Syrie : la population prise au piège entre les calculs des grandes puissances et la menace de guerre civile
mercredi 11 juillet 2012 - 20h:23
Class Struggle
L’article que nous publions ci-dessous, consacré à la situation en Syrie et au mouvement d’opposition au régime, est la traduction d’un article paru fin avril dans le trimestriel Workers’ Fight (Class Struggle n° 95).
- Enterrement des 108 victimes du massacre de Houla le 25 mai 2012 - Photo : Reuters/Handout
Aujourd’hui, près de 18 mois après le début de la vague de protestations contre la dictature de Bachar el-Assad, en Syrie, on estime à plus de 15 000 le nombre des victimes de la répression. Il ne se passe plus guère de jour sans que la presse rapporte de nouvelles exactions du régime. Au fil du temps, la répression est devenue plus sophistiquée et plus sanglante. Désormais, l’armée ne sert plus qu’au « gros ?uvre », pour bombarder les villages et quartiers supposés « rebelles », tandis que des commandos armés de « shabihas » (ou « fantômes »), une milice officieuse du régime, vont « finir le travail » en assassinant plus ou moins au hasard ceux qui leur tombent sous la main. Cette répression n’a plus pour but de dissuader les manifestants de descendre dans la rue, mais bien de semer la terreur dans l’ensemble de la population.
Selon les estimations du Haut-commissariat aux réfugiés des Nations Unies, près de 80 000 Syriens auraient fui vers les pays voisins, Liban, Irak et surtout Turquie, qui croupissent dans la misère de camps de réfugiés qui servent également de viviers de recrutement aux diverses milices syriennes. Qui plus est, les affrontements armés qui ont éclaté au Liban depuis la fin mai, entre des groupes islamistes sunnites (opposés au régime syrien) et des membres de la minorité alaouite (supposée soutenir la dictature syrienne), en particulier à Tripoli, la deuxième ville du pays, attestent du fait que la guerre civile larvée qui se déroule en Syrie a déjà dépassé le seul cadre de ce pays.
Pendant ce temps, les dirigeants des grandes puissances continuent à verser des larmes hypocrites sur le sort des victimes de la dictature en Syrie. Hollande et son ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, invoquent d’autant plus volontiers la possibilité d’une intervention militaire de l’ONU, qu’ils savent que la Russie et la Chine y opposeront leur veto. L’homologue britannique de Fabius, William Hague, après avoir entonné le même couplet, pousse le ridicule jusqu’à présenter comme un « important acte de solidarité » envers l’opposition syrienne le fait de refuser l’entrée du territoire britannique au général responsable de la sélection syrienne aux Jeux olympiques de Londres. Quant à Obama, il n’a sans doute aucune envie de jouer les va-t-en guerre en pleine campagne électorale.
Mais, de toute façon, le chaos qui règne aujourd’hui en Libye après l’intervention occidentale, montre que la population syrienne n’a rien à attendre des puissances impérialistes. En revanche, l’hypocrisie évidente dont elles font preuve reflète leurs craintes de perdre un serviteur somme toute loyal de leur ordre régional et de faire exploser une bombe à retardement qu’elles ont elles-mêmes créée de toutes pièces.
L’origine de la vague de protestation syrienne serait une manifestation dans la ville d’Al-Hasakah dans le nord de la Syrie, en février 2011, suite à l’auto-immolation d’un jeune de la région, Hasan Ali Akleh. Dans les semaines qui suivirent, les protestations s’étaient propagées aux principales villes du pays. Après quelques semaines, Bachar el-Assad avait bien tenté de calmer les mécontents en promettant quelques réformes, mais c’était trop peu et trop tard. Après la Tunisie, l’Égypte, le Bahreïn, le Yémen et la Libye, le régime syrien s’ajouta à la liste déjà longue des dictatures ébranlées par le souffle de révolte qui traversait alors la région.
Cependant, il y a des différences majeures quant à la manière dont la vague de révolte se développa en Syrie. Elle se propagea plus lentement qu’en Égypte et en Tunisie et, contrairement à ce qui s’est passé dans ces deux pays, les protestataires ne réussirent pas à imposer leur présence face aux forces de répression du régime dans l’une ou l’autre des villes importantes du pays. Contrairement aux Égyptiens, les protestataires syriens n’eurent pas leur place Tahrir, pas plus qu’ils ne purent établir de sanctuaire face aux forces de répression, comme l’avaient fait les Libyens à Benghazi. Le régime syrien n’eut pas trop de mal à déjouer une tentative de créer un tel sanctuaire autour de la ville de Homs, dans le nord-ouest du pays.
Surtout, la répression du régime fut beaucoup plus efficace et dévastatrice en Syrie qu’ailleurs. L’appareil d’État révéla une plus grande cohésion. Contrairement à ce qui s’était produit en Tunisie et en Égypte, les cercles dirigeants de l’armée et des forces spéciales ne cherchèrent pas à jouer les médiateurs entre le régime et les protestataires. Il n’y eut pas non plus, contrairement à ce qui s’était passé en Libye, de défection dans les cercles dirigeants de l’armée ou du régime : le seul personnage de haut rang à se décider à passer du côté de l’opposition (après une année entière de manifestations !), Abdo Hussameldin, ne détenait que le poste relativement mineur de ministre-adjoint au Pétrole.
Il est vrai que les hésitations des gouvernements impérialistes à trop affaiblir le régime de Bachar el-Assad n’ont pas de quoi encourager les dignitaires du régime syrien à abandonner le navire. Car, de toute évidence, le veto de la Russie et de la Chine au Conseil de sécurité de l’ONU a plus été le prétexte que la véritable raison de leurs hésitations, qui tranchent avec leur politique vis-à-vis des autres dictatures de la région, quand ils ne s’étaient guère embarrassés de l’avis de la Russie ou de la Chine.
En Tunisie, en Égypte et au Yémen, ce fut l’intervention de l’impérialisme occidental qui provoqua, ou du moins accéléra, la chute des dictateurs en place. En utilisant leurs liens anciens avec la hiérarchie militaire de ces pays, les puissances impérialistes obtinrent de l’armée qu’elle prenne les choses en mains et se charge d’assurer la continuité de l’État après la chute du régime. En Libye, faute d’avoir cette possibilité, les puissances impérialistes choisirent de recourir à l’agression militaire pour accélérer la chute du régime et porter au pouvoir une bande hétéroclite composée d’anciens dignitaires du régime et de l’armée, d’hommes forts régionaux et d’islamistes radicaux. Reste à savoir si cela empêchera le pays de plonger dans le chaos.
En Syrie, en revanche, la seule mesure prise jusqu’ici par les puissances impérialistes aura été une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, finalement adoptée à l’unanimité le 14 avril. Bien qu’acclamée comme une « victoire pour la démocratie » par les médias occidentaux, cette résolution ne prévoyait rien de plus que l’envoi de quelques douzaines « d’observateurs » (dont le nombre pourrait aller jusqu’à 350) en Syrie, pour contrôler le cessez-le-feu prévu par le « plan de paix » en six points de Kofi Annan, cessez-le-feu dont tout le monde sait qu’il a été violé dès le premier jour !
