« En Égypte, tout le monde fait comme son père »
samedi 11 août 2012 - 22h:53
Hazardomadaire
L’héritage est certainement l’une des traditions les mieux ancrées partout dans le monde. Pourtant au niveau économique, elle perpétue l’injustice : les riches héritent des biens, les pauvres des dettes ; et au niveau social, elle fait que l’on travaille in fine pour sa descendance et perpétue ainsi l’esprit de clan.
- Place Tahrir, le 18 novembre 2011 - Photo : Johann Prod’homme
Le 25 janvier 2011, en Égypte, l’héritage a pris un mauvais coup (1). Parmi les multiples raisons qui expliquent le soulèvement égyptien contre le régime de Hosni Moubarak qui durait depuis 30 ans, on trouve le refus de l’héritage. En effet, outre le fait que corruption signifie le plus souvent captation et transmission familiale des biens, le peuple s’est aussi soulevé contre le fils du président, Gamal Moubarak, qui était pressenti pour succéder à son père conformément à la tradition de la République héréditaire aussi bien pratiquée par Hafez el-Assad avec son fils Bachar en Syrie que par Bush père et fils aux États-Unis d’Amérique ou par Nicolas Sarkozy en France qui tient l’échelle à son fils encore un peu jeune pour grimper tout seul.
L’héritage comme mode de fonctionnement social n’a pas quitté les Égyptiens pour autant. Preuve en est, le brin de conversation improvisée que j’ai eu dans un microbus qui m’emmenait au festival des musiques spirituelles du Caire. Surpris d’entendre un étranger parler arabe au chauffeur, un passager m’accoste et m’interroge. Je répond à ses questions intrusives et les lui renvoie. Il est chauffeur-livreur parce qu’il a hérité du pick-up de son père. « Tout le monde fait comme son père » dit-il pour conclure notre conversation.
Je pense alors à Gamal Moubarak qui, lui, on peut l’espérer, ne fera pas comme son père ! Mohamed, un ami, qui au mieux héritera d’un étage de la maison familiale, ne fera pas non plus comme son père. Son père, je le connais aussi. C’est un homme pieu, droit et digne qui inspire le respect. Il est tout à la fois fonctionnaire à la retraite, paysan, épicier et imam. Mohamed ne fera pas comme lui parce que Mohamed avait émigré en Russie puis en Europe. C’était plutôt l’inverse. On comptait sur lui. Mais la France a décidé de mettre fin à ce voyage de sept ans en l’expulsant, faute pour lui d’avoir obtenu un titre de séjour alors qu’il travaillait comme peintre en bâtiment. Il avait pourtant repeint un commissariat...
Il est donc retourné dans sa campagne natale près de Tanta, dans le delta du Nil. Il se lance à présent dans l’import-export. Il vient d’obtenir les autorisations couvrant l’ensemble des marchandises. Premier succès. Il a trouvé un nom à sa compagnie Aigle France...
Mohamed est très satisfait de la chute de Moubarak (2) père mais très insatisfait de l’élection d’un membre de la confrérie des Frères musulmans à la tête du pays (3). Pourtant, il y a quelques années, sur un banc le long du canal de Saint-Denis à côté de Paris, il m’expliquait que c’était l’organisation la plus forte, la mieux organisée et qu’elle était à l’initiative salvatrice des émeutes du pain en 2008. Et il m’expliquait aussi qu’il fallait un pouvoir musulman en Égypte pour que les bons musulmans comme lui puissent pratiquer leur foi en toute quiétude et ainsi mette fin à la chasse aux barbus pratiquée par le régime Moubarak. Malgré cela, il est déçu par l’élection de Morsi.
Que s’est-il passé ? Le déroulement des élections présidentielles égyptiennes en ont déçu plus d’un. Morsi n’a été officiellement proclamé président qu’après une valse hésitation au cours de laquelle :
1) trois jours avant le second tour de la présidentielle le Parlement élu au cours de l’hiver 2011/2012, et où les Frères musulmans était largement majoritaire, a été invalidé par la Haute cour constitutionnelle puis
2) le lendemain du second tour le Csfa (Conseil Supérieur des Forces Armées) retire au président la majeur partie de ses prérogatives ; résultat : le pouvoir législatif et exécutif se retrouvent entre les mains du Csfa.
