Les Palestiniens, les Arabes, les musulmans... et les autres
samedi 8 septembre 2012 - 06h:00
Hamadi Essid - REP N°34 Hiver 1990
Depuis la rencontre par l’Occident chrétien de l’Islam, les musulmans et les Arabes n’ont cessé d’être « l’autre », rejetés au-delà de la vérité, de l’éthique, de la morale, de la civilisation, devenue par définition chrétienne.
- Liban 1982 - Combattants de l’Organisation de libération de la Palestine - Photo : Dominique Faget/AFP
Il ne s’agit pas d’une altérité étrangère, exotique, rassurante mais d’une présence voisine et menaçante par tous les aspects de la proximité, miroir et révélateur d’un autre soi-même, un négatif en quelque sorte du chrétien, une hérésie, une remise en question qui trouble, qui fascine et qui, surtout, exaspère.
« L’Occident chrétien », pendant des siècles croisé, prétendant à la propriété de la Terre sainte, puis colonial, toujours avec la justification de « la civilisation », se découvre, après la Deuxième Guerre mondiale, judéo-chrétien par une opération politique d’autorédemption. Pour le malheur des Arabes et des Palestiniens, fus-sent-ils, eux, les premiers chrétiens et, presque sûrement, les derniers Hébreux, cette opération coïncidait avec et promouvait le triomphe du sionisme et l’appropriation par l’Occident juif, avec la complicité de l’Occident désormais judéo-chrétien, de la terre trois fois sainte mais dont la sainteté n’était plus qu’une légitimation de l’exclusivité juive israélienne.
Jamais plus, le problème palestinien et sa perception par l’Occident n’échapperont à cette équation : la revanche contre le Sarrasin et le prix à payer au juif pour le règlement du contentieux antisémite actif et son expression la plus monstrueuse, l’Holocauste.
Il ne me semble faire aucun doute que le sionisme politique se rendra compte un jour, non seulement du préjudice que son activisme aura coûté aux juifs, mais aussi de ce que l’indulgence de l’Occident pour Israël et son appui à l’émigration juive auront eu de pernicieux et, par là même, de révélateur de la nature véritable de ses rapports avec les juifs. Des juifs sionistes et non sionistes l’avaient déjà décelé depuis les débuts de l’émigration et, de Akham A’had à Alfred Lilienthal, en passant par Moshé Menuhin, ont essayé de le révéler à leurs coreligionnaires, sans grand succès alors mais avec, semble-t-il depuis peu, une audience de plus en plus favorable, en Israël et en Amérique notamment.
Je ne doute pas non plus que les juifs sionistes s’apercevront un jour qu’ils se sont trompés de cible et que la tentative vaine de faire payer aux Palestiniens et aux Arabes l’effroyable traitement que l’Occident chrétien leur a réservé depuis des siècles est non seulement une erreur tactique mais aussi une faute historique et morale.
L’accompagnement médiatique à l’action sioniste d’occupation puis de légitimation populaire d’Israël s’est, entre autres, appuyé sur un certain nombre de constantes :
occulter le Palestinien et le dissoudre dans une identité globale arabe qui contribue à le sortir, en tant que Palestinien, de la mémoire et à le pousser vers des frontières physiques et psychologiques qu’Israël pourra redéfinir au fur et à mesure de son expansion ;
soustraire le Palestinien à son environnement chrétien et lui soustraire, ainsi qu’aux autres Arabes, toute dimension chrétienne, point de rencontre possible avec l’Occidental et point de rupture de la justification culturelle donnée à la complicité opportuniste christiano-juive ;
séparer, dans la relation de l’histoire du monde arabo-musulman, le juif arabe des autres Arabes, effacer tout leur passé commun pour faciliter la présentation du juif comme une victime naturelle du musulman et de l’Arabe, dans le but de replacer le conflit arabo-israélien dans le cadre d’un complot historique contre les juifs.
A ce propos, les tentatives de créer, pour les juifs sépharades dans l’Espagne musulmane, une histoire autonome, connaît des proportions dans la désinformation que l’on ne pouvait imaginer possibles dans une Europe si médiatisée et qui, l’expérience nous le prouve, atteignent, malgré l’énormité du projet, leur cible et font école. Pour parler de la redécouverte par les Espagnols de leur passé arabo-andalou dont la dimension juive était importante et totalement intégrée à notre histoire, E. Schemla a trouvé le moyen d’écrire deux pages dans le Nouvel Observateur sans jamais citer les mots « Arabe » ou « musulman ». Les huit siècles d’histoire arabe de l’Espagne devenant ainsi, par une substitution magique, exclusivement juifs. L’exemple n’est pas isolé, des colloques, des séminaires, un projet même de grande réunion européenne sur le sujet tendent vers le même objectif : imposer à l’imagination la certitude qu’une réconciliation entre juifs et Arabes est impossible, ce que la mémoire d’une coexistence harmonieuse aurait pu démentir.