En fait, la situation en Syrie pose un problème difficile aux puissances impérialistes. Certains de leurs dirigeants voudraient sans doute voir un changement de régime, pour en finir avec une dictature installée depuis trop longtemps au pouvoir pour être vraiment malléable. Leur problème, néanmoins, est qu’une telle opération ferait courir de très gros risques à l’ordre impérialiste dans la région.
L’héritage de l’impérialisme en Syrie
La situation actuelle de la Syrie a ses racines dans l’histoire de la région et plus spécifiquement dans la poudrière créée par les impérialismes britannique et français lorsqu’ils se partagèrent la dépouille de l’Empire ottoman, à la fin de la Première Guerre mondiale.
Ce fut à cette époque que le Moyen-Orient prit plus ou moins sa forme actuelle : d’abord secrètement, en 1916, par l’accord Sykes-Picot et ensuite officiellement, en 1920, lors de la conférence de San Remo. Ces accords donnèrent naissance à une série d’États artificiels, la Syrie, la Jordanie, le Liban et l’Irak, et préparèrent le terrain à la future partition de la Palestine, entre l’État d’Israël actuel et les territoires palestiniens. Le tracé actuel de la frontière méridionale de la Turquie fut dessiné par des bureaucrates de Londres et Paris, avec une modification ultérieure concédée par la France en 1928 qui réduisit encore plus l’accès de la Syrie à la Méditerranée.
Comme toutes les frontières tracées par les puissances impérialistes pour répondre à leurs propres besoins, celles qui divisèrent le Moyen-Orient ignorèrent les intérêts et les aspirations des populations. De par sa position de voie de passage entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique, cette région incluait une grande variété de groupes nationaux, ethniques et religieux. Les frontières artificielles créées par l’impérialisme divisèrent la plupart de ces groupes de multiples façons.
Certains perdirent la possibilité de poursuivre leurs activités traditionnelles. D’autres, comme les Kurdes, se retrouvèrent écartelés entre quatre pays (l’Irak, la Turquie, l’Iran et la Syrie). Des minorités nationales comme les Arméniens ou religieuses comme les druzes, les alaouites et les chrétiens, furent dispersées à travers la plupart ou la totalité de ces nouveaux pays. Dans chacun de ces pays, la majorité musulmane resta divisée entre sunnites et chiites, mais dans des proportions variables. Pour chacun de ces groupes, qui avaient plus ou moins réussi à coexister dans la vaste entité régionale qu’était l’Empire ottoman, ces frontières artificielles devinrent la source de nouvelles tensions.
Pour renforcer leur domination sur le Moyen-Orient et raffermir leur contrôle sur les masses pauvres, les puissances impérialistes s’appuyèrent sur les forces les plus réactionnaires. La Grande-Bretagne en particulier porta au pouvoir des monarchies d’autant plus serviles qu’elles n’avaient pas de base sociale ni de légitimité dans leur propre pays. La France, elle, choisit plutôt une politique de « diviser pour régner » en attisant les tensions entre minorités religieuses. En Syrie, elle créa des États séparés, l’un pour les alaouites au nord et l’autre pour les druzes au sud, tout en accordant un statut privilégié à la minorité chrétienne libanaise. Les deux puissances renforcèrent le pouvoir des grands propriétaires féodaux traditionnels, bloquant ainsi toute possibilité de progrès social et de développement économique dans la région pour les décennies à venir.
La Syrie d’aujourd’hui constitue un exemple typique du patchwork produit par le découpage impérialiste du Moyen-Orient après la Première Guerre mondiale. 85 % de sa population est arabe, auxquels s’ajoutent une importante minorité kurde (9 %) concentrée dans le nord et plusieurs petits groupes ethniques (Turkmènes, Arméniens, Assyriens) disséminés à travers le pays. D’un point de vue religieux, les musulmans sunnites constituent 74 % de la population, les chiites 12 % (en incluant les alaouites et autres sectes apparentées au chiisme), les chrétiens 10 % et les druzes 4 %. À quoi, il faut encore rajouter les réfugiés des guerres régionales passées, soit environ deux millions de personnes : un demi-million venues de Palestine et un million et demi venues d’Irak.
En d’autres termes, la Syrie comprend sur son territoire un échantillonnage représentatif et complet de toutes les ethnies, nationalités et groupes religieux présents au Moyen-Orient. Qui plus est, du fait de sa situation au c ?ur de la région et des frontières communes qu’elle a avec cinq de ses États, la Syrie y occupe une position stratégique, à la fois du point de vue de ses capacités à faire la police dans la région, mais aussi à la déstabiliser. Et c’est bien là que se situe le problème que la Syrie pose à l’impérialisme aujourd’hui.
De l’indépendance au règne du Baas
Il fallut un quart de siècle, la pression conjointe des impérialismes britannique et américain, et la détérioration de ses forces armées après la Deuxième Guerre mondiale pour que la France renonce enfin à son emprise coloniale sur la Syrie et le Liban. Les dernières troupes françaises quittèrent la Syrie en 1946.
Le seul héritage laissé par l’occupation française était un appareil militaire hypertrophié et les huit années qui suivirent virent une longue série de putschs et de contre-putschs au cours desquels les factions rivales de l’armée s’affrontèrent pour le contrôle des ressources limitées de l’État syrien.
Cependant, lorsque vint la fin de cette période, en 1954, la vague du « panarabisme » incarnée par le président égyptien Nasser avait déjà déferlé sur la région. Nasser avait gagné un crédit considérable en renversant la monarchie fantoche en Égypte et en forçant les forces britanniques à abandonner le canal de Suez. Sa proposition de créer une République arabe unie (RAU) visant à unifier le monde arabe rencontrait un soutien considérable, y compris en Syrie. Finalement, en 1958, la Syrie, alors sous le gouvernement civil du vétéran nationaliste Shukri al-Quwatli, rejoignit la RAU.
En échange de l’adhésion de la Syrie à la RAU, Nasser exigea néanmoins la dissolution et l’interdiction de tous les partis politiques syriens qui étaient apparus au cours des années précédentes, y compris, non sans ironie, de ceux qui s’étaient montré les plus chauds partisans de la création de la RAU.
Le Parti communiste syrien par exemple, dont l’influence était alors à son apogée, continua, depuis les prisons où ses militants étaient emprisonnés, à soutenir ce qu’il décrivait comme la politique « progressiste » de Nasser, privant ainsi ses partisans et les masses exploitées de toute perspective politique.
Parmi les autres partis interdits, il y avait le parti socialiste arabe Baas (ou « baas », qui signifie « renaissance » en arabe). Fondé en Syrie en 1947 par deux intellectuels formés dans des universités françaises, il se disait laïc et se revendiquait du « panarabisme ». Sa phraséologie « socialiste » se limitait à promouvoir une certaine intervention étatique dans l’économie tout en condamnant tout ce qu’il estimait être « importé de l’Occident », y compris les idées communistes et la démocratie parlementaire. Le Baas exprimait la peur profonde de sa base petite-bourgeoise face aux masses exploitées en visant à infiltrer les cercles dirigeants de l’appareil d’État pour prendre le pouvoir au lieu de chercher à s’appuyer sur une agitation de masse.