Pour Mohamed, comme pour bon nombre de ses compatriotes, il ne fait pas l’ombre d’un doute qu’une alliance existe désormais entre les Frères et l’armée. Les Frères deviennent en quelques sorte la vitrine démocratique de l’armée. Les Frères s’en trouve discrédités. De toute façon, Mohamed les voyait venir de loin. Il est persuadé qu’ils veulent le pouvoir pour eux seuls et qu’ils ne cherchent qu’à reproduire la république clientéliste de Moubarak à leur profit. Même s’il déteste l’armée, Mohamed aurait préféré, malgré tout, voir le candidat issu de ses rangs élu. Pourquoi ? Lors d’une soirée à fumer du Pango (4) Mohamed et ses copains me répondent sans détour : « Les Frères Musulmans sont une organisation puissante. Ils ont beaucoup d’argent. Ils sont présents dans tous les pays. S’ils prennent le pouvoir nous n’arriveront jamais à les en déloger. » Ce qui était hier une qualité, une organisation forte, est devenu un danger. Au contraire, les militaires, même au pouvoir, sont perçus comme fragilisés par la révolution.
A l’autre bout de l’échelle sociale, le père d’une amie pense la même chose avec d’autres mots. Il est lui aussi fils de paysan égyptien. Au lycée, il était bon élève et a été choisi pour aller étudier à Al-Azhar (5) puis de là à Paris où il poursuit de brillantes études et fini par enseigner à l’université. Après ce parcours de près de 30 ans au pays des Lumières, il est de retour dans son pays.
Pour lui aussi, les Frères sont un danger : « S’ils prennent tous les pouvoirs, on ne pourra plus le leur contester. Ils diront que contester le pouvoir des Frères revient à contester celui de Dieu ; il faut qu’ils aient un peu de pouvoir pour que les gens les voient à l’ ?uvre et s’en détournent. » Et, à lui non plus, l’armée ne fait plus peur : « l’institution militaire est affaibli par la révolution et les affaires. » De plus, il ne conteste pas l’invalidation des élections législatives par la Haute cour constitutionnelle alors même que de l’avis général, la Haute cour est acquise à l’armée et sa décision est plus politique que juridique. Elle est destinée à ne pas laisser le parlement aux Frères. C’est donc un véritable repli stratégique derrière l’armée avant de mettre en place un pouvoir civil.
Il y a pourtant un point où ces deux fils de paysans divergent. Celui à qui a bénéficié la méritocratie scolaire s’est aujourd’hui engagé en politique et, contre les Frères, défend une forme de laïcité. Au contraire, Mohamed commence, lui, à lorgner du côté des Salafistes (6). II les perçoit comme plus sincèrement que les Frères à la recherche d’une pureté islamique et moins obsédé par le pouvoir.
Autre point de divergence, le quotidien. Alors que le premier vit dans un appartement cossu du centre ville et peut consacrer ses journée à réfléchir aux débats institutionnels qui secouent l’Égypte depuis la chute de Moubarak, le second met 6 heures de train pour aller à la ville voisine de Tanta et ne peut faire quoi que ce soit à causes des incessantes et longues (jusqu’à 4 jours) coupures d’eau, d’électricité, de gaz que connaît son village ainsi que la majorité de la campagne égyptienne. Avec ses voisins, la colère montent et, malgré le jeûne du Ramadan, ils coupent les routes principales pour bloquer la circulation ou occupent les centres administratifs dans l’espoir de faire revenir les différents flux vitaux.
Ce pays, c’est la « merde » me dit-il en français. Mot qu’il maîtrise parfaitement pour l’avoir pratiqué autant ici que là-bas. Mohamed n’a pas de mots assez dur pour dire que la « révolution », avec laquelle il était de tout c ?ur - mais à laquelle il ne pouvait participer parce qu’il veillait sa mère malade et décédée depuis - n’a rien apporté depuis plus d’un an. Confortablement assis à sa table de travail, l’autre fils de paysan m’explique que les égyptiens exagèrent à vouloir tout, tout de suite.