De ce point de vue, la question palestinienne s’insère dans la logique du conflit historique entre l’Occident et le monde arabe, l’Occident chrétien et l’Islam. Elle est dans le prolongement des croisades, des conquêtes coloniales, des guerres de décolonisation. Le problème palestinien ne peut être soustrait aux campagnes médiatisées contre l’Islam que nous avons vécues ces dernières années et que nous continuons de subir aujourd’hui. Historiquement, parce qu’il fait partie du contentieux culturel et psychologique du conflit global et ponctuellement, parce que, d’une manière ou d’une autre, chaque événement négatif ayant rapport à la religion, à la civilisation du monde arabe et musulman, aura des retombées sur la perception, par l’Occident, de la question palestinienne.
L’équation Palestiniens égalent terrorisme n’avait pas tant besoin des actions armées, des détournements d’avions pour s’imprimer dans l’imaginaire des Occidentaux ; et le choix par l’OLP de la solution diplomatique, de la stratégie du dialogue, les déclarations d’Alger et de Genève ne l’effaceront pas pour autant. « Terrorisme palestinien » est encore une réactualisation du slogan : « L’Islam a conquis par le sabre et le feu. » Les bombes intégristes en France ont été autant de bombes contre les intérêts palestiniens, de même que l’affaire Rushdie. A ce propos, « l’affaire du voile islamique », dans laquelle toute la société française s’est mobilisée contre deux écolières qui tenaient à garder un fichu sur la tête en classe, est un exemple caractéristique de désinformation puisque aussi bien le même foulard qu’on trouve si seyant sur les traits exquis de Benazir Bhutto, musulmane victorieuse, devient, pour un principal de collège rigoriste, le signe de la lutte contre la laïcité, pour Gisèle Halimi, un voile aliénant, symbole de la soumission de la femme, et pour Elizabeth Badinter, un tchador, uniforme de la violence intégriste et annonciateur des exigences futures des islamiques réclamant bientôt les cinq prières à l’école et les vacances de Ramadan. Autant d’incidents qui gonflés, surmédiatisés, ravivent l’esprit des guerres saintes et rejettent le musulman, donc l’Arabe, donc le Palestinien, de l’autre côté de la civilisation, en lui ôtant, encore une fois, le droit d’en revendiquer les normes, les lois, pour lui-même.
Le plus étonnant, et qui n’est pas si paradoxal dans une ère où le slogan porte et devient réalité perçue, est que la conjonction Palestinien égale terroriste ayant été tournée en pléonasme, toute action terroriste, où qu’elle se produise et quelle qu’en soit la cible ou l’origine, fait référence à lui, même lorsqu’il en est la propre victime. Pendant des heures, et avant qu’Israël s’en confirma, non sans triomphalisme, le commanditaire officiel, l’assassinat d’Abou Jihad, voté par le gouvernement israélien et exécuté par ses services secrets, était imputé aux Palestiniens et retourné contre eux par l’ambassadeur d’Israël à Paris et, naturellement, replacé dans le conflit historique entre la civilisation occidentale qui trouve ses dernières frontières à Tel-Aviv, et les Arabes qui, « depuis les Haschischins, ont une tradition de l’assassinat politique ».
L’ambassadeur d’Israël ne se trompe pas à vouloir diluer la cause palestinienne dans « la menace des intégristes musulmans contre les intérêts occidentaux et la civilisation chrétienne que représente l’État juif ». Aussi futiles qu’ils puissent paraître, il s’agit là d’arguments porteurs parce que semés sur un terrain déjà préparé à les recevoir, et à les féconder.
Il serait dangereux de hausser les épaules devant ce qui, dans ce combat contre le Palestinien, l’Arabe, le musulman, nous semble dérisoire, peu crédible et ne concernant qu’une minorité. L’évêque intégriste et schismatique, Monseigneur Lefèbvre, est traité avec un mépris amusé par les médias quand il dit que « les musulmans ont pour obligation religieuse d’assassiner les chrétiens » et qu’ils enlèvent les femmes européennes pour les exporter vers les maisons closes de Casablanca ». Il ne s’en voit pas moins offrir le moyen de le faire devant dés millions de téléspectateurs en France, en Belgique, en Suisse et ailleurs et n’en conforte pas moins, chez un grand nombre, les images déjà présentes et qui ne demandaient qu’à être soutenues et légitimées, sinon par un prêtre, fût-il excommunié, du moins par l’icône télévisuelle.
De l’autre côté de l’éventail idéologique en France, la Fédération de l’Éducation nationale (FEN) rejoint les intégristes en fabriquant, au nom de la défense de la laïcité, des valeurs républicaines et de la civilisation occidentale, des images aussi falsificatrices : voilà le Coran devenu, par la force du mot téléporté dans les foyers, les bureaux, les écoles, une arme terroriste et « une menace pour la laïcité ». Il ne s’agit pas du livre bréviaire d’idéologies fondamentalistes, mais du Coran référence de la langue arabe et ayant servi, depuis l’avènement de l’Islam, à son enseignement. Le Coran que, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, André Miquel décrit comme ayant porté « à sa forme suprême la philologie, la lexicographie, la grammaire, l’art de la lecture et de la prononciation qui vont fixer ainsi, à partir du phénomène coranique, ce que notre tradition orientaliste, fidèle sur ce point à l’idéal musulman lui-même, appellera l’arabe littéral, ou littéraire, mieux encore : classique ». Un autre grand arabisant, William Marçais, ne disait-il pas : « L’arabe possède un avantage sur les autres langues : il a une prose, une poésie et aussi le Coran. »
Tous ces amalgames montrent à quel point il peut paraître vain de vouloir, ne serait-ce que dans le cadre de la communication, dégager ce qui n’est que l’un de ses aspects - la cause palestinienne - ;de la fatalité du conflit de civilisation avec le dernier « Est » qui reste à l’Occident dans son ensemble, car ce que l’on appelle encore g les pays de l’Est » ne sont pas exempts de cette équation.
