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Échapper à la Mumana’a et à la contre-révolution américano-saoudienne : Syrie, Yémen et visions de démocratie (2/2)

vendredi 16 septembre 2011 - 06h:36

Fawwaz Traboulsi - Jadaliyya

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Historien et écrivain libanais, Fawwaz Traboulsi a étudié à l’université américaine de Beyrouth et à la School of Oriental Studies à Londres. Il acheva ses études supérieures par la rédaction d’une thèse de doctorat soutenue en 1993 à l’université de Paris VIII et intitulée Identités et solidarités croisées dans les conflits du Liban contemporain. Il est actuellement professeur à la Lebanese American University (Beyrouth). Il a été le cofondateur de l’Organisation d’Action Communiste au Liban en 1970 et a entretenu des liens étroits avec des dirigeants socialistes de la République Démocratique et Populaire du Yémen (Yémen du Sud).

Source

Entretien avec Fawwaz Traboulsi

Propos recueillis par Ahmad Shokr et Anjali Kamat, le 2 septembre 2011

Seconde partie

Voir la première partie

AS/AK : Les révoltes dans le monde arabe ont posé un énorme défi à la politique d’investissement de plusieurs décennies des États-Unis dans une stabilité autoritaire pour protéger les intérêts américains dans la région. Quelles ont été vos attentes initiales sur la façon dont les soulèvements allaient affecter la politique US au Moyen-Orient ? Et quels ajustements vont être nécessaires pour maintenir l’influence politique américaine ?

FT : Je pense que les deux logiques de la politique américaine au Moyen-Orient - stabilité et négociations de paix - ont été sérieusement ébranlées. Elles sont sérieusement malmenées en Égypte, au Yémen, et à la frontière Nord d’Israël. Aussi, avant même de parler de l’impact de la crise économique aux USA sur leur diplomatie dans le monde arabe, il nous faut reconnaître qu’il y a échec dans les arènes essentielles de la politique US dans la région.

Il ne fait aucun doute que la vision de la politique états-unienne dans le monde arabe a été très atteinte, et d’abord par le cours de l’invasion de l’Irak, laquelle avait été présentée au départ comme des vacances de deux semaines où les Irakiens allaient recevoir les GI américains sous les fleurs, mais qui s’est terminée au lieu de cela par une situation catastrophique. L’armée US a laissé un Irak détruit. Elle y a encore 50 000 soldats mais ne sait toujours pas quoi en faire. La plupart des responsables et partis politiques irakiens tiennent à ce que ces troupes restent en place parce qu’ils doutent de l’unité et de l’efficacité de l’armée irakienne qui reste divisée par des considérations ethniques et sectaires majeures.

Un autre problème est le conflit israélo-arabe. Nous avons un retournement complet, non seulement du processus de paix mais, je vais même jusqu’à dire, de toute cette formule, la terre en échange de la paix, qui a dominé les négociations au cours des dernières décennies. L’État israélien, l’armée et la plus grande partie de l’opinion publique israélienne en sont arrivés à la conclusion que celui qui offre la paix est celui qui peut faire la guerre. Pour le moment, l’armée israélienne (soutenue par les États-Unis) en est une qui peut faire la guerre, pas celles des États arabes. Le slogan politique arabe officiel - la terre en échange de la paix et la normalisation - sur lequel s’est basée l’initiative de paix arabe sous l’égide saoudienne en 2002, est aujourd’hui inutilisable. Il n’a abouti à rien. Actuellement, nous connaissons une situation où le Président Obama a répété à maintes reprises que les États-Unis étaient pour un État palestinien. N’empêche que dans quelques semaines les États-Unis pourraient bien opposer leur veto à la tentative de reconnaissance d’un État palestinien (ou, plus précisément, à une Autorité palestinienne) en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.

La position états-unienne sur les révoltes arabes est, dans le meilleur des cas, de défendre le statu quo, d’obtenir que les peuples quittent la rue, d’appeler au dialogue entre les oppositions officielles et les régimes en place et, au bout du compte, de soutenir les régimes présidentiels modérés avec un rôle clé de l’armée. Les États-Unis soutiennent le pluralisme sans démocratie (si par démocratie on entend que les représentants élus ont pouvoir sur l’autorité exécutive). C’est ce que démocratie veut dire, alors je ne vois rien qui montre qu’elle rentre dans un quelconque programme américain, quelles que soient les illusions des islamistes et des démocrates libéraux de croire que (pour le meilleur ou pour le pire) les USA peuvent imposer un régime démocratique de l’extérieur.

