme GTEP et à la présence de l’armée américaine, ce qu’il ne voulait faire, pour des raisons de realpolitik. On a appris aussi bien plus tard, après la fin du programme, que l’armée américaine avait installé dans la zone, un centre d’écoute spécialisé avec des auditeurs arabisants qui ont travaillé 24h/24h pendant des mois, sans repérer une présence quelconque de combattants arabes. Ils ont finalement quitté la place.
Pourquoi les Américains se sont-ils néanmoins focalisés sur la vallée de Pankisi ? C’est dans cette vallée que se trouve la base aérienne de Vasiani, située à moins d’une heure de vol du territoire russe, dans laquelle se sont installées les troupes américaines pour ne plus la quitter, même après l’achèvement du programme GTEP. Cette base a aussi l’immense avantage d’être à moins d’une cinquantaine de kilomètres du tracé d’un très gros pipeline, le Bakou - Tbilissi - Ceyhan, dont nous parlerons un peu plus loin.
Le programme a démarré, sur le terrain, en mai 2002 avec la préparation de 6 bataillons de l’armée géorgienne pour la mission qui allait être officiellement la leur, celle de lutter contre le terrorisme international. Quelques mois plus tard, le commandant du corps d’armée US, le major Scott Campbell admettra publiquement devant les journalistes américains venus l’interviewer, que la formation dispensée par les marines sous ses ordres n’incluait, à vrai dire, aucune technique de lutte contre le terrorisme. Il déclarait froidement : "Il ne s’agit pas de les aider à pourchasser les commandos d’Al Qaïda dans les gorges de Pankisi."
Mais que faisaient alors les soldats américains dans cette région ? Comme à l’habitude, là où il y a du pétrole, on trouve l’armée américaine. Dans ce cas particulier, les Marines assuraient la sécurité des gisements pétroliers situés dans la mer Caspienne attribués à un consortium de multinationales et celle du pipeline Bakou - Tbilissi - Ceyhan par lequel est évacuée la production. C’est en septembre 1994, qu’a été signé avec le nouveau gouvernement azéri ce que BP a appelé le contrat du siècle. Ce contrat donne le droit à l’Azerbaïdjan International Operating Company (AIOC) d’exploiter le complexe des gisements offshore de Azéri - Chirag - Guneshli (ACG), situés en mer Caspienne et dont les réserves sont estimées à 5,3 milliards de barils.
L’AIOC est un consortium composé des compagnies suivantes : la britannique BP, les américaines Exxon et Unocal, la norvégienne Statoil, la compagnie nationale azéri Socar, la turque TPAO et d’autres encore avec de minuscules pourcentages de participation. Le consortium a ensuite lancé dans la foulée la construction de l’oléoduc destiné à évacuer le pétrole produit vers le port turc de Ceyhan sur la mer Méditerranée. Il a créé, pour ce faire, un autre groupement de sociétés, dénommé consortium du BTC, composé des mêmes entreprises plus quelques nouvelles américaines.
De tous les trajets possibles le consortium a retenu le plus cher ; le pipeline BTC est long de près de 1800 kilomètres, il a une capacité de 50 millions de tonnes par an en première phase (l’équivalent de la production totale de l’Algérie), il s’élève à trois reprises à plus de 2400 mètres d’altitude, franchit des régions connues pour leur instabilité, traverse un parc naturel, celui de Borjomi en Géorgie - une fuite y provoquerait une catastrophe écologique majeure ; son cheminement évite ainsi la Russie, l’Afghanistan, l’Iran ainsi que la traversée du Bosphore. Sa construction a coûté pas loin de 4 milliards de dollars US. Trois pays, l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie sont concernés par le BTC qui constitue un cas unique dans les annales mondiales des relations entre les multinationales et les pays hôtes.