C’est cela aussi qui explique que les fabricants d’images - journalistes, scénaristes, cinéastes, écrivains occidentaux (mais aussi malheureusement arabes !) n’ont jamais permis au Palestinien d’accéder à la phase d’humanisation, c’est-à-dire qu’il devienne, par la magie des manufactures de mythologie moderne, notamment de la télévision, cet être humain avec qui l’Occidental pourra s’identifier parce qu’il est capable d’éprouver les mêmes sentiments que lui, de ressentir les mêmes peines et surtout d’accéder, par les injustices qu’il subira, à la qualité de victime qui le rendrait digne de sa charité, de sa compassion, de son amour...
Dans les écrits des chrétiens pro-sionistes français comme, par exemple, Jacques Soustelle, la conclusion est là, sous-jacente mais claire, elle peut se résumer en quelques phrases : « Regardez ce qui se passe aujourd’hui en France avec Émigration arabe et musulmane, souvenez-vous de notre expulsion d’Algérie par les fellaghas arabes et musulmans, ce Palestinien arabe et musulman n’a au fond que ce qu’il mérite... »
Il ne s’agit pas dans tout cela d’un effet de l’éloignement géographique, c’est la distance en termes de civilisation, plus tragiquement en termes d’humanité, qui nous sépare et qui fera du mort palestinien une abstraction à laquelle on réagira au mieux en termes juridiques, lors même que l’évocation d’un étudiant tchèque blessé ou d’un jésuite salvadorien torturé atteindra dans sa chair l’opinion publique de l’Occident profond. Le refuznik a un visage, un nom, un passé et un rêve d’avenir partagé par l’opinion publique internationale qui, à peine son sort lui est-il révélé, le portera, par sa compassion, son enthousiasme, ses pétitions, ses manifestations, à bout de bras, jusqu’à ce que justice lui soit rendue ; alors que le banni palestinien, à peine cité, s’estompe, devient une ombre incertaine, vouée à l’oubli, un nombre dans les dossiers de quelques juristes sans influence.
Il y a là quelques-uns des éléments qui expliquent la difficulté de la tâche du communicateur arabe. Il lui faudra toujours commencer par convaincre de son humanité, de sa civilisation, de laisser fouiller jusqu’au plus profond de lui-même pour assurer qu’il ne porte plus rien des armes « islamiques » de la conquête de l’Occident. Il lui faudra se montrer digne d’user, lui qui est par définition l’autre, du droit et de la justice, outils judéo-chrétiens occidentaux, civilisés, puisque moraux et éthiques, pour expliquer et défendre la cause palestinienne qui, par la répétition de la suggestion médiatique, s’oppose et l’oppose naturellement à l’Occidental et au judéo-chrétien.
N’oublions surtout pas, à ce stade, le rôle de symbole fantasmatique que joue Poitiers comme frontière de la civilisation, siège de la victoire sur l’autre, théâtre de la salvation du « nous ». « Pour moi, les Arabes, c’est Poitiers et, à Poitiers, ils étaient de l’autre côté. » Cette phrase que je ne me lasse pas de citer et qui émane d’un homme politique éminent de la droite française, Jean-Claude Gaudin, est significative de la séparation historique entre le « eux » et le « nous », séparation localisée en un endroit physique, un lieu sacré où se matérialise depuis l’attitude spontanée de l’opinion publique au sujet de l’Arabe et du musulman. Le rappel par les historiens sérieux que Poitiers et sa légendaire bataille ne sont qu’un mythe ne fera qu’en confirmer encore plus le sacré.
Il est bien sûr inutile de chercher loin d’autres exemples de cette dualité dans la perception occidentale de l’événement lié à Islamo-arabe et dans l’interprétation « judéo-chrétienne » de l’information qui le concerne. Dans la confrontation entre deux nationalismes, l’arménien et l’azéri, les médias s’engagèrent spontanément, et avec enthousiasme, du côté de l’Arménie chrétienne dans « ses revendications nationales justes » quant à l’enclave du Nagorni Karabakh, mais quand les Géorgiens refusèrent l’autonomie de leur territoire aux musulmans de Mar-meuli, l’information s’empressa d’ajouter ces revendications, pourtant au moins aussi justes et aussi nationales, au dossier de la persécution musulmane des chrétiens de la région.