Attendre. Il n’est pas le seul à être d’accord avec ce mot d’ordre. Le père de Mohamed, contrairement à son fils, est resté fidèle aux Frères depuis l’élection de Morsi. Conservateur, il aime croire que la corruption du régime précédent était liée à la personnalité de Moubarak et que sans celui-ci et avec ceux-là les choses vont aller en s’arrangeant. Il est urgent d’attendre.
Le propriétaire de la petite pension de centre ville où je me trouve est, lui, satisfait de la coalition de fait entre les Frères et les militaires. Coalition qui se dessine d’autant plus clairement depuis quelques jours que le Maréchal Tantaoui, chef du Csfa, a été nommé ministre de la défense dans le nouveau gouvernement. Il attend la constitution qui doit être écrite d’ici deux mois, croit-il savoir. Pourquoi vouloir tout changer ? Son fils tient son hôtel et pour lui, comme pour le passager du microbus aucun doute sur le fait qu’en Égypte, « les fils font comme les pères ». Attendons.
De même, un oncle de Mohamed, qui a hérité de son poste de fonctionnaire au Caire par un de ses proches et qui compte bien le transmettre à son fils pas très doué à l’école, répond sécurité quand on lui parle politique. Il regrette déjà le manque de sécurité depuis la révolution. Lui, aurait même bien vu Chafiq à la tête du pays. Tout était la faute de Moubarak, c’est tout. Pas la peine de changer le reste.
Mais à la différence de Mohamed, ces personnes là ont une certaine stabilité sociale. Ils ont reçu de leur père et ont quelque chose à transmettre à leur fils. Le système social et celui de l’héritage en particulier leur bénéficie. Ce n’est pas le cas de Mohamed. De plus, du haut de ses 30 et quelques balais, il n’est même pas encore marié et là encore, ses années d’émigration lui ont fait perdre toute chance de trouver chaussure à son pied parmi les filles de son village, toutes déjà prises ! Aura-t-il seulement une descendance ? Ni héritier ni même peut-être transmetteur, sans eau, sans électricité, il ne peut pas attendre et n’acceptera jamais la république héréditaire. Son soutien au militaire est du simple dépit.
Ainsi que ce soit par intérêt personnel, stratégie ou dépit, toutes les personnes rencontrées se retrouvent de fait derrière l’armée. L’armée, consciente de bénéficier de ce soutien en profite pour garder les rênes du pouvoir (7) et faire avancer la contre-révolution. Si avant les présidentielles on craignait un scénario à l’algérienne (8), c’est à présent le modèle turc qui sert de grille d’analyse : l’ « État profond (9) » est aux commandes, Morsi - président subordonné - s’empresse, lui, de rencontrer Arabie saoudite et États-Unis d’Amérique, parrains traditionnels de l’Égypte. Les jeux semblent faits.
Toutefois des militants de gauche continuent à appeler ouvertement à la chute du pouvoir militaire et renvoient dos à dos les Frères et l’armée qui, selon eux, n’ont que faire de la question sociale ; la seule qui, au contraire, compte à leurs yeux. Il sont extrêmement enthousiastes. La vague de luttes salariales et de grèves dans les usines commencée il y a quelques années est loin de s’affaiblir. Des nouveaux syndicats et des nouveaux partis se montent tous les jours. Les libertés issues de la révolution du 25 janvier 2011 s’exercent réellement. Un rapport de force favorable existe. Les militants organisent concerts et marches nocturnes. Les islamistes ne leur font pas peur.
Le score de Morsi à la présidentielle n’était pas élevé. Il a gagné du fait des comptabilités électorales qui, on le sait, ne représente pas la réalité sociale mais reflètent le jeu des rapports de forces entre les partis politiques concurrents. Ils leur faut militer et militer encore davantage pour coordonner les luttes et obtenir de véritables progrès sociaux. Tout leur semble possible. Ils ?uvrent à faire déboucher ce qui est cantonné au social dans le politique. C’est une véritable course contre l’armée et les Frères qu’ils engagent.
