Une vieille femme a été amenée à mon cabinet médical public, souffrant d’une privation de sommeil. Apparemment déséquilibrée, elle avait, ces dernières semaines, des hallucinations et ne parvenait pas à trouver le sommeil. Alors qu’elle ne reconnaissait ni sa fille ni son petit-fils qui l’avaient amenée à la clinique, et qu’elle ne se souvenait pas de ce qu’elle avait pris au petit-déjeuner le matin, elle me dit avec fierté : « Je suis Saïda, fille de Saïd Al Ali » (j’ai changé le nom, mais l’histoire reste vraie !). La malade commence alors à réciter un poème faisant l’éloge de son père qui, d’après le poème, était un homme très brave, généreux avec les pauvres, arrogant avec les tyrans, une fois il a même giflé un général britannique qui imposait un couvre-feu sur Ramallah et la région d’Al Beireh. Saïda me dit qu’elle entend ce même poème partout où elle va. « Il a dû être enregistré sur une cassette », conclut-elle. « Tout le monde écoute la même cassette ! ».
Les enfants de Saïda m’expliquent alors que son père était un dirigeant local de la région d’Al Beireh où, au milieu des années 1930, il travaillait main dans la main avec les chefs de la révolution palestinienne contre les Britanniques. Depuis le début de sa maladie, Saïda n’arrête pas de parler de son père.
J’étais surprise à voir le besoin de cette vieille femme de 84 ans d’idéaliser son père, à la fois comme parent et comme personnalité marquante nationale. Cela me faisait penser à une vantardise d’enfant : « Mon père a une grosse voiture » se vante un gamin. « Mais la voiture du mien est plus grosse » réplique un autre auquel le premier rétorque « La voiture de mon père va très vite » et ainsi de suite, témoignant du besoin inné et universel de l’enfant de se sentir fier de son père. Nous, les adultes, ressentons autant le même besoin : en soulignant que notre père est le meilleur, sans déshonneur ni honte. La différence est qu’en tant qu’adulte nous avons appris à l’exprimer avec plus de subtilité.
En Palestine, cependant, la politique malfaisante de l’occupation a terni l’image du père dans le psychisme de tous les Palestiniens, tous sans exception.
Nous voyons nos pères physiquement et émotionnellement fatigués ; leur vie est monotone et ils survivent au gré des caprices de l’occupant. La plupart d’entre eux ont passé leur vie comme réfugiés, faisant la queue dans les bureaux de l’UNRWA pour toucher leur part de sucre et de farine. Nous avons vu nos pères obligés de se déshabiller aux check-points, se faire crier dessus par un soldat tout fraîchement débarqué d’Ethiopie ou de Russie, repousser par une petite soldate armée d’un gros fusil presque aussi grand qu’elle. Nous les avons vus se faire déloger de nos maisons, en pleine nuit, menottés, les yeux bandés. Les enfants palestiniens perçoivent l’anxiété de leur père qui n’a pas les moyens de leur payer des vacances, des vêtements ou des livres de classe.
De nombreux Palestiniens se détournent de l’image douloureuse de leur père tel qu’il est, pour rechercher un idéal perdu chez nos dirigeants nationaux. Il n’est pas étonnant que beaucoup de nos dirigeants choisissent des noms de guerre évoquant la paternité avec [le mot] Abu (« père de ») : Yasser Arafat s’appelait Abu Ammar et on connaissait Khalil Al Wazeer sous le nom d’Abu Jihad. Certains noms tels qu’Abu Ali Mustafa sont devenus si familiers qu’on se souvient à peine du nom initial !
En se présentant eux-mêmes sous les traits d’un père, ces dirigeants cherchent à se faire reconnaître comme protecteur, comme celui qui est là pour répondre aux besoins, d’autorité, un homme de pouvoir et d’influence sachant exalter des sentiments comme le respect et l’obéissance ; les gens se recherchent habituellement en leur père, avec lequel ils s’identifient psychologiquement.
Aujourd’hui, nous avons une crise du symbole du père, en Palestine, au niveau national. Un seul coup d’ ?il sur les dernières photos de Gaza et de Hébron où les détenteurs du pouvoir rossent leurs opposants suffit à le démontrer. Disparus les dirigeants que nous avons admirés et dans lesquels nous avions mis notre confiance, au c ?ur intègre, assez sûrs d’eux pour apprécier la diversité et respecter l’autre, conscients de ne pas détenir toutes les solutions et, par conséquent, ouverts à la richesse des idées et à la critique, et souhaitant s’investir en préservant un travail de partenariat.
Les dirigeants d’aujourd’hui n’honorent plus et ne font plus progresser les valeurs nationales. Cédant au culte du pouvoir personnel, ils se limitent eux-mêmes aux intérêts de leur seul parti. Parce qu’ils nous donnent de moins en moins satisfaction, ils sont maintenant sans grand rapport avec la vie des gens.
De plus, leur conduite est problématique et instable. Ils agissent comme les tenants d’une discipline dure. Leurs gros bras se baladent partout, essayant, par intimidation, de persuader les gens de la puissance et de la réussite de leurs patrons. Mais plus ils sont durs, plus leurs patrons apparaissent négligeables aux yeux de leur peuple qui comprend que, seul, un dirigeant avec lequel le peuple se sent en sécurité et qui est apprécié « indépendamment de sa position aux yeux du monde » est fort, juste et important et mérite par conséquent la plus grande loyauté.
De nos jours, nos dirigeants sont craints mais on ne leur fait pas confiance. Ils peignent le monde en noir et blanc, répondent à la violence par la violence, agissent sans tenir compte des autres, avec arrogance et démesure, et ils sont devenus indifférents à la souffrance et au mal que leurs actions provoquent.
Il n’y a pas bien longtemps, il existait des frontières morales que préservaient nos dirigeants. Aujourd’hui, nous ne savons plus exactement où s’arrêtent les limites, ni à quel moment nos dirigeants les franchissent. Alors que nous les voyons attiser les flammes de la haine au lieu de travailler au nom de leur peuple et de la nation, nous réalisons quel obstacle ils représentent à notre identité nationale naissante. Cela pèse lourdement sur le peuple, et celui-ci recherche ailleurs une identité.
Cette absence cruciale de symbole national du père et, « ce qui en découle, la recherche de fiabilité, de protection, de prestations, d’un modèle digne de nous dynamiser » exigent une transformation majeure au niveau local où nous devons assumer nos responsabilités et découvrir nos propres ressources. Les Palestiniens doivent prendre l’initiative d’un débat en profondeur sur quelle direction nationale il faut baser nos idéaux d’intégrité, de liberté d’opinion, d’équité, de responsabilités mutuelles et d’unité nationale. En assumant cette responsabilité, nous rendrons à notre direction les valeurs égarées et les aspirations les plus hautes à notre cause nationale. Ce n’est qu’ainsi que nous préserverons, pour nos générations futures, l’héritage d’hommes comme Said Al Ali, des hommes qui ne font pas que leurs enfants biologiques, mais aussi leur famille nationale tout entière, vraiment solide et fière.
Samah Jabr est psychiatre dans la banlieue de Jérusalem et enseigne à l’université de Birzeit.
Du même auteur :
"Palestine : le temps de la crainte et de l’obscurité",
publié le 14 septembre 2007.
"Ne prenez pas les oiseaux de Palestine en otage", publié le 25 juillet 2007.
Septembre 2007 - Washington Report - Moyen-Orient - Reçu de l’auteur - traduction : JPP