Le Baas devait faire des émules dans tout le Moyen-Orient, avec des succès divers et avec le soutien plus ou moins actif de la CIA du fait de son anticommunisme virulent. Cependant, il n’arriva à prendre le pouvoir qu’en Syrie (sous Hafez el-Assad) et en Irak (sous Saddam Hussein). Il faut noter en passant que dans ces deux pays, une fois arrivés au pouvoir, ces dirigeants eurent vite fait de troquer leur perspective panarabe au profit d’une politique au service de leurs propres ambitions régionales.
En Syrie, la politique centralisatrice de Nasser ne tarda pas à déranger la classe dirigeante. La bourgeoisie syrienne s’opposait aux plans de nationalisation de Nasser tandis que les hautes sphères de l’armée syrienne en avaient assez d’être considérées comme des partenaires de second ordre par l’armée égyptienne. Tout ceci conduisit une faction de l’armée syrienne à faire un coup d’État, en 1961, pour imposer le retrait de la Syrie de la République arabe unie. Parmi les forces à l’origine de ce coup d’État, le Baas figurait en bonne place.
Au cours des neuf années qui suivirent, le Baas joua un rôle dans trois autres coups d’État, qui lui permirent d’éliminer tous ses rivaux au sein de l’appareil d’État. Au fur et à mesure que la domination du Baas sur l’appareil d’État se renforçait, ces coups d’État en vinrent à refléter de plus en plus les luttes factionnelles au sein du Baas lui-même, luttes que l’aile militaire du parti finit par remporter aux dépens de son aile civile. Finalement, le dernier coup d’État, en novembre 1970, consacra la victoire de la faction dirigée par le ministre de la Défense d’alors, le colonel Hafez el-Assad, et marqua le début de ce que le vainqueur appela « le mouvement correctif ».
L’ère Hafez el-Assad
Tous les coups d’État précédents s’étaient traduits d’une manière ou d’une autre par un tour de vis pour la population et le « mouvement correctif » d’el-Assad n’échappa pas à la règle. Cependant, comparé aux autres, ce dernier coup d’État entraîna une réorganisation bien plus importante des fonctions étatiques, tout en recourant à des politiques plus pragmatiques.
Dans sa marche au pouvoir, Assad s’était appuyé sur deux facteurs de mécontentement. Le premier résultait de la victoire d’Israël dans la Guerre des Six Jours, en 1967, et de l’occupation consécutive du territoire syrien des hauteurs du Golan par l’armée israélienne. Le deuxième était l’énervement croissant qui agitait l’ensemble de la bourgeoisie syrienne, de ses sphères dirigeantes aux marchands du Bazaar, face aux nationalisations importantes qui avaient été réalisées depuis le milieu des années 1960.
Le « mouvement correctif » d’el-Assad commença donc par relâcher le contrôle des importations sur les biens de consommation et annonça des mesures en faveur des petites et moyennes entreprises, en particulier en leur donnant plus d’accès au crédit et en imposant de strictes limites aux droits syndicaux. D’une façon générale, après 1970, l’intervention de l’État dans l’économie fut progressivement réduite jusqu’à ne plus concerner que des secteurs stratégiques englobant une partie relativement modeste de l’économie nationale.
Mais les changements les plus importants qui eurent lieu dans cette période concernèrent l’appareil d’État et ses institutions. Une pléiade d’organisations fut mise en place, englobant tous les domaines possibles de la vie sociale et professionnelle, sous le contrôle direct de la direction centrale du Baas. Chacun, jeunes, femmes, travailleurs (les syndicats furent absorbés dans le nouveau système), juristes, médecins, footballeurs, danseurs folkloriques, etc., se vit « offrir » le statut de membre de l’une ou l’autre de ces organisations pour l’aider à organiser sa vie ! En théorie, l’adhésion n’était pas obligatoire, mais le fait de ne pas adhérer à ces organisations, ou au Baas, d’ailleurs, était mal vu et pouvait avoir des conséquences imprévisibles.
Cette réorganisation engendra un enchevêtrement de pyramides corporatistes, dont el-Assad occupait le sommet, avec en main tous les leviers du pouvoir. Étant à la fois secrétaire général du commandement du Baas et chef de l’État (après son « élection » à la présidence lors d’un plébiscite organisé en mars 1971), il contrôlait les nominations à tous les postes importants du pays.
Évidemment, ce système était conçu pour être placé sous la surveillance vigilante des services secrets. L’appareil répressif syrien avait une longue tradition en la matière. Ayant appris les ficelles du métier des forces d’occupation françaises, y compris l’usage systématique de la torture, il les avait raffinées au cours des décennies précédentes de dictature militaire. Mais le régime d’el-Assad perfectionna cet appareil en transformant en informateurs les innombrables responsables du Baas qui animaient les organisations corporatistes officielles. Cela n’empêcha pas les trafics illégaux de se multiplier à tous les niveaux, y compris au plus élevé. Mais cela étouffa toute expression publique d’opposition au régime et c’était là le seul objectif de ce système.
Sur le papier, le pays était dirigé par un gouvernement et un Parlement, et les partis politiques avaient une existence légale. Dans la réalité, le gouvernement n’était pas responsable devant le Parlement, mais uniquement devant el-Assad en personne. Les seuls partis autorisés étaient en fait ceux qui avaient rejoint le Front national progressiste (FNP) dirigé par le Baas, dont les organes de direction étaient nommés par le commandement du Baas. Ces partis devaient accepter pour l’essentiel la ligne politique du Baas, s’abstenir de toute activité dans l’armée comme dans la jeunesse étudiante et n’eurent même pas le droit d’avoir leur propre presse pendant la plus grande partie du règne d’el-Assad. Les partis affiliés au FNP pouvaient présenter des candidats aux élections parlementaires, mais seulement sur les listes présentées par la direction du FNP et donc sélectionnées par le Baas. Bien qu’il ait été possible à des candidats indépendants « non-politiques » de se présenter, le système était conçu de façon à assurer une majorité des deux-tiers au FNP, dans laquelle le Baas détenait à lui seul au moins la moitié de l’ensemble des sièges.
Évidemment, accepter d’en passer par les exigences d’el-Assad pour être admis dans le FNP revenait à cautionner la politique du régime. Ce dilemme entraîna des scissions dans plusieurs partis politiques, en particulier au sein du Parti communiste. Une fraction rejoignit le FNP pendant que l’autre (connue aujourd’hui sous le nom de Parti populaire démocratique syrien) resta en-dehors, dans la clandestinité, d’abord sur la base d’un soutien critique au régime Baas, puis d’une opposition explicite, ce qui lui valut d’être l’objet d’une répression féroce.
Homme fort de la région
Quelles qu’aient été les capacités répressives de l’appareil d’État baasiste, il n’avait pas été conçu pour contenir l’explosion de la poudrière palestinienne qui menaçait le Liban voisin. Pour y parvenir, il fallut recourir à d’autres moyens.
