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« Je ne suis pas le porte-parole officiel du peuple palestinien. »
jeudi 17 mai 2007 - Mahmoud Darwich
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Mahmoud Darwich

C’est bien lui, étonnamment : dans la vie comme en poésie. Interrogez-le sur lui-même et il vous oriente vers les autres. Mettez-le en face du public et il brandit son moi personnel, transition infaillible pour éluder la question du poème qui « résiste au temps »....

Mahmoud Darwich , qui appelle ses contemporains à dépasser l’obsession du « premier des poètes » ou du « poète unique », a accordé un long entretien à « Al Akhbar » autour du thème de la poésie et du désarroi de l’ auteur « en présence de la disparition ».

« Gens du Liban, adieu ! » disait, voilà vingt cinq ans, Mahmoud Darwich dans son célèbre poème « Eloge de l’ombre haute ». Mais il est revenu plus d’une fois à Beyrouth pour y rencontrer son public et ses amis. Il a suivi des chemins divers et changé plusieurs fois son expression poétique . L’intonation de sa voix s’est faite plus ténue, sa poésie s’est dépouillée de sa dimension symbolique et militante immédiate. L’auteur de « Ahmad l’arabe » et de « Passeport » est devenu l’auteur de « « Traces de parole sur deux chaises » et d’« Une rose, au moins ». Al Akhbar a rencontré Darwich il y a deux semaines, lors de la « Foire internationale du livre arabe d Beyrouth », où il a animé une soirée.

Al Akhbar : La présentation qui a été faite de vous lors de la soirée poétique a peut-être suscité quelque trouble ... ce qui vous conduit à lever le malentendu.

Mahmoud Darwich : Le présentateur est censé faire les préliminaires aux relations étroites que le poète va instaurer avec son public. Certains présentateurs y parviennent, et j’ai parfois le sentiment qu’ils ont dit une chose importante sur ma poésie. Mais je suis choqué quand le présentateur trace une image tout faite, ou une lecture standardisée de ma poésie. On me présente parfois comme le poète d’une cause, alors que je fais une lecture contraire . Je crois que le public ne s’embarrasse plus des présentations. Le poète peut rapidement éliminer le malentendu créé par les présentations qui l’ont précédé à la tribune. J’ai cependant de la reconnaissance pour celui qui me présente, qu’il insiste , en toute bonne foi, sur le commentaire politique, ou le commentaire esthétique.

Al Akhbar : Beaucoup de gens vous considèrent comme une personnalité éminente, et non comme un poète ou un individu ordinaire. En souffrez-vous ?

Mahmoud Darwich : Oui, je le reconnais. Le plus souvent, on me présente au milieu d’un fatras de facteurs historiques, étrangers, politiques . Comme si j’étais le représentant moral ou politique d’une cause que nous avons convenu de nommer sacrée. Le poète qui est en moi ressent alors un malaise. Car je n’ai pas de messages, je ne porte pas de projet politique , je ne parle pas -du moins sur le plan poétique- au nom d’une communauté, même si cela fait partie de l’arrière-plan poétique. C’est pourquoi j’essaie de me débarrasser de cette charge symbolique : il faut accueillir ma poésie avec des critères esthétiques universels, et non selon l’appartenance particulière de l’ auteur. Je réclame d’être traité en tant que poète, non en tant que citoyen palestinien écrivant de la poésie. Je suis las de dire que l’identité palestinienne n’est pas un métier. Le poète peut évoquer de grandes causes, mais nous il nous faut le juger sur ses spécificités poétiques, et non sur le sujet qu’il traite. C’est sur le plan esthétique qu’on reconnaît la poésie , non sur le contenu . Et si les deux coïncident, tant mieux.

Al Akhbar : Dans vos ?uvres récentes, nous remarquons une inflexion du timbre, comme si l’écriture du poème était intimiste, destinée à quelques-uns. Avez-vous l’impression que cette tonalité ne convient plus au grand public ?