Le consortium a réussi à imposer aux trois pays traversés un cadre légal, composé de deux accords : un premier, l’IGA (Inter Governmental Agreement), qui est un accord passé entre les pays eux-mêmes et un second, le HGA (Host Governmental Agreement), qui représente l’accord passé entre chaque pays hôte et le consortium ; tous deux comportent des conditions inédites et absolument draconiennes. Ainsi le HGA, stipule dans une de ses dispositions : « ... Si quelque accord ou traité national ou international, si une quelconque législation, arrêté, promulgation, décret, accession ou autorisation, toute autre forme d’engagement, de politique, de déclaration ou de permission a pour effet de porter atteinte, d’entrer en conflit ou d’interférer avec la réalisation du projet ou d’en limiter, diminuer ou affecter négativement la valeur ou un quelconque droit, privilège, concession, indemnisation ou protection accordés par cet accord ou provenant de celui-ci, un changement de loi doit être envisagé ... Les autorités de l’Etat doivent prendre toute mesure à leur portée pour restaurer l’équilibre économique ... »
L’IGA, signé en novembre 1999, indique lui que : « Par le présent accord, chaque état déclare et certifie que le projet de pipeline ne comprendra aucun service destiné au public dans son ensemble sur son territoire qui aurait pour but de satisfaire les besoins courants de la population. Sur son territoire, le projet n’est pas conçu, ni ne requiert de fonctionner au service ou dans les intérêts du public. » Le HGA et l’IGA ont été ratifiés par les parlements des trois pays et resteront en vigueur 50 ans. Que dire de plus, si ce n’est que le consortium BTC est un état dans l’état et que sa volonté prévaut sur toutes les lois de chacun des trois pays, dans lesquels il est présent.
La voilà donc la véritable raison de la présence de l’armée américaine dans les gorges de Pankisi. C’est d’ailleurs déjà bien avant le 11 septembre que les néo cons se demandaient comment envoyer des "conseillers" militaires US dans la région. En février 2001, la Rand Corporation, un think tank privé mais financé par le gouvernement US, annonçait que la protection du pipeline nécessiterait d’améliorer les capacités militaires de l’Azerbaïdjan et de la Géorgie. "L’Occident sera obligé de fournir la formation et les équipements militaires nécessaires aux armées de la région du Caucase qui ne sont pas préparées pour assurer la sécurité du pipeline" disait-elle dans un de ses rapports. Le ministre des affaires étrangères azéri disait la même chose.
Quant aux supporters du projet ils annonçaient que l’instabilité chronique de la Géorgie était le plus grand risque pour l’oléoduc, car le pays traînait, à leurs yeux, les séquelles de guerres passées, souffrait d’un très haut degré de corruption et avait une ligne politique imprévisible. Ils pensaient donc déjà, à cette époque, à évincer le jour venu le responsable de cette imprévisibilité, le président Edouard Chevardnadze. Pour répondre à toutes ces "sollicitations", le gouvernement américain a envoyé des milliers de soldats non seulement en Géorgie, mais aussi au Kirghizstan (base aérienne de Manas), en Ouzbékistan (base militaire de Karshi), au Tadjikistan, au Kazakhstan et en Azerbaïdjan. Comme de bien entendu, les Américains annonçaient à qui voulait les entendre que la mise à disposition de ces "conseillers" et de cette "assistance" n’avait rien à voir avec la protection de leurs intérêts pétroliers ; elle n’était destinée qu’à aider ces pays à se protéger contre les grands méchants d’Al Qaïda et à instaurer la démocratie, version américaine. Tout comme en Irak.
Dans le courant de l’année 2003, alors même que le programme GTEP tirait vers sa fin, intervenue en avril 2004, le président géorgien Edouard Chevardnadze avait tenté de rééquilibrer sa politique étrangère en se rapprochant à nouveau de la Russie. Il était donc devenu "imprévisible", il fallait s’en débarrasser. L’administration de George W. Bush actionna cette fois-ci le National Democratic Institute (NDI) qui a organisé, manipulé et téléguidé la "révolution" dite "Révolution des roses" au cours de laquelle des milliers de manifestants extrêmement bien organisés, bien dotés en matériels informatique et en moyens de télécommunications et audiovisuels, ont organisé le siège de la présidence durant des jours et des jours jusqu’à pousser Edouard Chevardnadze à la démission.