Depuis 1972, le faible gouvernement libanais, à la fois pro-israélien et dominé par la minorité chrétienne, s’était révélé incapable de contenir la vague montante de mécontentement au sein de la population. Les paysans libanais qui avaient été chassés de leurs terres par les bombardements israéliens au sud Liban rejoignaient les réfugiés palestiniens dans leurs camps. L’agitation sociale au sein de la classe ouvrière libanaise était encouragée par la présence de 150 000 réfugiés palestiniens radicalisés dont bon nombre étaient armés. Un sentiment de force collective se développait à l’occasion des manifestations organisées conjointement par le Mouvement national libanais et divers groupes radicaux palestiniens. Ce sentiment menaçait d’amener les masses à réaliser qu’elles avaient des intérêts communs qui allaient bien au-delà du nationalisme étroit de leurs dirigeants.
En avril 1975, après des mois de formation militaire intensive et en utilisant des armes fournies par Israël et les puissances impérialistes, les milices phalangistes, des milices chrétiennes d’extrême-droite, lancèrent une offensive destinée à écraser cette mobilisation montante et à protéger l’ordre social existant. Leurs premières cibles furent les camps de réfugiés palestiniens. Mais, au cours des premiers mois, non seulement l’alliance « palestino-progressiste » réussit à repousser l’offensive phalangiste, mais elle prit le contrôle de l’essentiel du pays, à l’exception de l’enclave chrétienne au nord de Beyrouth.
Or, la perspective d’une victoire des forces palestino-progressistes constituait une menace majeure pour le pouvoir d’Hafez el-Assad. Il y avait plus de 100 000 réfugiés palestiniens en Syrie et une telle victoire pouvait générer parmi eux un sentiment de confiance en leur propre force qui pouvait se propager aux masses syriennes. Aussi, après avoir offert ses services comme médiateur au Liban, el-Assad se décida à intervenir directement pour empêcher une victoire du camp palestino-progressiste. Les troupes syriennes entrèrent au Liban en juin 1976. Elles bombardèrent les camps palestiniens et repoussèrent les forces palestino-progressistes vers le sud du pays et vers Beyrouth-ouest. Ce faisant, el-Assad lança le processus qui devait aboutir à la destruction ultérieure des forces de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), laquelle fut parachevée par l’invasion israélienne du Liban, en 1982, à la suite de laquelle l’OLP dut se replier sur Tunis. Non seulement l’armée syrienne resta au Liban tout au long de ce processus, pour y renforcer l’appareil d’État contre la population, mais elle y resta encore pendant les treize années suivantes, jusqu’en 2001.
Si le régime syrien adopta cette politique, ce fut sans doute pour protéger ses intérêts immédiats. Mais, par la même occasion, il fit la démonstration à tous ceux que cela pouvait concerner, et en particulier aux puissances impérialistes, que la Syrie pouvait jouer le rôle d’une puissance régionale, prête à préserver le statu quo au Moyen-Orient et capable de l’imposer lorsqu’Israël ne pouvait prendre le risque de le faire, par crainte de provoquer un embrasement général dans le monde arabe.
Même si elles se sont toujours bien gardées de le reconnaître, le fait de pouvoir disposer, en plein c ?ur du Moyen-Orient, d’un atout tel que le régime syrien était une chance extraordinaire pour les puissances impérialistes. D’ailleurs, pour que ce régime puisse continuer à protéger efficacement le statu quo impérialiste au Moyen-Orient, mieux valait lui laisser une marge de man ?uvre suffisante sans écorner sa réputation « anti-impérialiste » !
Les frères musulmans contre le Baas
En réalité, avant même l’intervention syrienne de 1976 au Liban, el-Assad n’en était pas à sa première forfaiture vis-à-vis de la cause palestinienne. Après tout, n’était-ce pas lui qui, en 1970, en tant que ministre de la Défense, s’était opposé à l’envoi de moyens aériens pour appuyer l’unité de blindés envoyée par la Syrie pour venir en aide aux Palestiniens lors du massacre de Septembre Noir, massacre orchestré par l’armée jordanienne, avec le soutien d’Israël et des puissances impérialistes, qui fit des milliers de morts dans les rangs palestiniens.
Aussi la politique d’el-Assad au Liban n’avait-elle rien de surprenant. Mais étant donné la virulence de la rhétorique anti-israélienne et pro-palestinienne dont usait son régime, l’intervention syrienne de 1976 au Liban apparut comme un tournant majeur et suscita la colère, à tel point que, malgré leur servilité envers le régime, certains des partis affiliés au FNP connurent des scissions dans lesquelles des factions d’une importance non négligeable choisirent de passer dans la clandestinité plutôt que d’avoir à cautionner une telle politique.
Au moment de cette intervention syrienne au Liban, le régime avait déjà pour ainsi dire éliminé toute opposition nationaliste ou de gauche en Syrie. Cela laissa un vide politique qui fut entièrement occupé par l’extrême droite religieuse des Frères musulmans syriens (FMS) qui utilisa le réseau des mosquées pour combattre l’orientation laïque du régime.
Non pas qu’el-Assad prenait cette orientation très au sérieux, d’ailleurs. Il s’était en effet construit une image de « bon musulman », se montrant dans les mosquées, jeûnant pendant le Ramadan, etc. Il avait remplacé le serment présidentiel laïc par la formule traditionnelle « je jure par Allah le grand » et avait imposé que soit incluse dans la Constitution une clause exigeant que le chef de l’État soit de religion musulmane. En octobre 1973, el-Assad avait été jusqu’à parler de la guerre de Yom Kippur comme d’un « jihad », une « guerre sainte », contre les « ennemis de l’islam ».
Mais les FMS visaient le pouvoir politique et pas seulement quelques concessions à la bigoterie religieuse. Après le choc causé par l’intervention syrienne au Liban, leurs dirigeants estimèrent que le temps de passer à l’offensive était arrivé. Ils lancèrent une série d’attaques terroristes dont la cible ne fut pas tant le régime lui-même que la minorité religieuse alaouite qu’ils accusèrent de prendre la Syrie en otage (el-Assad étant lui-même issu de cette minorité). Pour les Frères musulmans, en plus d’attiser les tensions inter-communautaires, cette politique présentait l’avantage de s’appuyer sur le schisme traditionnel entre sunnites et chiites (auxquels les alaouites sont liés), dans une société dominée par le sunnisme, tout en évitant de clouer au pilori leurs propres partisans parmi les capitalistes et seigneurs féodaux sunnites qui faisaient de plantureux profits grâce à leur collaboration avec le régime du Baas.
Au cours des six ans qui suivirent, on assista à une guérilla sanglante entre les forces de sécurité du régime et les commandos des FMS. Prise dans le feu croisé de cette guérilla, la population paya un lourd tribut à la politique terroriste des FMS et fut souvent prise dans les filets de la répression aveugle du régime. En mars 1979, lors d’un attentat contre l’académie militaire d’Alep, plusieurs dizaines de cadets trouvèrent la mort (les estimations varient entre 60 et 200). Tout indique que cet attentat bénéficia de complicités internes, montrant que les FMS avaient pris pied au sein même de l’armée.