Mahmoud Darwich : Non, pas du tout, parce que cette multitude est faite de petites entités. Nous n’avons pas le droit de considérer ceux qui sont assis dans la salle comme un simple conglomérat d’individus isolés. Lorsque j’écris sur mon moi, je sens un pouvoir de communication plus fort que si je composais un poème épique dans lequel je considère que tout est en un. Lorsque je révèle mon moi poétique, j’éprouve un immense bien-être, je sens que je me rapproche davantage de l’essence de la poésie, de ma nature propre devant ces foules de gens, à la fois isolés et rassemblés . Je crois que le poète est celui qui marque le rythme de la salle. Je ne suis pas tourné vers des préoccupations individuelles ou des détails qui n’intéressent pas les autres. Le poème apparaît comme un jeu qui repose sur un ascétisme rhétorique complexe , mais derrière ce jeu, il y a toujours un sens dérobé. Ce qui semble parfois gratuit dans le texte ne l’est pas. Les relations entre les constituants du poème sont décidées par l’esprit du poète en quête du sens de l’être et de la vie.

Al Akhbar : Votre présence, qui suscite le respect, a-t-elle empêché toute lecture critique de votre poésie ?

Mahmoud Darwich : A vrai dire, je suis excédé de la profusion de commentaires politiques sur ma poésie, au détriment de la question esthétique dont la critique devrait se soucier bien plus que du message du texte. Un critique qui souligne des éléments négatifs dans ma poésie m’agace moins que celui qui ignore ce qui doit y être lu : qu’a-t-elle apporté ? quelle est sa place dans la poésie arabe moderne ? et d’autres questions grâce auxquelles, je l’espère, la critique m’aidera à me connaître moi-même. J’en ai également assez d’être classé selon des critères nationaux, et non poétiques. Si tu es « poète palestinien », tu n’as qu’un sujet, la Palestine, et on lit ton texte , avant même que tu ne l’aies écrit. Le critique ne demande rien de déterminé au poète syrien, irakien ou égyptien... Mais lorsqu’il s’agit du poète palestinien, il lui fixe ce qu’il doit écrire.

Al Akhbar : Lorsqu’ Adonis vous a présenté à Francfort, vous avez dit que c’était la première fois que vous entendiez son avis sur votre poésie. N’est-ce pas surprenant ?

Mahmoud Darwich : Adonis et moi avons passé de longues années ensemble. Note amitié était quotidienne et d’un commun accord, aucun de nous ne portait de jugement sur l’autre, jugement positif de toute façon. Lorsqu’il m’a présenté devant le public allemand, il m’a salué et je l’ai salué à mon tour. Mais d’une manière générale, il y a un esprit partisan dans la vie poétique arabe. Si tu aimes l’ ?uvre de tel poète, tu dois refuser l’ ?uvre de tel autre. Je n’aime pas la poésie que ressemble à la mienne. Il y a des poètes qui encouragent ceux qui les imitent, qui créent des partis. Je crois qu’il y a là une question morale, liée à la capacité de chacun d’entre nous à accepter la liberté de choix et la multiplicité des choix existants.

Nous avons à nous débarrasser de la conception du premier des poètes , du poète unique . Nous devons le faire aussi en politique. Un oiseau seul ne peut accaparer le ciel. Le paysage poétique arabe comprend le pluralisme, le bon voisinage et la coexistence. C’est ce qui fait sa diversité et sa richesse. Il est absurde d’imposer un courant poétique. Malheureusement, les relations entre les poètes arabes ne sont pas saines . Le dénigrement empoisonne la culture dominante .

Al Akhbar : Avez-vous l’impression que la phrase de vos débuts ne s’est pas modifiée, que sa composition rythmique, émotionnelle et linguistique est restée ce qu’elle était ?

Mahmoud Darwich : C’est une question difficile. Le poète doit se surveiller ; être vigilant à l’égard de la toute-puissance du lexique. et de la phrase sur sa pratique poétique. Il lui faut nettoyer , pour ainsi dire, son texte de la répétition de stéréotypes qui ne constituent pas des lignes force dans sa poésie. A cause de son inattention linguistique, rhétorique, métaphorique, une phrase rythmée peut prendre le pouvoir sur le poète. Lorsque je remarque une de ces phrases , je la transforme ou je l’élimine. Mais il peut m’arriver de ne pas y prêter attention, et cette phrase restera liée à moi....

La première phrase du poète lui tient lieu de peau . Et cette caractérisation subsiste, malgré les évolutions et les revirements que connaît son texte.