Le problème libanais n’a jamais autant suscité de sympathie en France que quand il s’est posé en termes de confrontation islamo-chrétienne ou, plus précisément, d’attaques contre « le pays chrétien ». De ne pas se conduire en chrétiens, selon les normes déterminées par opposition à leurs concitoyens d’autres confessions, a valu au président élu, aux députés et à tous les Libanais de religion chrétienne de Beyrouth-Ouest d’être occultés par les médias. Les chrétiens d’Orient trouvent, dans la classe politique française, de Le Pen à Léotard, un soutien indéfectible pour peu qu’ils se soustraient à leur identité arabe et que leurs revendications soient contre le musulman ou celui qui tient lieu de représentant de ou de substitut à Arabo-musulman. Celui-là peut, au demeurant, être lui-même chrétien mais de religion seulement ; un Libanais chrétien, dès lors qu’il met en avant qu’il est Libanais, n’est plus chrétien. A la mort du président Moawad, c’est, pour la presse, le « Liban musulman » qui prit le deuil et le « général chrétien » Michel Aoun qui ne reconnaissait en René Moawad qu’un homme politique libanais. Dans la relation des funérailles, les milliers d’habitants de Zghorta accompagnant la dépouille étaient privés de la qualité de « chrétiens » pour ne pas contredire la notion que « le pays chrétien » est tout d’un côté et que, de l’autre, il ne peut y avoir que des musulmans, l’islam étant l’identité de l’autre, celui qui ne pense pas, n’agit pas comme un chrétien, fût-il chrétien. Ainsi, dans l’opposition Hraoui/ « général chrétien-Aoun », on souligne l’idée que le premier, ne pensant pas comme il devrait, n’est déjà plus chrétien.
De la même manière, cette reconnaissance du chrétien en Orient s’arrête évidemment aux frontières de la Palestine car on ne peut être chrétien et se définir par opposition au judéo-chrétien de « Israël, frontière du monde occidental », pour citer une dernière fois François Léotard. Car ici s’arrêtent la compassion, la générosité de l’action humanitaire et la reconnaissance des droits de l’homme des corps constitués et des ministères ad hoc, de Malhuret à Kouchner. Ici prend fin le combat universel de SOS Racisme dont le secrétaire général pourra raconter que l’Intifada est un scénario mis en scène et joué pour les caméras de la télévision.
Privé du cheval de bataille communiste dans l’auto identification à l’Occident et à ses valeurs démocratiques etc., et un peu embarrassé par la difficulté, en pleine Intifada, de présenter comme une menace commune le Palestinien tabassé à Gaza ou déporté vers le Sud-Liban, le sionisme activiste se tourne vers l’islam, de nouveau bouc émissaire. De toute façon, il inclura le Palestinien. L’ambassadeur d’Israël, invité à se prononcer sur « l’affaire des foulards », avait déjà apporté avec lui un exemplaire du journal al-Qabas qu’il exhiba en prenant le téléspectateur à témoin de « l’inconvenance des propos du représentant de la Ligue arabe, replaçant cette campagne dans le perspective des croisades et de la guerre d’Algérie ». En citant cet argument pour le pourfendre, il sait qu’il se replace lui-même, et ce qu’il représente, du côté des valeurs sûres, chrétiennes, nostalgiques et anti-arabes. Quant à Annie Kriegel, voilà qu’elle dote les musulmans et les Arabes de ce lobby puissant et efficace dont ils rêvent depuis longtemps et qui serait capable, selon elle, non seulement d’influer sur la politique arabe de la France, mais de façonner une politique islamo-arabe de l’Europe, avant même la construction de l’Europe : « Shamir sait pertinemment que l’Europe, sous la pression de ses vingt millions d’immigrés musulmans, et la France en particulier, plus enfermée que jamais dans son pré carré par le double poids de l’hégémonie allemande au nord et de la poussée arabo-africaine islamique au sud, ne peuvent rêver qu’à une politique “ méditerranéenne ”, “ arabe ” qui leur donne un peu d’air et d’importance sans que cela constitue une véritable contribution à la recherche d’un compromis au Proche-Orient » (Le Figaro, 21 octobre 1989).
L’attitude de l’Occident socialiste n’échappe pas à ces syndromes ataviques. Loin s’en faut, car les rapports du monde slave avec l’Islam portent, outre le poids de la dualité historique chrétien/musulman, celui des conquêtes de l’Ottoman et son refoulement, que célèbre encore le croissant transpercé par la croix sur les clochers orthodoxes, et l’histoire de violence, de guerres, de reconquête qui font du musulman l’archétype de l’adversaire mythique. A cette perception populaire du musulman, s’ajoutent, depuis l’avènement des démocraties populaires, plusieurs niveaux d’équivoques, entretenues de part et d’autre, pour nous cacher, les uns aux autres, les différences essentielles qui ne manqueront pas d’éclater au grand jour avec la révolution démocratique actuelle et de faire éclater des alliances contre nature.
Si la « religion marxiste » n’a été, dans le monde arabe, un opium que pour une marge réduite de l’intelligentsia et de l’establishment politique, « l’amitié entre les peuples » préconisée par les régimes de l’Est est encore le slogan (qui s’effiloche) d’une alliance tactique avec des régimes arabes bien obligés de choisir, entre les deux camps, celui-là seul qui s’opposait à l’impérial-colonialisme dont ils étaient, directement, les victimes.
