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Gitans de Jérusalem : une culture en voie d’extinction
lundi 19 mai 2008 - Marie Medina - BabelMed

"D’ici quelques années, la culture domarie peut disparaître si l’on ne fait rien pour la protéger", s’inquiète Amoun Sleem, qui dirige l’association Domaris : société des gitans de Jérusalem.

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Photo Zohar Mor

Elle a organisé la semaine dernière un spectacle de danses gitanes, Ayameni Goldeni (Ces beaux jours), à Jérusalem et Tel Aviv. Quelques enfants tziganes y ont fait une brève apparition mais aucune des artistes adultes sur scène n’était domarie ; trois étaient d’origine américaine, la quatrième israélienne. "Il n’y a plus d’artistes professionnels dans la communauté domarie de Jérusalem", résume Michaela Harari, l’une des quatre danseuses.

Comme la majeure partie de la communauté, les artistes ont émigré en Jordanie au moment de la guerre des Six-Jours (1967). Il reste aujourd’hui quelques musiciens et danseurs qui vivent dans la Bande de Gaza et qui, avant le blocus israélien, se produisaient dans des mariages en Egypte.

On dénombre actuellement 7 000 Domaris en Israël et dans les Territoires palestiniens, contre plus de 42 000 sur l’autre rive du Jourdain, selon Amoun Sleem. Cette émigration massive s’est avérée "mauvaise pour la culture" jérusalémite, remarque-t-elle.

Or "la danse et le chant, ce sont nos richesses", observe Abdelhakim Salim, le mouktar de la communauté domarie de Jérusalem, en rappelant que le divertissement est l’un des traditionnels gagne-pains des gitans.

C’est d’ailleurs ce talent qui serait à l’origine de la migration des gitans, d’après un récit qui compte parmi les diverses - et contradictoires - explications, théories et légendes. Dans le Livre des Rois (vers l’an 1000), le poète Firdousi narre qu’un souverain de Perse avait invité des milliers d’artistes d’une tribune indienne à se produire à sa cour.

Abdelhakim Salim raconte une autre histoire, celle d’un garçon très pauvre qui avait grandi près d’une rivière et avait adopté un crocodile comme animal de compagnie. Un jour, pour montrer à un ami qu’il avait apprivoisé le saurien, le jeune homme a placé sa main dans la gueule de la bête, qui la lui sectionnée. Moralité : "les gens de notre communauté feraient n’importe quoi pour amuser la galerie et gagner leur vie", conclut le mouktar.

Depuis la Perse et la péninsule arabique, où ils seraient arrivés en tant qu’amuseurs publics ou que valeureux guerriers, selon les versions, les tziganes ont poursuivi leur route. Au fil des siècles, certains ont gagné la Palestine et l’Afrique du Nord (les Domaris, ou Doms), tandis que d’autres ont franchi le Caucase et le Bosphore pour atteindre l’Europe (les Roms). Les premiers sont devenus musulmans, les seconds chrétiens.

Les premières preuves écrites de la présence domarie à Jérusalem remontent au XIXe siècle. La communauté s’est sédentarisée d’abord à l’extérieur de la Vieille Ville. Mais aujourd’hui, elle vit essentiellement intra-muros, dans le quartier défavorisé de Bab Hutta. D’après le centre social de Burj Al Luq Luq, 170 familles y habitent, entassées à sept personnes par pièce en moyenne, avec 700 dollars (450 euros) mensuels par foyer.

Beaucoup d’adultes sont illettrés et de nombreux élèves abandonnent leur scolarité en cours de route. "Beaucoup de nos enfants sont dans la rue", déplore le mouktar Abdelhakim Salim. Trois matinées par semaine, Burj Al Luq Luq accueille les enfants de 7 à 15 ans qui ne vont plus à l’école ; 90% d’entre eux sont Domaris, indique Imad Jaouny, le directeur exécutif du centre social.

Cet accueil, ainsi que les activités sportives (football, basketball), tentent d’extraire les jeunes à "la culture de la rue", qui les expose à de nombreux risques, dont la drogue. L’addiction est un problème qui touche particulièrement la communauté domarie, affirme Imad Jaouny.

Lorsqu’ils cherchent du travail, les membres de la communauté paient le prix de leurs études écourtées, mais aussi des préjugés dont ils font l’objet. Le mot arabe qui désigne un gitan, "nawar", est couramment utilisé comme une insulte.

Leur dignité n’en sort pas indemne. Rares sont ceux qui revendiquent leur identité domarie.

Tous parlent l’arabe, très peu maîtrisent le domari. "Notre langue n’est pas en bon état maintenant", souligne Amoun Sleem. Les locuteurs domaris glissent jusqu’à trois ou quatre mots arabes par phrase. "Notre langue peut disparaître d’ici quelques années", s’inquiète la directrice de la Société des gitans de Jérusalem, qui a mis en place des cours de domari.

Les expressions artistiques sont également dépréciées. La musique, par exemple. "Les gens la voient comme de la musique au rabais", relève Amoun Sleem. "Les domaris ont honte de la promouvoir".

"Ils sont en train de perdre leur culture", note la danseuse Michaela Harari. Pour encourager les enfants à se réapproprier leur culture, la Société des gitans dispense des cours de danse. Une demi-douzaine de filles, âgées de 5 à 12 ans, sont ainsi formées. C’est cette petite troupe qui a fait une brève apparition dans Ayameni Goldeni. Elle a interprété une danse nommée El-Gazawi.

Comme la plupart des arts tziganes, cette chorégraphie adopte un élément du folklore local - en l’occurrence palestinien - et l’adapte entièrement en y insufflant un style propre. Michaela Harari discerne deux particularités de la danse domarie : des schémas rythmiques sophistiqués, qui sont peut-être un héritage indien, et des mouvements de hanches marqués, que l’on retrouve dans toutes les danses orientales.

Amoun Sleem souhaite que les Domaris retrouvent leur fierté dans cette culture de la fusion, que ce soit par les arts ou par l’artisanat. Comme ils figurent en général parmi les communautés les plus pauvres, ils - enfin, surtout les femmes - ont développé un certain talent pour le recyclage. "Les femmes ont le don pour fabriquer quelque chose à partir de rien", explique sans plaisanter la directrice de la Société des gitans.

Les générations précédentes utilisaient ce savoir-faire pour décorer leur intérieur et fabriquer des bijoux. Le centre domari situé à Shuafat, dans la banlieue de Jérusalem, encourage la nouvelle génération à renouer avec cette tradition. Les femmes peuvent vendre leurs productions pour améliorer les revenus de leur foyer. Avec des bouts de vieux vêtements, elles confectionnent par exemple des sacs ou des plaids en patchwork.

Une façon, bien modeste, de raccommoder une culture qui part en lambeaux.

Du même auteur :

- "Bil’In, trois ans de protestations contre le Mur"
- "Jawad Ibrahim : l’art d’être humain"
- "Cisjordanie : Un Cinéma mobile"

(05/05/2008) - BabelMed