L’offensive du FMS atteignit son point culminant en 1982, avec l’organisation de soulèvements à Alep et Hama, respectivement deuxième et cinquième villes du pays en termes de population. Le régime riposta en faisant donner l’artillerie lourde sur les deux villes, faisant entre 6 000 et 15 000 victimes selon les sources. Des milliers de sympathisants réels ou supposés des FMS furent arrêtés.
La même année, une loi fut promulguée faisant de l’appartenance aux FMS un crime passible de la peine capitale. Dans la répression qui s’ensuivit, des centaines de militants islamistes furent exécutés. Les cadres de l’organisation prirent la route de l’exil tandis que, sur le terrain, l’organisation fut pratiquement anéantie. Elle produisit néanmoins un certain nombre de petits groupes « radicaux » isolés qui semblent avoir été à l’origine des attentats sporadiques que connut la Syrie au cours des deux décennies qui suivirent.
Bachar el-Assad et le « printemps de Damas »
À la mort de Hafez el-Assad, en juin 2000, son fils Bachar lui succéda, ouvrant ce que de nombreux commentateurs occidentaux célébrèrent à grand bruit comme une ère de « libéralisation » du régime.
En fait de « libéralisation », ce ne fut qu’un nouveau pas dans l’ouverture de l’économie syrienne au pillage des multinationales, un processus déjà entamé depuis longtemps, sous le règne d’el-Assad père. Or, le fait d’aider les multinationales occidentales et leurs partenaires syriens à vider les poches de la population n’impliquait aucune « libéralisation » sur le plan politique, loin s’en faut, comme allaient le montrer les mois suivants.
C’est à cette époque, à partir de mai 2000, que se produisit ce que l’on appela par la suite le « Printemps de Damas », quatorze mois qui virent un foisonnement de pétitions, de cercles de discussions et de forums en tous genre, lancés par des intellectuels, artistes, politiciens « indépendants » et hommes d’affaires « éclairés », pour lancer un « débat national » sur le futur de la société syrienne.
Hormis la fin de l’état d’urgence, toujours en vigueur trente ans après le coup d’État Hafez el-Assad, ce « mouvement de la société civile », comme il se décrivait lui-même, se bornait à demander respectueusement au régime qu’il se transforme graduellement en une démocratie bourgeoise « normale », entièrement ouverte au marché mondial. Ce mouvement n’avait rien de radical, ni du point de vue de ses revendications, ni du point de vue des moyens qu’il utilisa pour les faire valoir. En particulier, il ne fit aucune tentative pour rechercher le soutien de la population et ne recourut jamais à des mobilisations tant soit peu comparables à celles de ces derniers dix-huit mois.
Les dirigeants de ce « mouvement de la société civile » en formulaient très clairement le contenu social. Ainsi, le militant des droits civiques Michel Kilo expliquait qu’en Syrie, il n’y avait « pas de bourgeoisie et pas de classe ouvrière » et qu’en conséquence « tout projet politique visant à confronter le régime actuel devait provenir des classes moyennes ».
Qu’on ne pouvait compter sur la faible bourgeoisie syrienne pour s’affronter au régime était certainement vrai. Après tout, son existence était totalement parasitaire sur l’appareil étatique du Baas : le secteur privé, qui englobait 80 % du commerce et de l’industrie non-pétrolière, ne dépendait-il pas d’investissements dont les deux tiers environ étaient encore d’origine étatique ? De plus, les cercles dirigeants de cette bourgeoisie coïncidaient avec ceux des institutions de l’État, et incluaient les ministres du parti Baas. Pourquoi cette bourgeoisie aurait-elle pris le risque de laisser scier par un changement de régime la branche sur laquelle elle était si confortablement assise, tout au moins, tant qu’elle n’avait pas de garanties solides de retrouver sa position et préserver ses profits ?
Mais comment peut-on affirmer qu’il n’y avait « pas de classe ouvrière importante », alors que 25 % de la population vivait sous le seuil de pauvreté, que 20 % de la population adulte était au chômage, qu’environ trois millions de salariés travaillaient dans l’industrie, le secteur minier, les transports ou la construction et qu’un autre million étaient ouvriers agricoles ? Bien sûr qu’il existait une « classe ouvrière importante », qui était, de plus, entourée d’un prolétariat urbain comptant plusieurs millions d’individus. Évidemment, pour gagner le soutien de cette classe ouvrière et, plus généralement, des masses syriennes pauvres, encore aurait-il fallu que Michel Kilo et ses amis veuillent se faire l’expression de leurs aspirations. Mais cela ne faisait pas partie des choix du « mouvement de la société civile » qui, au contraire, voulait laisser la classe ouvrière et les masses pauvres hors-jeu, pour parvenir à un règlement politique avec le régime, règlement qui aurait donné droit aux revendications de la petite bourgeoisie sans toucher à la base sociale du régime.
Évidemment, cela ne marcha pas. À partir d’août 2001, une vague d’arrestations et de procès mit fin au « Printemps de Damas » et à ses forums. Non sans ironie, compte tenu des références constantes du « mouvement de la société civile » aux « valeurs des droits de l’homme » occidentales, l’un des procès les plus importants qui suivit, eut lieu le 31 octobre 2001, au moment même où Tony Blair tenait une conférence de presse commune avec Bachar el-Assad, à l’hôtel Sheraton de Damas, sur la « guerre contre le terrorisme ». En tout cas, de toute évidence, et contrairement aux illusions entretenues par ses dirigeants, la petite bourgeoisie syrienne n’avait pas réussi à convaincre les hommes forts du Baas, ni leurs associés dans la bourgeoisie syrienne, qu’ils avaient quelque chose à gagner à relâcher l’emprise du régime sur la société syrienne.
Le contexte des protestations en Syrie
En Syrie comme dans tous les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord touchés par la récente vague de protestations, la brutalité de la répression du régime a été déterminante dans la mobilisation des manifestants, à tel point que le départ de Bachar el-Assad (voire son exécution) est devenu la principale revendication des manifestants et la seule commune à tous.
Néanmoins, en Syrie comme dans les autres pays concernés, la situation économique semble avoir été un facteur initial important, sinon décisif, pour amener les manifestants à descendre dans la rue.
Le coup de fouet donné à l’économie par la hausse de la production pétrolière dans les années 1980 n’était plus qu’un souvenir lorsque Bachar el-Assad arriva au pouvoir : le service de la dette absorbait déjà les quelque 25 % des revenus de l’État provenant du pétrole. Au cours de la décennie du règne de Bachar el-Assad, la situation matérielle de la population se détériora et cette détérioration s’accéléra avec la crise mondiale à partir de 2007.
Avant le début des manifestations, on estime que 25 % de la population adulte étaient sans emploi, dont les trois quarts avaient moins de 25 ans. Comme ce fut le cas dans les autres pays touchés par la vague de protestations, les jeunes qui se trouvèrent au départ aux premiers rangs des manifestations en Syrie appartenaient à une petite bourgeoisie éduquée qui se sentait privée de tout avenir, du fait de l’absence d’emplois leur permettant de monnayer leur éducation contre des salaires décents, à moins, évidemment, de disposer de « pistons » dans l’appareil d’État ou le parti Baas.