Il ne s’agit pas de nier l’intérêt qu’eut, à l’ère de la colonisation, pour le tiers monde et le monde arabo-musulman, le bloc socialiste, ni la force que celui-ci tira en retour de cette même partie du monde, mais l’absence d’engagement idéologique commun dans ce rapprochement ne fit jamais de doute pour aucune des deux parties et fit planer dans les relations entre elles une continuelle méfiance que seul l’intérêt arrivait à camoufler. Ni son appartenance historique à l’Occident chrétien, ni le souvenir de ses affrontements avec les armées de l’Islam, et souvent son occupation, ni sa colonisation de vastes contrées islamiques ne prédisposaient le bloc de l’Est, dans sa perception globale, à la confiance dans un monde arabo-musulman dont il savait l’aversion pour l’athéisme d’État, le peu de sympathie pour le communisme et l’attachement à des valeurs traditionnelles identitaires totalement étrangères au matérialisme moderniste de l’idéologie marxiste en action.
Au niveau des Etats, il fallait donc s’accommoder d’une amitié de circonstance entre adversaires idéologiques. Si le vers d’al-Mutanabi, « Une des frustrations qu’impose la vie à l’homme est un ennemi de l’amitié de qui on ne peut se passer », peut s’appliquer aux relations avec les pays communistes, il en faudrait sûrement un autre pour exprimer la frustration de beaucoup d’Arabes de ne pas pouvoir être sans réserve les amis de l’Amérique.
Cette amitié pour les Arabes, qui ne fut que conjonction d’intérêts, restait en tout cas, dans les pays de l’Est européen, à un niveau qui ne descendait pas au-dessous de la classe politique. Si, chez les peuples arabes et musulmans, il y avait pour le bloc de l’Est une sympathie fondée sur la reconnaissance, les peuples des pays socialistes européens, de la Pologne à l’Union soviétique, avaient, eux, pour les causes arabes une sympathie de commande. Or, dès les premiers contacts - en Egypte lors de la construction du barrage d’Assouan -, cette « solidarité » commença à s’abîmer et aujourd’hui, n’en doutons pas, va laisser la place à ce qui ressemble déjà à un rejet, comme est et sera rejeté, et pour longtemps, par les peuples qui chaque jour arrachent un peu plus de liberté et ouvrent un peu plus l’espace démocratique, tout ce qui leur était imposé par leurs régimes autocratiques et qu’ils identifient aux « erreurs du passé » et de leurs gouvernants. Le virage à droite vers un christianisme égocentrique chargé de fantasmes ataviques comme en Pologne, les tentatives pathétiques d’identification avec « l’autre Europe » vont faire des Arabes les premières victimes de la démocratisation de l’Est, au niveau des peuples, mais aussi au niveau des pouvoirs qui envisagent leur avenir dans un rapprochement avec leurs voisins européens, leurs frères chrétiens-occidentaux.
L’Union soviétique, quant à elle, semble regarder déjà vers un bloc futur, inédit, qui au-delà des deux Europes réconciliées rapprocherait, par l’intérêt commun, les deux Grands. Dans le projet de perestroïka, il entre depuis bien longtemps une stratégie de la séduction que Gorbatchev pratique avec le plus évident des cynismes et qui fait que, pour bien convaincre les Américains, il lui faut se débarrasser des amis encombrants d’une part et traverser avec succès ce passage obligé que constitue Israël, allié très spécial des États-Unis. Cela va expliquer la nouvelle politique arabe de l’Union soviétique qui ressemblera de plus en plus à une absence et qui s’est traduite déjà par un certain nombre de signes et d’actions clairement déchiffrables.
En tout état de cause, ce qui semblait déjà un désengagement vis-à-vis de la Syrie, considérée comme le principal allié arabe de l’URSS, a été explicitement traduit par l’ambassadeur d’Union soviétique lui-même comme le passage d’une politique de soutien à une attitude réaliste et sans concession, et néanmoins exprimée en des termes qui ne laissent aucune équivoque sur ce que le monde arabe pourra attendre dorénavant de Moscou. Mais déjà, depuis l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev, nous avions compris que sa politique de rapprochement avec l’Ouest, et particulièrement les États-Unis, ne pouvait s’encombrer d’alliés gênants, c’est-à-dire ayant des contentieux avec les pays occidentaux. La discrétion soviétique lors de l’attaque de Tripoli par l’aviation américaine était un des signes précurseurs du changement de cap de la politique arabe de l’Union soviétique.
Le rapprochement soviéto-israélien, traduit symboliquement, depuis quelques semaines, par l’inauguration d’une ligne aérienne directe Moscou-Tel-Aviv, représente déjà, avec l’autorisation accordée de plus en plus facilement à des juifs soviétiques d’émigrer vers Israël, une complication de plus pour le règlement de l’affaire palestinienne. Mais plus significatif encore est le manque d’enthousiasme montré par Moscou sur ce qui fut son propre projet, adopté plus tard par le consensus arabe et par la Communauté européenne : la conférence internationale pour la paix au Proche-Orient. Moscou entend de plus en plus considérer le monde arabe comme un marché et un pourvoyeur de « devises fortes », selon l’expression en forme d’avertissement on ne peut plus clair de l’ambassadeur Zotov.