Le Wall Street Journal reconnaissait d’ailleurs dans son édition du 24 novembre 2003 que la chute du régime géorgien était l’ ?uvre des ONG américaines qui ont financé et entraîné des jeunes géorgiens à entamer un coup d’Etat pacifique. Le NDI est au plan officiel une organisation non gouvernementale américaine, présidée par l’ex secrétaire d’Etat de Bill Clinton, Madeleine Albright et financée par le milliardaire George Soros. En réalité, c’est une officine dont la véritable activité est de mener des actions subversives dans les pays de l’ex bloc de l’Est et de les déstabiliser jusqu’à les faire basculer définitivement dans le clan occidental, américain de préférence.
Le NDI avait fait auparavant ses preuves en Serbie en manipulant là aussi un groupe de jeunes rassemblés au sein du mouvement Otpor (Résistance), qui ont mené eux aussi leur coup d’Etat pacifique qui a abouti à l’éviction de Slobodan Milosevic du pouvoir. Après la Géorgie où le "mouvement de jeunes" prit le nom de Kmara (Assez), on retrouvait le NDI en Ukraine où la "révolution orange" était pilotée par le mouvement Pora (C’est le moment). Il n’échoua qu’en Biélorussie où le mouvement Zubr (Les aurochs) ne réussit pas à renverser le régime en place. Il est à signaler que tant à Belgrade qu’à Tbilissi les opérations de déstabilisation des pouvoirs en place ont été conduites sous la supervision directe de l’ambassadeur des Etats-Unis en poste au moment des faits qui se trouve avoir été le même dans les deux cas, Mr. Richard Miles.
Tout comme ils avaient fait avec Zoran Djindjic en Serbie, trois années auparavant, le NDI et l’ambassade américaine à Tbilissi ont propulsé Mikheil Saakashvili, un jeune politicien de 37 ans sur le devant de la scène et lui ont fourni l’assistance technique et financière nécessaire pour créer son propre parti, le Mouvement national démocrate, qui n’est que la vitrine légale du mouvement subversif Kmara ; ils financèrent aussi sa campagne électorale à l’élection présidentielle de janvier 2004. Il fut élu président de la république, grâce à l’armada de spécialistes en communication qu’ils mirent à sa disposition, aux moyens audiovisuels qu’ils lui fournirent et aux millions de dollars qu’ils injectèrent dans sa campagne.
La même opération a eu lieu au mois de janvier dernier quand Mikheil Saakashvili a été réélu, pour la seconde fois, président de la république. Des doutes sérieux ont cependant été émis par de nombreux observateurs quant à la sincérité de ce scrutin.
On ne sera pas surpris d’apprendre que Mikheil Saakashvili est farouchement pro occidental, qu’il a été boursier du Département d’Etat des Etats-Unis, qu’en tant que tel, il a fait des études à l’Ecole de droit de Columbia et qu’il est docteur en droit de l’Université George Washington. Il a également travaillé aux Etats-Unis, à New York, au cabinet d’avocats Patterson Balknap Webb & Tyler avant de rentrer au pays et de se lancer en politique.
Le GTEP était terminé, mais l’armée américaine n’a pas pour autant quitté le pays. C’est bien au contraire une coopération à plus long terme qui a été instaurée, à la demande de la partie géorgienne nous disent les sources américaines. Cette nouvelle collaboration a pour but de restructurer l’armée géorgienne, institutionnaliser les standards militaires, les systèmes et surtout la doctrine US au sein de l’armée. Avec cette dernière étape avant l’intégration à l’OTAN, la boucle était bouclée. La menace Al Qaïda a, en fin de compte, permis la prise de contrôle du pouvoir politique, puis celle de l’armée.
21 mars 2008 - Algeria-Watch - Vous pouvez consulter l’intégralité de cet article à :
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