Globalement, près de 30 % de la population vivaient en-dessous du seuil de pauvreté en 2011, alors que l’inflation dépassait les 10 %. De plus, la présence de deux millions de réfugiés, dont 1,2 million en provenance d’Irak, renforçait le niveau général de pauvreté. Il est impossible d’estimer dans quelle proportion cette population pauvre a participé aux manifestations. Mais l’on sait qu’à la différence de ce qui s’est produit en Égypte ou en Tunisie, aucune agitation ouvrière n’a été rapportée en Syrie depuis le début des manifestations. Les « grèves » organisées dans certaines villes comme Homs, qui s’appliquaient à tous, y compris aux commerçants, n’étaient pas réellement des grèves, mais tout au plus des opérations ville-morte décrétées d’en haut, dans lesquelles la population pauvre était confinée, au mieux, à un rôle passif. De même, aucun des comptes rendus dont on dispose ne mentionne de revendications à caractère social dans les manifestations en Syrie, là aussi contrairement à ce qui s’est passé en Égypte et en Tunisie, même si ces revendications n’y étaient pas, bien sûr, le principal objectif des manifestants.
On est d’ailleurs en droit de se demander pourquoi Damas et Alep, les deux plus grandes villes du pays, dont les agglomérations regroupent 50 % de la population totale, n’ont jamais été des foyers de la contestation. La répression ne peut suffire, à elle seule, à expliquer ce fait, sinon pourquoi n’aurait-elle pas suffi à arrêter la contestation ailleurs ?
Il faut noter que sans les 30 % des emplois que finance l’État - même si les salaires qu’il paie sont en général si bas que les employés du secteur public doivent faire en plus un travail occasionnel pour joindre les deux bouts - le niveau de chômage serait insupportable. Et il n’est pas impossible que, de ce fait, une partie significative de la classe ouvrière du secteur public considère le régime comme une sorte de protection pour ses moyens de subsistance, aussi insuffisants soient-ils. Les craintes de ces travailleurs quant à leur avenir pourraient même être renforcées par l’évolution de la situation en Égypte, où les forces politiques qui ont pris le devant de la scène depuis la chute de Moubarak se sont toutes prononcées en faveur d’un « dégraissage » du secteur public pour laisser plus de place aux profiteurs du privé. Et le fait que le mouvement de protestation syrien n’offre aucune perspective explicitement destinée à répondre à ces inquiétudes ne peut que les aggraver.
Il est donc plausible qu’une partie de la population pauvre syrienne reste, sinon loyale au régime, au moins passive vis-à-vis du mouvement de contestation, voire soupçonneuse à son égard, de crainte de devoir payer sa victoire éventuelle au prix fort.
Une autre partie de la population qui reste peut-être elle aussi délibérément à l’écart de la contestation est la minorité alaouite, qui comprend un peu plus de deux millions d’individus. Ce n’est certainement pas, contrairement à ce que disent les médias occidentaux, parce qu’elle constitue « une minorité privilégiée » qui serait le principal soutien du régime et qui s’accrocherait désespérément au pouvoir et à ses « privilèges ».
En fait, la réalité est bien plus complexe. Bien qu’el-Assad lui-même et une partie des dignitaires dont il s’est entouré sont issus de la minorité alaouite, un rapport récent de l’ONG International Crisis Group souligne : « Le régime a pris de facto la minorité alaouite en otage, en liant son sort au sien. Il l’a fait d’une façon délibérée et cynique, de façon à s’assurer la loyauté des services de sécurité, qui loin de constituer une garde prétorienne d’élite, sont principalement composés d’alaouites sous-payés et surchargés de travail, provenant de villages que le régime a laissés dans un état de sous-développement abject. »
Fin 2011, le journaliste américain Nir Rosen, qui a assuré une couverture systématique de la contestation en Syrie pendant des mois, jusqu’au début de l’année 2012, et qui n’a aucune sympathie pour le régime du Baas, décrivait le quartier alaouite de Ish al Warnar, à Damas, la capitale, en ces termes : c’est un quartier « pentu, en haut de la ville, sans guère d’infrastructure. Les maisons à moitié construites de ce quartier de taudis sont entassées les unes sur les autres de manière anarchique comme dans une favela brésilienne (...). Les 70 000 habitants ne disposent que d’une école primaire, tellement surpeuplée que la plupart des enfants étudient plutôt à Birzeh [un district sunnite proche]. Ish al Warnar partage également sa clinique avec Birzeh (...). La plupart des habitants sont des alaouites qui sont venus de leur campagne pour trouver du travail à la ville (...). Ils ont construit les rues de leurs propres mains avec des matériaux de fortune ».
De toute évidence, les alaouites ne constituent donc pas la « minorité privilégiée » décrite par les médias ! Et si une partie de cette minorité soutient le régime, ce n’est pas pour défendre de prétendus « privilèges » mais plutôt, peut-être, par crainte des exactions que pourraient lui valoir les tentatives de certaines forces politiques opposées au régime d’attiser les préjugés anti-alaouites... avec la caution des médias occidentaux !
Les forces islamiques, l’intolérance religieuse et les contestataires
Il est impossible d’avoir une idée précise de la nature de toutes les forces politiques opérant sur le terrain en Syrie. Mais les nombreux témoignages dont on dispose sur les manifestations contre le régime font état d’une montée de l’islamisme radical parmi les manifestants et, en parallèle, de l’intolérance à l’égard de toutes les minorités, en particulier à l’égard des alaouites.
Pendant les dix ans de règne de Bachar el-Assad, la « libéralisation » et l’aggravation de la situation économique ont réduit la protection sociale offerte par l’État. Pour éviter une détérioration dangereuse de la situation sociale, mais également pour tenter de gagner les bonnes grâces de la hiérarchie religieuse sunnite, le régime autorisa les associations caritatives musulmanes à jouer un rôle social de plus en plus important, ce qui permit du même coup aux mosquées d’accroître leur audience. C’est pourquoi, dès le début du mouvement de contestation, les mosquées servirent de lieu de regroupement naturel aux manifestants, comme d’ailleurs dans tous les autres pays arabes. Mais du même coup, les religieux musulmans et les groupes islamistes se trouvèrent en position de prendre la tête des protestations, ou tout au moins de les influencer.
En février de cette année, à propos des groupes armés d’opposants au régime, Nir Rosen écrivait : « Tous les combattants que j’ai rencontrés étaient des musulmans sunnites et la plupart étaient pieux (...). Beaucoup n’étaient pas religieux avant le soulèvement, mais maintenant ils prient et sont inspirés par l’islam. »
Rosen notait la même tendance générale parmi les manifestants eux-mêmes, dont une majorité étaient des « religieux conservateurs ». Cela s’exprimait, en particulier, par le fait que « les femmes jouent un rôle plutôt limité dans le soulèvement » bien qu’« il y ait des manifestations de femmes ou des groupes de femmes qui scandent des slogans en queue de manifestation ». Relatant une manifestation à Damas, Rosen notait « un groupe d’une vingtaine de femmes en burkas noires, couvrant entièrement leur visage, se tenait à l’arrière à bonne distance. La plupart des hommes étaient opposés à une quelconque participation des femmes aux manifestations ». De toute évidence, ce n’était pas seulement l’islam qui « inspirait » les manifestants, mais sa forme la plus réactionnaire.