Une seconde révolution, sociale cette fois, aura-t-elle lieu en Égypte ? Mohamed, qui n’est même pas salarié, n’a jamais entendu parler de ces militants de gauche. Le mobiliser politiquement sans même évoquer l’Islam me semble peine perdue tant chez lui la religion est constitutive de son être social. Les autres personnes rencontrées ont toutes quelque chose à perdre pour ne pas souhaiter une révolution sociale. Enfin, les luttes sociales n’ont pas pour l’instant de débouchées politiques.
J’espère pourtant que le passager du microbus à tort de penser qu’aujourd’hui comme hier en Égypte « tout le monde fait comme son père ».
Le fils Moubarak, Gamal, a été certes acquitté par le tribunal qui a condamné son père et cela a provoqué une profonde indignation populaire. Depuis d’autres affaires le poursuivent et il est à l’heure où j’écris ces lignes en détention provisoire. Cela suffira-t-il à l’écarter définitivement du pouvoir ? Je pense que oui mais au-delà il ne faut pas sous estimer la contre-révolution qui est en cours. J’espère davantage encore que la paysannerie, le prolétariat et le sous-prolétariat égyptien n’hésitera pas à reprendre, par la force s’il le faut, le moindre centime et la moindre parcelle de biens et de pouvoir qui sont à eux en ayant à l’esprit ce très beau et très juste proverbe arabe : « Voler un voleur c’est comme hériter de son père. » Tous les égyptiens hériteraient alors enfin de leur pays.
Notes :
(1) Le 25 janvier 2011, jour connu en Égypte sous le nom de « jour de la colère » a été une date clef dans le déroulement des protestations qui ont permis le renversement de Hosni Moubarak. Renversement du coup connu sous le nom de « révolution du 25 janvier ».
(2) Après plusieurs semaines de révoltes du peuple égyptien, le 11 février 2011, le président égyptien a quitté ses fonctions et remis le pouvoir au Conseil suprême des forces armées (Csfa).
(3) Le 24 juin 2012, Mohamed Morsi, issu des rangs des Frères musulmans, a été officiellement proclamé président élu de la République égyptienne avec 51, 7% des voix face à Ahmed Chafiq qui était, lui, issu des rangs de l’armée et dernier premier ministre de l’ère Moubarak.
(4) Marijuana locale.
(5) Université religieuse, référence de l’islam sunnite.
(6) Courant politico-religieux musulman proche de l’Islam saoudien se réclamant d’un retour aux sources authentiques de l’Islam, leur valant souvent le qualificatif de « fondamentalistes ». En Égypte, l’alliance Al-Nour représente ce courant. Aux élections législatives de l’hiver 2011/2012, ils ont obtenu 24% des sièges.
(7) L’armée égyptienne cumule aujourd’hui outre les pouvoirs militaires du Csfa, le pouvoir législatif et 3 portefeuilles régaliens au sein du nouveau gouvernement (défense, finance, affaires étrangères). De plus, les tribunaux militaires peuvent juger les civils. Et sans compter qu’on trouve de nombreux grands propriétaires dans l’armée.
(8) En décembre 91, le gouvernement algérien, anticipant la victoire du Front islamique du Salut, annule les élections législatives. Cela marque le début de la guerre civile algérienne. Pour une comparaison entre la situation algérienne et la situation égyptienne lire Les élections égyptiennes et la culture de la terreur de Abdel Bari Atwan paru dans Al-Quods Al-Arabi le 29/05/2012
(9) L’expression « État profond » désigne dans le contexte turc la réalité du pouvoir formé des militaires et d’un conglomérat financier. Pour une illustration de l’utilisation de ce terme dans le contexte égyptien, lire Frères musulmans : victoire électorale et défaite politique ? de Alain Gresh sur son blog Nouvelle d’Orient paru le 18/06/2012
9 août 2012 - Transmis par l’auteur