De l’effondrement du système du parti unique à la levée du rideau de fer et au rapprochement Est-Ouest, le monde communiste est en train de connaître une mutation fondamentale ; l’Europe de l’Ouest sera unie d’ici trois ans, les frontières physiques et psychologiques tombent un peu partout l’une après l’autre, les économies se libéralisent, l’information circule de plus en plus librement, l’ère des idéologies se termine. La nouvelle menace, une fois de plus, vient d’Orient : elle est arabo-musulmane. Les titres de la presse, pris au gré des événements les plus futiles, sont révélateurs : « Faut-il avoir peur de l’Islam ? » « Croisade des enseignants contre le voile islamique », « Coran : le barbare », « La colère des vengeurs d’Allah », « Ne capitulons pas »...
Toute cette réactivation de « l’autre islamique » ne manquera pas d’englober le Palestinien et sa cause. Le conflit israélo-arabe est, par extension, islamo-occidental : dans un dessin politique du Figaro, une main jette une dague en forme de croissant vers une cible en forme d’étoile de David, l’objectif étant encore et toujours de replacer la cause du Palestinien à l’intérieur du conflit entre l’Occident pacifique et l’Orient menaçant. Quand nous rappelons vainement aux responsables d’associations juives en France qu’il faut, avec les Arabes et les musulmans, mener une lutte commune contre le racisme et l’exclusion en mettant entre parenthèses le conflit israélo-arabe, afin que notre solidarité contre l’ennemi commun puisse contribuer à notre efficacité, l’esquive révèle un projet : il faut que le juif et les causes qu’il représente, auxquelles il s’identifie et en premier lieu Israël, soient du côté de l’Occident. Ce projet, l’exclusion de l’Arabo-musulman le sert, et encore plus sa culpabilité.
Le nouveau président du CRIF, Jean Kahn, s’inquiète de « la renaissance d’un foyer antisémite en Europe », probablement devant la ferveur christiano-centrique retrouvée après une longue frustration en Pologne, dans les Etats baltes, en Allemagne de l’Est. Puis, il glisse naturellement vers « l’intégrisme musulman [qui] menace l’ensemble du monde occidental », marque les distances entre « les juifs qui sont contre toutes les formes d’intégrisme et de haine » et les musulmans, et « refuse fermement tout amalgame de la pratique religieuse des juifs de France avec celle d’un intégrisme islamique dont on connaît les sinistres conséquences... » Dans un discours où « la fidélité idéologique des juifs français à Israël » tient une place fondamentale, on ne peut manquer de retrouver, une fois de plus, la stratégie de l’amalgame, de l’exclusion, de la séparation : d’un côté le judéo-chrétien, Israël, Occident et de l’autre les Arabes, les musulmans, les Palestiniens.
Ce qui peut-être nous sépare le plus aujourd’hui du monde occidental, c’est que la liberté y est consolidation du consensus à l’échelle des États et des peuples. L’Occident semble revenir aujourd’hui au creuset commun de sa civilisation et cela, dans le respect des particularismes. Chez nous, la liberté est souvent indépendance, refus, opposition, c’est-à-dire individualisme, les particularismes ne sont plus un apport au commun, ils sont prétexte pour s’en distinguer, s’y opposer.
A la veille de cette nouvelle révolution de l’Occident, qui est en Europe de l’Ouest, restructuration, union, et, en Europe de l’Est, dé-révolution, libération, avec quelle liberté irons-nous à la rencontre de ces nouvelles libertés ? Par quelle union allons-nous répondre au défi de l’union ? Et sur quelles bases pouvons-nous, malgré notre disparité, dialoguer avec une Europe de la communauté ?
On voudrait pouvoir cerner toutes les facettes d’un problème complexe, par exemple ne pas omettre d’évoquer la persistance du mythe orientaliste dans l’évocation de l’image de l’Arabe, les accoutrements de son altérité, leur influence sur la perception occidentale de ses problèmes, le refus pervers de désigner le maghrébin français par son arabité, la volonté de l’enfermer dans une identité religieuse de « Français musulman », de le maintenir dans la permanence d’« émigré » ou le qualifier du néo-exotique « beur » ; on voudrait aussi pouvoir philosopher sur ses rapports avec le temps, pourquoi son sens de l’éternité lui donne une mémoire différente de celle du juif, l’une fouette et l’autre berce, l’une se projette dans le futur en prospective, en stratégie, l’autre en rêve, en illusions. Cela nous entraînerait bien au-delà des limites de cette réflexion ; il nous faudra bien, cependant, envisager un projet commun pour faire face aux changements qui, à l’échelle planétaire, se précipitent et nous commanderont nécessairement d’agir si nous ne voulons pas continuer à nous laisser surprendre et à nous contenter de réagir.