AS/AK : Dans l’ensemble, êtes-vous assez confiant dans cette saison révolutionnaire à travers le monde arabe ?

FT : Eh bien je pense que nous ne devrions pas appeler cela le Printemps arabe. Cela laisse l’impression que quelque chose de miraculeux aurait dû arriver, ou va arriver dans quelques mois. Pour un pays qui a été pendant trente à quarante ans sous ces régimes, une chose est évidente, c’est que nous ne reviendrons pas à ce que nous étions. La question est qu’il existe deux visions de la démocratie. L’une est le pluralisme avec de lourdes restrictions sécuritaires et un rôle central pour l’armée, dans un système présidentiel avec toutes sortes de médias et un pluralisme des partis politiques. C’est le meilleur résultat que peut obtenir l’Administration US quand il s’agit de régimes militaires populistes. Et c’est ce qui en jeu pour la Syrie, la Libye et l’Égypte.

Je ne pense pas que nous puissions espérer plus au Yémen. Et pour le reste du Golfe, il s’agit de préserver le statu quo. On ne touche pas à la région de sécurité pétrolière, on réprime simplement, on envoie l’armée saoudienne et on réprime la rébellion au Bahreïn. Arrêt complet. On réprime les prémices de rébellion en Oman.

L’autre vision de la démocratie est un programme démocratique véritable avec un gouvernement civil, fondé sur des élections libres dans le cadre soit d’une démocratie parlementaire soit d’un système de contrôles et d’équilibres entre exécutif et parlement.

Ce que la plupart des gens ne disent pas, c’est que ceci s’est presque réalisé au Maroc, où des manifestations massives ont obligé le roi à faire de grandes concessions qui ont transformé la monarchie semi-absolue en une monarchie constitutionnelle. Mais c’était toujours une monarchie constitutionnelle basée sur un exécutif. Alors, l’opposition au Maroc a proposé une monarchie constitutionnelle parlementaire. Ce ne sont pas encore des républicains. Mais peut-être que l’on peut obtenir une meilleure démocratie à partir des monarchies que des ex-républiques, parce que nos républiques sont devenues des monarchies sanguinaires héréditaires. Donc, au Maroc, ce n’était pas suffisant d’accepter même une monarchie constitutionnelle et cela, à très peu de frais. Oui, il y a eu un manifestant tué, mais l’effet a été très intéressant. La bataille ne s’est pas arrêtée là. Elle montre que vous pouvez arracher des concessions et vous en servir pour continuer le combat et parfois obtenir plus de ces régimes, sans nécessairement renverser le régime tout entier.

AS/AK : Une discussion sur les visions de la démocratie semble essentielle dans le contexte arabe actuel. Pour revenir à la Syrie, pourquoi y en a-t-il certains à gauche, et particulièrement ici au Liban, qui semblent hésitants à condamner sans équivoque le régime al-Assad et sa répression des manifestations ? D’une part, beaucoup ont été aussitôt solidaires des exigences populaires syriennes pour la liberté et la dignité, surtout quand ces exigences ont été réprimées brutalement. Mais d’autre part, l’argument que la Syrie sert de contrepoids aux intérêts impériaux américains au Moyen-Orient semble toujours recueillir une certaine adhésion. Quelle est votre réaction ?

FT : Eh bien, quelqu’un de gauche de sérieux commencerait par l’économie et se rendrait compte que de nombreux problèmes en Syrie sont liés à l’acceptation de Bashar al-Assad de néolibéraliser son économie, comme je l’ai déjà mentionné. Il n’y a rien de progressiste dans le régime d’al-Assad à cet égard.

S’agissant de politique étrangère, une façon de réagir à ce débat est tout simplement de décrire le rôle de la Syrie dans l’arène régionale et internationale. La Syrie est définie généralement par des gens de gauche naïfs et des nationalistes par le terme mumana ?a’. C’est un mot très utile dans la langue arabe, qui signifie que vous voulez quelque chose et que, en même temps, vous ne le voulez pas. Il est utilisé pour caractériser la relation entre la Syrie et les États-Unis.

