Printemps arabe : le chaos domine-t-il la révolution ?
lundi 28 mai 2012 - 17h:50
Ramzy Baroud
L’âge du romantisme révolutionnaire est terminé. Plusieurs pays arabes sont désormais confrontés à de dures réalités. Des millions d’Arabes veulent tout simplement vivre avec un minimum de dignité, libérés de la tyrannie et de l’inquiétude constante face à l’avenir.
- 7 février 2011 - Place Tahrir, un tout jeune manifestant scande des slogans anti-Moubarak - Photo : Reuters/Martinez
Cette réalité peu romantique comprend aussi des « acteurs » à l’extérieur dont la présence n’a rien de positif pour de véritables mouvements révolutionnaires, que ce soit en Egypte, en Syrie, ou n’importe où ailleurs.
Peu de temps après que le président de longue date, Zine El Abidine Ben Ali ait été renversé par la révolution tunisienne en janvier 2011, nous avions été quelques-uns à avertir que l’euphorie initiale pourrait finalement céder la place à des simplifications faciles. Soudain, tous les Arabes paraissaient identiques, criaient les mêmes slogans et étaient supposés reproduire les mêmes actions collectives.
Un journaliste d’Al Jazeera pouvait interroger ses invités sur les raisons pour lesquelles certains pays arabes sont au premier rang tandis que d’autres sont encore à la traîne. La question de savoir pourquoi l’Algérie ne s’est pas encore révoltée a occupé beaucoup de médias internationaux. « Pas de printemps arabe pour les Algériens se rendant aux urnes, » était le titre d’une émission de la National Public radio (NPR) animée par Andréa Crossan le 10 mai. Les toutes récentes élections algériennes ont été la plupart du temps juxtaposées avec des réalités beaucoup plus éloignées et occasionnelles dans d’autres pays, plutôt qu’avec le contexte unique et urgent de l’Algérie elle-même.
Pourquoi la situation en Algérie devrait-elle être discutée dans le contexte du Yémen, par exemple ? Quel genre de conclusions cherchons-nous exactement ? Est-ce que certains Arabes seraient braves, tandis que d’autres seraient des lâches ? Les gens se révoltent-ils donc sous contrôle à distance, à la demande d’un présentateur de télé ? L’Algérie est connue comme le pays d’un million de martyrs et d’incroyables sacrifices lors de la guerre de libération de 1954 et 1962. Une sorte de consensus apparait selon lequel les Algériens seraient encore traumatisés par la guerre civile longue de dix ans qui a débuté en 1992. Le meurtre de milliers de personnes a été ouvertement encouragé par les puissances occidentales qui craignaient l’émergence d’un État islamique à proximité de leurs côtes.
Alors que les Palestiniens ont subi de graves traumatismes durant les 64 années qui ont suivi leur expulsion de Palestine, ils ont toujours conservé leur influx révolutionnaire. Le traumatisme actuel vécu par des millions de Syriens en raison de la violence peut aussi être mal exprimé par de simples énumérations. Pourtant, la violence est susceptible de dégénérer en une guerre civile, aussi destructrice que celle du Liban si une solution politique n’est pas rapidement trouvée sous les auspices d’une tierce partie, et de confiance.
Il est facile de tomber dans les considérations les plus conventionnelles en reprenant de bizarres théories sur les Arabes et leurs régimes. Le problème, c’est que chaque jour produit de nouveaux événements qui ne peuvent entrer dans un concept aussi réducteur que le « printemps arabe ». La poésie du terme n’était guère adaptée lorsque 74 personnes sont mortes et des centaines d’autres ont été blessées lorsque les fans de deux clubs de football égyptiens se sont affrontés à Port-Saïd le 1er février. Ces inquiétantes nouvelles semblaient incompatibles avec les rassemblements place Tahrir un an auparavant.
Certains dans les médias ont condamné ces massacres comme « semant la confusion » ou simplement « regrettables ». Ils ne collaient tout simplement pas à la perception presque scénique que nous souhaitions avoir d’une révolution égyptienne « parfaite ». Mais les Égyptiens ont bien compris les racines de la violence et celle-ci s’explique dans un contexte local. Le fait est que la violence occasionnelle qui a suivi l’éviction du président Hosni Moubarak était unique à l’Égypte et parfaitement rationnelle à l’intérieur des nombreux mouvements qui tentaient d’exploiter la révolution.