Face à ce monde occidental en plein bouleversement, qui ne se contente plus de l’Oural à l’Atlantique mais pousse jusqu’au Pacifique, devant l’effondrement des idéologies, l’échec de l’économie dirigée et des planifications collectivistes, alors qu’il ne reste plus des projets aussi grandioses des « non-alignés » que la grandiloquence et que le tiers-mondisme perd ses parrains, comment le monde arabe se prépare-t-il à ces nouveaux défis ? Comment voit-il la confrontation avec un Occident multiplié, bouleversé géographiquement et philosophiquement, à la fois libéré et retrouvant des fantasmes traditionnels ?
Or, de tous nos handicaps, aujourd’hui, peut-être le plus grave est-il justement que, du moins à l’échelle collective arabe, nous n’ayons pas pris conscience de la portée de ce qui se passe en Occident et qui trouve pourtant son écho aussi loin qu’en Chine. Peut-être, pour être plus justes, devrons-nous dire que nous n’avons pas conscience de l’effet de ce qui se passe ailleurs dans le monde sur notre propre devenir ; ce qui explique que nous nous en préoccupons rarement, que nous ne sommes, pour ainsi dire, jamais suffisamment préparés pour en atténuer le choc et le canaliser à notre avantage. De fait, alors même que les peuples arabes sont directement en contact, par l’éclosion sur nos toits des antennes paraboliques, non seulement avec l’événement occidental, mais avec nos propres événements interprétés par l’Occident et de sa traduction de notre histoire. Nous continuons à vivre sur deux registres, celui de notre propre discours, dont nous feignons de croire au sacré, et celui d’une iconographie « étrangère » que nous voulons croire sans effet sur nous et dont nous écartons magiquement la menace.
Une de nos erreurs est aussi d’isoler les différents cas qui entrent dans notre problématique avec l’Occident les uns des autres et de les soustraire, dans notre tactique, au conflit global qui nous oppose à l’Occident et qui, bien sûr, est d’ordre culturel et civilisationnel et plus précisément, de l’ordre de la communication. Or, comment communiquer avec l’autre ? Comment communiquer à l’autre ce qu’il est si difficile, institutionnellement, de communiquer entre nous ? Dans ce que nous appelons le « consensus », il y a la soustraction des non-dits excédentaires et un plus petit commun dénominateur fragile et modifiable sans préavis. Ce qui explique que « la cause palestinienne » ou « la cause arabe » ou « la cause de l’Islam » est quelque chose de suffisamment puissant, à un certain niveau, pour créer sa propre crédibilité mais dont l’interprétation idéologique ou opportuniste, c’est-à-dire tactique, et sa traduction par les Palestiniens, les Arabes, les musulmans sont la principale faiblesse.
Il ne s’agit pas, à l’ère des révisions, de continuer à gloser sur l’état des structures de notre union, mais de penser aujourd’hui à notre réconciliation avec nous-mêmes, à une relecture rationnelle et dépassionnée (ou bien autrement passionnée) de notre arabité comme espace de civilisation dans lequel l’Islam, dimension spirituelle et culturelle, joue, pour tous, un rôle déterminant mais qui englobe cette richesse incommensurable qu’exprime chez nous le chiite, le chrétien, le juif, participant, dans le respect, l’estime, l’égalité, à la construction du demain commun et répondant efficacement au défi de l’Occident.
Dans les tentatives, souvent réussies, de diviser le monde arabe, de le tribaliser pour mieux en manipuler les différences, c’est aussi l’Occident qui a transformé notre communauté de culture, de langue, d’histoire et d’aspirations en rassemblement, racial ou religieux, solidaire contre les minorités. Alors, le chrétien arabe se voit sollicité de se joindre à la civilisation occidentale, le Kabyle se voit dégagé de l’arabité, comme d’une erreur de l’histoire, une injustice, par une opération de promotion, le Kurde est distingué de l’Arabe et, bien évidemment, le juif finit par ne s’identifier, fût-il de la même culture multiraciale et multiconfessionnelle, que par opposition à l’Arabe. Un des amalgames les plus surprenants de l’histoire contemporaine de la France a été d’étendre le terme de « pieds noirs », qui désigne les Européens installés en Algérie et revenus en Europe après l’indépendance, aux Krief, Boutboul, Haddad, Nedjar, Sabbagh, Sayagh, Bennassayagh..., juifs indigènes, arabes et berbères, même d’avant la conquête arabe du Maghreb. Cette soustraction, certains parmi eux, comme parmi les berbérophones, les Kurdes, les maronites, les coptes, la jugent sûrement comme un moyen de mieux et plus facilement être acceptés par la société de l’Occident chrétien et de se débarrasser de ce handicap que constitue le fait d’être de l’autre côté du miroir.
Il ne s’agit pas bien sûr de nous décharger de nos erreurs sur l’Occident mais d’expliquer comment nous avons ouvert à l’Occident la brèche par laquelle il a pu transformer son hostilité en une action perverse et efficace. Il est évident que nous-mêmes, par notre propension à sacraliser le discours qui nous tient parfois lieu d’idéologie, n’avons pu gérer nos différences et sommes tombés dans le piège de l’arabité monolithique, rompant ainsi sa vocation d’idéal. Nous avons rejeté tout ce qui n’était pas entièrement nous-mêmes, et notre presse, alors même qu’une tentative de reconsidérer la communication s’élabore, continue à rejeter le chrétien arabe avec l’étranger, le juif avec l’Israélien et même, depuis quelque temps, le chiite avec l’iranien.