En mai 2003, aussitôt après le début de la guerre contre l’Irak, l’ancien secrétaire d’État américain, Colin Powell, s’est rendu en Syrie où il aurait présenté un certain nombre de conditions au Président Bashar al-Assad. Premièrement, couper les relations avec l’Iran. Deuxièmement, arrêter d’armer le Hezbollah. Troisièmement, fermer les bureaux en Syrie du Hamas, du Jihad islamique et du Front populaire pour la libération de la Palestine. Et, quatrièmement, cesser d’envoyer des djihadistes en Irak. De toutes les conditions présentées par Powell, nous connaissons au moins celles-ci.

Maintenant, mon raisonnement est très simple. La plupart de ces questions liées au fait que la Syrie sert prétendument de contrepoids aux intérêts US ne sont plus pertinentes. Commençons par l’Irak. La Syrie ne facilite plus l’envoi de djihadistes vers l’Irak depuis que l’année dernière, la guerre est entrée dans une nouvelle phase après le retrait de troupes de combat américaines. Le gouvernement syrien a soutenu le même candidat au poste de Premier ministre d’Irak que les États-Unis, l’Arabie Saoudite et la Turquie : Iyad ?Allawi. En fait, ce sont les Iraniens qui, finalement, avaient conclu un pacte avec l’Administration US et qui ont proposé le retour de Nuri al-Maliki. Donc, le rôle supposé de la Syrie comme mumana ?a’ en Iraq s’est terminé avec les Américains et les Syriens se tenant du même côté pour imposer un nouveau régime.

Sur la Palestine, le récent accord de réconciliation Hamas/Fatah et l’annonce du dirigeant du Hamas, Khaled Mesh’al où il se dit prêt à donner à Israël une chance pour la paix, signifient que le rôle de la Syrie dans son soutien à l’alliance anti-Oslo a pris fin. Il a pris fin quand la Syrie a officiellement déclaré le mois dernier qu’elle reconnaissait un État palestinien dans les frontières de 1967. Donc la Syrie n’est plus une force anti-Oslo.

Sur le Liban, s’agissant du soutien de la Syrie au Hezbollah comme atout dans les négociations pour reprendre le contrôle du plateau du Golan. C’est toute l’histoire. Si on lui donne une chance, le régime syrien reprendra très certainement le plateau du Golan et le Hezbollah, en retour, adoptera une position très modérée quand la Syrie et le Liban seront entrés en négociations pour une paix avec Israël. Mais le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a fait voler en éclats les perspectives d’une paix libano-syrienne avec Israël (tout comme il a anéanti la possibilité d’une paix israélo-palestinienne). Alors, à quoi servirait à la Syrie d’utiliser le Hezbollah comme atout pour récupérer le plateau du Golan quand le Golan n’est pas en première place des négociations.

Enfin, à propos de l’Iran, tout pays normal dans le monde dirait à l’Administration US que deux États indépendants ont tout à fait le droit d’avoir des relations propres, sans ingérence de puissances étrangères.

Je ne connais pas d’autre région où la Syrie est supposée prendre une position « anti-impérialiste » ou « antisioniste » (ou anti tout ce que vous voulez). Le régime syrien a été anti-impérialiste vis-à-vis de la guerre en Irak au début, et, en quelque sorte, cela l’a aidée à atteindre ses objectifs. Maintenant, l’armée américaine est partie, et il n’y a plus de pressions sur le régime syrien. L’aventure américaine en Irak était censée conduire à la chute du régime syrien. Ça n’a pas été le cas, le régime a survécu.

AS/AK : Alors, en sommes-nous réduits à choisir entre les démocraties libérales soutenues par l’Occident contre des autocrates qui brandissent la bannière de l’anti-impérialisme ? Ou la vague de soulèvements populaires peut-elle inspirer et inciter la gauche arabe à envisager des éventualités démocratiques qui ne se terminent pas par une subordination impériale, ou des stratégies de résistance qui ne soient pas ancrées dans le populisme autoritaire ?