Rosen remarquait également que dans la plupart des manifestations, le nom d’un religieux salafiste, Sheikh Adnan al Arur, qui vit en exil en Arabie Saoudite, était salué par les manifestants. Arur est célèbre pour avoir, entre autres choses, averti « les alaouites qui participent à la répression qu’ils seraient mis en pièces et leur chair serait donnée aux chiens en pâture ». Et puis il y a le souvenir des campagnes terroristes passées des Frères musulmans contre les alaouites et le nombre croissant d’attaques de quartiers alaouites par des sunnites à Homs. Tous ces faits sont autant de signes alarmants pour l’avenir.
En même temps, l’intolérance religieuse qui marque le mouvement de protestation peut aussi être un facteur dissuadant les membres de certaines des nombreuses minorités syriennes, et pas seulement les alaouites, de s’y joindre, quels que soient par ailleurs leurs sentiments envers le régime.
L’évaluation que Rosen donnait de la situation en février n’était pas optimiste : « Déjà dans plusieurs zones on peut entendre les manifestants scander des appels au Jihad ou des slogans évoquant l’attitude des musulmans envers les infidèles, et se référer de plus en plus au Coran (...). Plus le conflit dure, plus il risque de se transformer en une bataille opposant des milices sunnites à des milices alaouites... Je pense qu’une guerre civile est inévitable. »
S’ajoute à cela la vague d’attentats terroristes dévastateurs qui, depuis le début de l’année, vise des cibles gouvernementales ou relevant du secteur public à Damas et Alep, faisant à chaque fois plus d’une vingtaine de morts. Les porte-parole de l’opposition ont attribué ces attentats aux forces de sécurité baasistes, les accusant de tenter ainsi de corroborer les allégations ridicules selon lesquelles al Qaïda serait le cerveau du mouvement de protestation. Peut-être ont-ils raison. Ou bien, peut-être ces attentats sont-ils le fait de l’un des nombreux services secrets, occidental ou régional, qui pourrait y voir une tactique « intelligente » pour déstabiliser le régime. Ou encore, et c’est tout aussi possible, ces attentats sont-ils l’ ?uvre de l’un ou l’autre des groupes islamistes clandestins, qui, depuis les années 1980, ont organisé périodiquement de telles opérations. Quoi qu’il en soit, ces attentats ne font qu’ajouter aux menaces qui pèsent contre la population.
Une opposition divisée
Nous ne savons pas grand-chose concernant l’organisation de l’opposition sur le terrain. Dans certaines villes, des comités locaux semblent avoir été mis en place pour coordonner les manifestations et organiser les secours aux blessés et aux familles des victimes de la répression. De plus, dans le cas de Homs au moins, des unités armées ont été formées sous l’autorité du comité local, essentiellement pour protéger les manifestants contre les tireurs isolés du régime qui les prennent pour cibles, et une certaine forme de coordination semble exister avec les comités des petites villes voisines.
Mais ces comités sont-ils représentatifs des manifestants ? Sont-ils soumis à une quelconque forme de contrôle démocratique ? Ou au contraire ces comités ont-ils été mis en place par des chefs de cliques et imposés aux manifestants, bloquant ainsi le développement futur du mouvement, même s’ils représentent les aspirations actuelles des manifestants ? Nous n’avons pas de réponses à ces questions importantes.
En ce qui concerne l’Armée libre syrienne (ALS), si souvent décrite par les médias occidentaux comme l’avant-garde armée du mouvement, les informations disponibles sont tout aussi confuses. L’ALS aurait un commandement officiel en exil. Or, The National, un quotidien des Émirats arabes unis, dont la ligne éditoriale est favorable à l’opposition syrienne, explique : « M. Al Assaad, un ancien colonel de l’armée de l’air syrienne qui a fait défection en juillet 2011, est le chef auto-proclamé de l’ALS, basé en Turquie. (...) Il estime ses effectifs à 50 000 hommes, mais la plupart des analystes pensent qu’ils sont beaucoup plus faibles. » Mais le même journal reconnaît ensuite que l’autorité de ce M. Al Assaad est « l’objet d’une certaine contestation depuis qu’un autre officier supérieur s’est présenté comme le chef d’un “conseil militaire” de la rébellion ».
Donc il semblerait que l’ALS n’ait pas vraiment de commandement central, ni en exil, ni en Syrie. En fait, les articles de Nir Rosen et ses interviews multiples de combattants de l’ALS semblent montrer qu’elle n’a rien d’une armée. Non seulement elle n’aurait pas de commandement central sur le terrain, ni d’équipement significatif, mais les conscrits de l’armée syrienne qui ont déserté pour la rejoindre, l’ont fait, non pas par unités entières comme en Libye, mais par petits groupes, ou individuellement, et, dans la plupart des cas, sans emporter leurs armes individuelles, sans parler d’armes plus lourdes. En fait, l’ALS ressemble davantage à l’assemblage hétéroclite de groupes armés locaux, utilisant les armes qu’ils ont pu dénicher et les fonds qu’ils ont pu trouver pour en acheter. En bref, elle apparaît comme un modèle réduit de l’assortiment de milices qui a été à l’origine des luttes intestines qu’a connues la Libye depuis la fin des bombardements occidentaux. Et il n’est pas difficile d’imaginer le rôle que ces groupes armés pourraient jouer dans le développement d’une guerre civile, si les rivalités au sein de l’opposition et les tensions religieuses en venaient à occuper le devant de la scène.
S’agissant de l’organe désormais internationalement reconnu de l’opposition, le Conseil national syrien (CNS), une seule chose semble claire à son sujet : il n’a pas beaucoup de liens avec le pays, et donc pas beaucoup d’influence sur le terrain. La plupart de ses membres ont quitté le pays, il y a de cela plusieurs décennies, et les organisations qu’ils représentent ont disparu depuis longtemps en Syrie. En revanche, à en juger par le luxueux site Internet du CNS, celui-ci semble considérer extrêmement urgent de mettre en place « un conseil commercial syrien, représentant un large éventail d’hommes et de femmes d’affaires qui ont décidé de prendre une position ferme contre le régime d’Assad et de s’engager résolument à assurer une sortie de régime sans risque sur une base financière stable ». Nul doute que les manifestants tombant sous les balles d’El-Assad apprécient !