Jusqu’ici, dans nos réunions, nos colloques, nos symposiums, le discours activiste a tenu lieu de stratégie. Parce que nous ne concevons le long terme que dans l’éternité et le court terme dans l’instant, nous avons été incapables de nous préparer aux changements des autres. Le « communiqué commun » semble être la finalité de notre consensus, l’objectif de nos réunions extraordinaires, la profession de foi se substituant à l’action. C’est logique, car l’action est dynamique et le mouvement a besoin de liberté. Liberté, voilà ce qui manque à l’action arabe commune. Les organisations inter-arabes ont la force fragile du consensus et en portent le poids écrasant. Leurs définitions se sont estompées avec l’encre des traités qui les ont fait naître. Elles demandent à être revues, corrigées, libérées de nos contradictions et dynamisées par notre foi en la nécessité de porter notre voix, c’est-à-dire de communiquer notre cause et la rendre crédible par la communion de nos efforts.
Qui peut répondre à la question « Que serons-nous face à l’Europe de 1993 ? » et à celle, plus vaste encore, qui, sans doute, la suivra ? Quel centre arabe d’études stratégiques peut nous délivrer de notre aliénation à la menace israélienne qui nous coûte si cher, en armes, en temps perdu, en vies humaines sacrifiées dans l’attente du pire qui n’est jamais celui que l’on a prévu ? Quel centre étudie les besoins de la nation arabe en céréales, en médicaments, en instituteurs pour l’an 2 000 ? Qui connaît les véritables besoins de nos émigrés souvent perdus pour les deux cultures ?
En attendant de poursuivre cette réflexion et d’apporter quelques éléments de réponse à toutes ces questions, n’est-ce pas là un exemple du travail communautaire que l’on attend de nous et qui contribuera à clarifier les termes de notre dialogue avec nous-mêmes et préparer notre futur dialogue avec l’Autre ?
C’est dans cette perspective de l’histoire, de la culture et de la civilisation que se place un événement, apparemment jugé anecdotique par la presse qui l’a négligé, et qui eut lieu en juillet dernier à Tolède, espace symbolique s’il en est, entre Arabes, Palestiniens et Israéliens, musulmans, chrétiens et juifs, venus de Palestine et d’Israël, mais aussi du Maghreb, du Liban, de Syrie et de Immigration européenne et américaine. Ces retrouvailles, au-delà du symbole humain, de la portée politique, exprimaient une exigence, celle du juif qui, dans l’errance, se réclame d’une arabité des entrailles, qui n’est pas seulement nostalgie d’un passé vécu mais d’un passé qui l’a parfois précédé et qui se rappelle à lui en une lancinante présence. Des juifs nés en Irak, au Maroc, en Libye, entendaient au-delà d’un demi-siècle d’injustices, de violence, de malentendus, reprendre leur identité de la terre, de la langue, retrouver leurs repères, se réconcilier avec eux-mêmes en se réconciliant avec les autres Arabes ; mais il y avait aussi, et c’est là le signe le plus fort qui nous appelle, de jeunes sabras, nés en Israël, n’ayant jamais connu de pays arabe, qui se sont découverts porteurs d’une parcelle de la mémoire collective qui, sur cette terre, même devenue israélienne, les poussait à creuser, à la recherche de leur « moi » qu’ils savaient ne pouvoir retrouver que dans le « nous » arabe et multiple.
Cette expérience, pathétique et exaltante comme toutes les révolutions, est l’exemple de ce que l’histoire attend de nous : désacraliser ce qu’il y a, dans nos engagements, de discours, d’attitudes, quitter un monde manichéen où tout est noir ou blanc, abattre ces cloisons qu’on utilise pour nous diviser, pour réduire nos moyens, pour endiguer nos ambitions : musulman/chrétien, Arabe/juif, Berbère, Kurde... pour réapprendre à vivre ensemble et à produire pour le bien commun dans un espace de civilisation commun.
Il n’y a pas eu de communiqué. L’événement se suffisait à lui-même. Il ne s’agissait pas de régler, par ces rencontres, le conflit israélo-arabe.
Ce que l’on garde de ce séjour à Tolède, c’est, en quelque sorte, le sentiment de renaître, l’émotion d’assister à l’éclosion d’un projet de société, une nouvelle intelligence de notre histoire et une manière, enfin neuve, d’aborder l’avenir.
* Hamadi Essid était devenu, à la tête du bureau de Paris de la Ligue arabe, un partenaire privilégié des médias mais aussi, grâce à eux, un personnage populaire et charismatique familier des Arabes de Paris comme de Tunisie, son pays, et du monde arabe. Il est décédé le 27 novembre 1991, à l’âge de 51 ans
Revue d’Études Palestiniennes - N°34 Hiver 1990