Il faut relire les livres d’histoire. En 1930, Londres et Bagdad signaient un traité visant à mettre fin au mandat britannique. L’Irak accédait enfin à l’indépendance. Mais la Grande-Bretagne se réservait tout une série de privilèges économiques et militaires, dont la mainmise sur les ports, les aéroports, les chemins de fer et les rivières du pays. C’est l’ancien ministre irakien des Finances, Ali Allawi, qui vient de rappeler cet antécédent historique, dans les colonnes du journal britannique The Independent. Avant d’en souligner les conséquences : « La dépendance irakienne vis-à-vis de la Grande-Bretagne a empoisonné la vie politique de l’Irak durant le prochain quart de siècle, note-t-il. Emeutes, troubles sociaux, soulèvements et coups d’Etat ont été les caractéristiques du paysage politique irakien. »
Va-t-on répéter aujourd’hui la même erreur ? Alors que le mandat de l’ONU qui légalise la présence de forces étrangères expire à la fin de l’année, les Etats-Unis cherchent à obtenir le moyen, avant la fin de juillet, de maintenir leurs troupes en Irak au-delà de cette date. Présenté aux députés irakiens, cet accord devait officiellement rester secret. Mais son contenu, qui s’apparente beaucoup à son précédent de 1930, n’a pas tardé à filtrer du parlement au fil de ses versions successives.
S’il ne spécifie pas le nombre de soldats américains qui resteront en Irak, l’accord prévoirait le maintien de plus d’une cinquantaine de bases dans le pays. Il laisserait aux forces américaines le contrôle de l’espace aérien, et assurerait notamment que les citoyens américains, aussi bien civils que militaires, ne devront pas répondre devant les lois du pays. Les Américains auraient en outre la liberté de conduire des opérations militaires et de procéder à des arrestations sans avoir à consulter les Irakiens.
Souveraineté affectée
Pareilles exigences ont été publiquement jugées inacceptables en Irak, même par un gouvernement aussi dépendant des Etats-Unis que l’est celui de Nouri al-Maliki. En échange, Bagdad obtiendrait certes la fin du régime de sanctions de l’ONU et recevrait une importante aide économique et militaire. Mais cela ne paraît pas suffisant aux yeux du premier ministre irakien : « Nous sommes dans une impasse, parce que lorsque nous avons commencé les négociations, nous n’avions pas réalisé que les demandes américaines allaient affecter si profondément la souveraineté irakienne », expliquait-il récemment.
Comme le note Ali Allawi, « les Irakiens commencent tout juste à se réveiller devant les implications de cet accord de sécurité à long terme ». L’ancien ministre s’en inquiète : « Quelles seront les contraintes posées à l’Irak dans le choix de ses partenaires politiques et commerciaux ? L’Irak sera-t-il contraint de soutenir la politique américaine dans la région ? »
Pour un George Bush en fin de mandat, et qui vient d’avouer en Europe qu’il craignait de laisser dans les livres d’histoire l’image d’un « président guerrier », la conclusion rapide de cet accord permettrait de dépeindre l’Irak comme un pays désormais pacifié qui ouvre grands ses bras à son allié américain.
Pour ce faire, cependant, le président américain doit compter avec une opposition démocrate qui ne veut pas se voir liée par ses dernières décisions, avant son départ de la Maison-Blanche. Ainsi, George Bush a refusé de donner à l’accord avec l’Irak la forme d’un traité de défense entre les deux pays. La raison est simple : les traités doivent obtenir la ratification d’un Sénat qui est aujourd’hui contrôlé par les démocrates.
Cet accord stratégique correspond au moins à la vision d’un sénateur : John McCain, le prétendant républicain à la succession de George Bush. Dans une formule qui a fait le tour du pays, McCain avait assuré qu’il ne voyait pas d’inconvénient à ce que les troupes américaines restent en Irak « cent ans » supplémentaires. Pour le démocrate Barack Obama, en revanche, l’adoption de cet accord par le parlement irakien risquerait de compliquer encore ce qui se révélera comme la tâche plus difficile qu’il aura à accomplir s’il remporte la course à la Maison-Blanche : mettre un terme, réel, à la longue expédition irakienne.
Depuis 2003, 23 milliards de dollars ont disparu.
Le Monde
Guerre d’Irak, reconstruction de ce pays : tout cela ne devait rien coûter au contribuable américain. L’ensemble s’autofinancerait, expliquait-on officiellement, grâce aux ventes de pétrole irakien. L’administration Bush l’affirmait encore quelques semaines avant le déclenchement de la guerre, en mars 2003. Cette assertion-là s’est vite révélée un aussi gros mensonge d’Etat que l’existence d’un arsenal d’armes de destruction massive aux mains de Saddam Hussein. Les opérations militaires coûtent chaque année quelque 90 milliards de dollars au Trésor américain - somme qui ne contribue pas peu au déficit des finances publiques des Etats-Unis et à l’affaiblissement continu du dollar.
Mais il y a plus : la reconstruction de l’Irak donne lieu à de gigantesques détournements de fonds qui, selon l’organisation indépendante Transparency International, placent ce pays en numéro trois d’une liste mondiale dominée par la Birmanie et la Somalie.
Les détournements concernent aussi bien l’aide publique que des contrats privés. Selon une compilation établie par les enquêteurs du magazine Panorama de la BBC, le montant des sommes perdues, volées, volatilisées ces dernières années atteindrait les 23 milliards de dollars (24 milliards de francs suisses). Panorama s’appuie sur les enquêtes successives menées par les différentes agences américaines de surveillance et de contrôle budgétaire. Du vol pur et simple à la corruption, des surfacturations aux contrats bidon, c’est toute la palette du grand brigandage financier qui se déploie en Irak. Dans des proportions qui valent bien le pillage des fonds public auquel se livrait le clan de l’ancien dictateur, Saddam Hussein.
Culture du bakchich
Un audit du gouvernement américain, diffusé en mai, estimait déjà à 8,2 milliards de dollars d’argent public les sommes payées à des contractants sans avoir été régulièrement justifiées. Des fortunes se sont établies sur des contrats de fourniture à une armée et à des fonctionnaires civils américains qui importent à peu près tout ce qu’ils consomment : eau minérale, hamburgers, frites, laitues, fruits, lait, chocolat, armes, munitions, etc.
L’énormité des sommes en jeu pour ce type de contrat a exacerbé une culture locale du bakchich, érigé au rang de norme dans les relations avec l’administration. La comptabilité publique est des plus opaques. Aucune enquête pour corruption concernant un membre du gouvernement ou sa famille ne peut être ouverte sans le feu vert du premier ministre, Nouri al-Maliki. « En Irak, dit un parlementaire sunnite, Munther Abdul Razzaq, l’ampleur de la corruption défie l’imagination. »
New York, le 18 juin 2008 - Le Temps - (photo : Keystone)