Cependant, il y a quand même un domaine dans lequel le CNS semble faire écho aux tendances se développant sur le terrain en Syrie, celui de l’intolérance religieuse. Non seulement le CNS n’a pas réussi à parvenir au moindre accord avec la coalition des principaux partis kurdes, mais il a également refusé d’accepter dans ses rangs les représentants de plusieurs partis représentant des minorités ethniques. Le CNS n’a pas non plus daigné désavouer Maamun Homsi, une figure éminente de l’opposition en exil et ancien parlementaire indépendant syrien, lorsqu’il a déclaré à la fin 2011 : « Désormais, vous ignobles alaouites, soit vous vous dissocierez d’Assad, soit la Syrie sera votre cimetière. C’en est assez de vos assassinats contre les sunnites, désormais nous ne garderons plus le silence. ?il pour ?il, dent pour dent. Celui qui commence sera traité comme l’agresseur. Désormais, il n’y aura plus de minorités. »
Tout juste huit mois après sa formation, le CNS a déjà engendré deux autres conseils « nationaux » rivaux, chacun prétendant être plus représentatif que les deux autres et chacun se vantant d’être le seul à avoir de véritables liens avec l’opposition sur le terrain. Lequel dit la vérité, les paris sont ouverts. Ces scissions ont néanmoins révélé une chose : le ressentiment résultant du rôle prédominant que jouent les Frères musulmans syriens dans la collecte de fonds étrangers et leur redistribution aux membres du CNS. Comme, dans la vie politique bourgeoise, qui a l’argent a le pouvoir, cela veut dire que les Frères musulmans sont en mesure de jouer un rôle dirigeant dans le CNS, ce qui n’empêche pas les gouvernements occidentaux de prétendre compter sur ce même CNS pour restaurer la « démocratie » en Syrie !
L’impérialisme sur une corde raide
Dès le début, le CNS fut une construction artificielle des puissances impérialistes, fabriquée de toutes pièces avec des exilés de longue date, trouvés à Londres, Paris ou New York. Mais il apparaissait davantage comme une solution de dernier recours. Pendant longtemps, tous les dirigeants occidentaux, et plus particulièrement Obama, se montrèrent remarquablement discrets dans leurs condamnations de la répression du régime d’El-Assad. Il semble que, même après la mise en place du CNS, ils aient encore espéré que le mouvement de protestation s’essoufflerait et que les réformes annoncées par El-Assad aboutiraient à une sorte de compromis, avantageux pour eux, mais évitant les inconvénients du risque de déstabilisation résultant d’un changement de régime. En bref, ils voulaient avoir le beurre et l’argent du beurre.
D’autant que, après tout, les puissances impérialistes avaient bien des raisons d’être satisfaites des services du régime du Baas. En plus de leur intervention au Liban, le père et le fils El-Assad n’avaient-ils pas, à plusieurs reprises, prêté la main au maintien de l’ordre impérialiste régional ? N’avaient-ils pas soutenu l’impérialisme lors de la première guerre du Golfe et, formellement au moins, dans la « guerre contre le terrorisme » ? Il est vrai que la Syrie avait gardé des liens étroits avec des forces qui, du point de vue de l’impérialisme, sentaient le souffre, comme le Hezbollah au Liban, ou les milices palestiniennes du Hamas et du Jihad islamique. Mais ce faisant, le régime syrien n’avait-il pas réussi à exercer un certain contrôle sur ces forces ? Et son but n’avait-il pas toujours été de défendre le statu quo régional et d’être reconnu par l’impérialisme comme un pouvoir régional capable de jouer ce rôle ? Quant aux liens du régime syrien avec l’Iran, ils n’avaient jamais représenté une menace réelle pour l’impérialisme, dans la mesure où ils n’avaient jamais fait de la Syrie un instrument régional de la politique iranienne. Autant dire que les dirigeants impérialistes avaient bien des raisons de préférer que le régime d’El-Assad reste en place.
Cependant, à la fin 2011, lorsqu’il s’avéra que le régime syrien se montrait incapable de mater les manifestations, la « solution » du CNS commença à prendre plus d’importance. Car, les dirigeants impérialistes étaient bien conscients des menaces relevées par Nir Rosen : à savoir que, s’il se prolongeait sans trouver d’issue, le mouvement de protestation risquait de donner naissance à une guerre civile prolongée, qui n’affecterait alors pas seulement la Syrie, mais pourrait aussi affecter les pays voisins dont les populations sont liées à celle de Syrie par des liens divers, menaçant du même coup de déstabiliser la région tout entière. Si les événements prenaient une telle tournure, un changement de régime devenait la seule possibilité de maintenir l’ordre régional et il devenait nécessaire de préparer cette éventualité.
Le problème pour les puissances impérialistes devint alors en partie similaire à celui posé par la Libye : il leur fallait faciliter la formation d’un appareil d’État prêt à occuper le terrain pour combler le vide étatique que laisserait l’effondrement du régime du Baas. Seulement, la difficulté était que, contrairement à ce qui s’était passé en Libye, l’appareil d’État du régime ne donna aucun signe d’effondrement. Il n’y eut pas d’unité lourdement armée pour passer dans le camp de l’opposition, pas plus qu’on ne vit des cadres supérieurs de l’armée et du régime affluer dans ce camp. Et on avait beau gonfler l’importance de la FSA autant qu’on voulait, cela n’en faisait toujours pas une armée capable de maintenir l’ordre dans la population. En fait, il fallait construire cet appareil d’État de rechange quasiment à partir de rien. Ainsi, quand bien même les gouvernements impérialistes auraient pu lancer une opération de bombardements contre le régime comme ils l’avaient fait en Libye contre le régime de Kadhafi, le problème du vide étatique serait resté sans solution.
Seulement, en plus, si une telle opération de bombardements s’était avérée possible dans un pays semi-désertique d’Afrique du nord comme la Libye, était-elle concevable dans un pays où la densité de population est relativement élevée, habité par une population liée à celles des cinq pays voisins dont elle n’est séparée que par des frontières extrêmement poreuses, et, qui plus est, au c ?ur même d’une région qui reste l’une des plus instables du monde ? Une telle intervention des puissances impérialistes, alors que les plaies causées par l’occupation de l’Irak voisin sont loin d’être refermées, ne créerait-elle pas le risque d’une conflagration régionale ? Et c’est certainement pourquoi les gouvernements impérialistes semblent maintenant vouloir amener les États arabes et la Turquie à assumer la responsabilité de gérer la crise syrienne, d’organiser la FSA en véritable force armée et, peut-être, de prendre en charge une éventuelle intervention militaire.
Bien sûr, dans tous ces calculs, ni les intérêts des manifestants syriens, ni ceux des masses syriennes en général n’ont le moindre poids. Le seul souci de l’impérialisme est de préserver un statu quo régional qui garantisse l’accès des multinationales pétrolières aux ressources naturelles de la région et les profits qu’elles en tirent. Et pour ce faire, l’impérialisme n’a pas besoin d’autre chose que de gardes-chiourme efficaces, capables de contenir le désespoir des populations pauvres par la force.
Si les masses pauvres du Moyen-Orient veulent un autre avenir, elles auront à le construire, en se débarrassant des démagogues religieux, qui tentent de les renvoyer des siècles en arrière, et en se rangeant derrière le drapeau du changement social, contre les pillards impérialistes et contre leurs propres exploiteurs, à travers toute la région.
Juillet 2012 - Lutte de Classe - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.union-communiste.org/?FR...