Si les choses se passent comme prévu, l’Égypte pourrait avoir son premier président démocratiquement élu en juillet. Alors que certains fêteront l’avènement officiel d’une « nouvelle Égypte », d’autres pleureront la disparition de la révolution et ses réalisations inachevées. Mais il ne peut y avoir de révolution parfaite avec des résultats positifs convenus à l’unanimité par tous les secteurs de la société. Cela ne signifie pas que la révolution égyptienne a échoué. Elle a réussi à engager beaucoup de nouveaux participants dans la vie politique du pays, contrôlée si longtemps par un gouvernement autoritaire. la Place Tahrir a bouleversé les règles du jeu - partiellement pour l’instant, mais peut-être fondamentalement dans l’avenir.
Jean-Paul Sartre estimait que la société devait se positionner dans un état permanent de révolution pour que la liberté prenne racine et s’épanouisse. Son soutien à la révolte de la jeunesse française en 1968 était un témoignage de sa forte croyance dans la liberté comme quête collective. « Ce qui est important, c’est que l’action ait eu lieu, quand tout le monde estimait qu’elle était impensable. Si elle a eu lieu cette fois-ci, c’est qu’elle peut se reproduire encore, » écrivait-il en 1968.
« Il n’est pas rare ... que la révolution par les masses se retourne contre elle-même et commence à se nourrir de sa propre chair pour se protéger contre la contre-révolution ou une dissension interne, » a écrit Ayman El-Amir dans l’hebdomadaire égyptien Al Ahram. Il affirmait en outre que « le printemps arabe est devenu fou-furieux, dévorant ses amis et ses ennemis, non pas tant par crainte de la contre-révolution, mais parce qu’une faction veut diriger la nation selon sa propre direction. En conséquence, un environnement de chaos est délibérément voulu et le changement révolutionnaire est perturbé ou mis à mal. »
Il y a beaucoup de vérité dans cela, mais El Amir tombe lui aussi dans la trappe de la généralisation. La Syrie n’est pas l’Égypte et un tunisien n’a pas de raisons de penser que la révolution de son pays « est en train de dévorer ses amis et ses ennemis. » Le printemps arabe nous parait confus et étrange lorsque nous tenons à le qualifier de « printemps arabe ». Il est beaucoup plus convaincant quand il est analysé dans le cadre de ses contextes locaux. L’Égypte est dans la tourmente tout simplement parce qu’elle est l’objet d’un processus pour une totale restructuration de la société, laquelle était sous la coupe d’une petite classe corrompue de dirigeants. La Syrie est placée à une intersection géopolitique beaucoup plus difficile, où les pays de la région sont tous « investis » dans la violence pour faire en sorte que le résultat corresponde à leurs intérêts. La disposition du peuple syrien à lutter reste forte, mais, contrairement à l’Égypte, les opposants ne sont pas le parti dominant.
L’Égypte n’est pas la Syrie et le Yémen n’est pas le Bahreïn. Cependant, alors que nous devons rester prudents face aux discours dominants et réductionnistes, cela ne signifie pas qu’il faille refuser toute identité avec les luttes des autres. Au contraire, une compréhension plus juste de ce qui est actuellement en cours dans les différents pays arabes, et aussi des pays non arabes, est le moyen le plus adéquat de manifester sa solidarité. « Nous allons vers la liberté pour le bien de la liberté, dans et à travers des circonstances particulières. Et dans cette quête de la liberté, nous découvrons que celle-ci dépend entièrement de la liberté d’autrui et que la liberté d’autrui dépend de notre propre liberté », a fait valoir Sartre. C’est à partir d’un tel angle de vue que l’on peut parler du Yémen, de la Syrie, de l’Égypte... et même de la Grèce dans la même énumération. Toute autre interprétation est au mieux erronée, ou au pire suspecte.
*Ramzy Baroud (http://www.ramzybaroud.net) est un journaliste international et le directeur du site PalestineChronicle.com. Son dernier livre, Mon père était un combattant de la liberté : L’histoire vraie de Gaza (Pluto Press, London), peut être acheté sur Amazon.com.
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23 mai 2012 - The Palestine Chronicle - Vous pouvez consulter cet article à :
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Traduction : Info-Palestine.net - al-Mukhtar