FT : La gauche a une longue tradition de complaisance avec les dictateurs - légitimée par des idées comme « la dictature du prolétariat », etc. - et je pense que nous n’en sommes pas vraiment guéris. La gauche arabe a fait alliance avec des régimes répressifs dans le passé. Pendant longtemps, le régime syrien a été vu comme un régime qui représentait la fermeté et la résistance, le seul pays où les partis communistes étaient tolérés (naturellement, avec de lourdes contraintes). Donc, il y a une longue tradition où elle a imaginé le socialisme comme quelque chose de non démocratique. Beaucoup à gauche n’ont pas dépassé cette histoire. Certains ne veulent pas la démocratie, la rejetant comme « bourgeoise » et comme une forme de contrôle par les États-Unis. A la place, ils veulent quelque chose qui ressemble à la démocratie soviétique, mais ils veulent quelqu’un pour la leur donner. D’autres croient que la démocratie peut se réaliser par une intervention étrangère ou simplement par quelques changements constitutionnels.

Autant que je sache, et il m’arrive d’être historien, les peuples ont payé un prix fort pour la démocratie. La démocratie est un processus révolutionnaire. Vous ne pouvez pas exporter la démocratie ; ou vous l’instaurez, ou vous ne l’instaurez pas. Nous en voyons la preuve dans le monde arabe, où le peuple a payé un prix élevé pour gagner des avancées démocratiques ou anti-autoritaristes fondamentales, comme le renversement de présidents séculaires et leur traduction devant la justice (en supposant que nous parvenions à poursuivre le procès de Hosni Moubarak ou celui par contumace de Zine al-Abidine Ben Ali). Donc, les gens qui veulent se voir livrer la démocratie ou qui continuent de soutenir des régimes autoritaires, eh bien laissons-les attendre. La démocratie est un processus historique qui prend des années - elle peut éventuellement ne pas fonctionner dans certains endroits, et en d’autres, réussir seulement partiellement. Voilà comment les choses fonctionnent.

Aussi, ceux de gauche qui ne veulent pas accepter de payer le prix collectif en temps, en efforts et en sacrifices, pour passer de la dictature à la démocratie, ou qui rejettent la démocratie libérale sur la base de ses échecs en Europe occidentale et aux États-Unis, ceux-là devraient nous fournir une meilleure formule de démocratie populaire. Elle a été tentée en Union Soviétique et en d’autres endroits et il en a résulté, malheureusement, une dictature. Si je ne peux parvenir à une démocratie directe, je me contenterai historiquement de ce qui est appelé habituellement démocratie bourgeoise. De plus, il est utile de souligner que la démocratie bourgeoise est le résultat du combat de la classe ouvrière, en Europe et aux États-Unis, et que ce n’est pas la bourgeoisie qui l’a créée. La bourgeoisie avait au départ accepté de limiter sa représentation politique avec le suffrage masculin, une conception étroite de la démocratie qui a été par la suite transformée par les révoltes, les mouvements de masses, et les révolutions qui ont donné ce que l’on appelle aujourd’hui la démocratie bourgeoise.

Fawwaz Traboulsi est l’auteur de nombreux articles et ouvrages dont :
- A History of Modern Lebanon (Londres, Ann Arbor : Pluto Press, 2007),
- Sourat al-fatat bil-lawn al-ahmar (L’image du jeune homme en rouge ; publié à Beyrouth par Riad El-Rayyes 1997),
- Wou’oud ?Adan (Les promesses d’Aden ; Beyrouth, Riad El-Rayyes, 2000),
- Dhofar. Chahâdat min zamân al-thawra (Dhofar. Témoignage de la période révolutionnaire ; Beyrouth, Riad El-Rayyes, 2004).

Fawwaz Traboulsi a publié une anthologie des écrits de l’intellectuel libanais Farès Chidiaq et a continué son oeuvre d’historien en publiant l’histoire sociale de la ville libanaise de Machghara dont sa famille est originaire (Qamar Machghara ; Beyrouth, Riad El-Rayyes, 2004). Il vient de publier les 12 volumes du dictionnaire généalogique des familles du Proche-Orient de Issa Iskandar al-Maalouf. Fawwaz Traboulsi a aussi fait oeuvre de traducteur et a récemment traduit en arabe des ouvrages de Fréderic Jameson.

2 septembre 2011 - Jadaliyya - traduction : JPP


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