De ce point de vue, ces traits spécifiques n’ont pas été éliminés et ils ne doivent pas l’être. C’est ton visage poétique , ton cachet. Et il est impossible de modifier l’empreinte du cachet. Je crois que le poète dont on reconnaît le poème sans qu’il soit signé, a créé les traits d’une identité poétique particulière, sans avoir à se répéter. Je parle là de la respiration du poète, de son rythme. Je ne sais pas s’il est bon que le lecteur reconnaisse un poème sans connaître le nom de son auteur, mais le contraire nous conduit à utiliser des masques. Je préfère mon visage au masque mais ce visage, ou ce moi, se modifie continuellement, sans pour autant se transformer en son contraire ..

Al Akhbar : Vous avez dit une fois que vous essayiez d’écrire un poème en prose rimée. Pensez-vous que la différence entre les deux types de poème ne tienne qu’au rythme et à la rime ? Peut-on écrire un poème en prose avec des matériaux et des constituants rythmiques ?

Mahmoud Darwich : Bien sûr, il est difficile de définir la poésie. Mais il y a des éléments fondamentaux dans sa définition, comme le rythme. Le rythme n’est pas la rime mais le mode de respiration du poète, sa musique intérieure. Ce n’est pas la rime qui conditionne le rythme . Il provient des relations entre les lettres, les mots et les significations, même dans un texte de prose. C’est pourquoi nous ne pouvons pas écrire un poème en prose rimé. Je ne rejette pas le poème en prose, que j’aime beaucoup, mais les allégations selon lesquelles il n’y a pas de poésie, pas de créativité, en dehors du poème en prose. Le poème en prose, dit-on, est le lieu du détail, du marginal, du quotidien. Ceci ne suffit pas à le définir car il peut être écrit sur un rythme et aussi un système de rimes traditionnel . C’est ce que j’ai voulu exprimer quand j’ai dit que je pouvais intégrer le discours du poème en prose à mon poème rimé...

A cette occasion il y a eu une mauvaise compréhension de ma position au sujet du poème en prose. J’en suis un adepte fervent , même si je diverge sur la terminologie conventionnelle. Je préfère parler de « poème prosaïque » ; de la même manière, je refuse le terme convenu de « poème scandé », lui préférant le terme de « poème libre ». Malheureusement, ces termes convenus ont été sacralisés. La définition de la poésie est devenue encore plus difficile de nos jours. Car la poésie peut s’étendre au récit, à la prose, à la musique. Certains poètes ont trouvé que ma dernière ?uvre « En présence de l’absence » était un long poème en prose. Cela me réjouit.

Al Akhbar : Vous avez souvent répété que vous souhaitiez l’élimination d’une grande partie de vos anciens poèmes. Que diriez-vous de vos ?uvres écrites depuis vingt ans ? De quoi êtes-vous satisfait ?

Mahmoud Darwich : Pour moi, il y a une chose claire, c’est que je ne parviendrai pas à être satisfait... Je suis exigeant, et j’ai horreur de l’achèvement . J’ai conscience, vraiment, de ne pas être parvenu à ce qu’on appelle la poésie pure. La poésie pure est impossible, mais il nous faut nous abreuver de l’illusion de son existence. La poésie pure est affranchie de son histoire et du poids du présent. C’est-à-dire qu’elle résiste au temps.

Mais nous continuons à lire , pour notre plus grand bonheur, beaucoup de poésie sublime écrite à un moment donné, à partir d’un réalité déterminée. L’histoire et le réel ne sont pas, selon moi, un poids qui pèse sur la pureté de la poésie, qui vient de la boue de la vie, et non des fleurs du jasmin. La vraie poésie vit en dehors de ses conditions temporelles. Lorsque nous lisons Homère, est-ce que nous le lisons dans une guerre déterminée et dans une époque déterminée ?

Al Akhbar : Dans vos derniers textes, il y a une présence très forte de la mort et de l’absence.

Mahmoud Darwich : Je vieillis. Mais j’ai le droit de dire que parler du vieillissement se fait dans une langue juvénile. Il y a une inspiration poétique toute juvénile à l’approche de la mort. N’est-ce pas ?

Al Akhbar : Je pense que votre vitalité poétique est due au fait que vous remettiez constamment en cause votre tonalité et votre expression.

Mahmoud Darwich : Tout poète se dédouble et n’a pas le sentiment qu’il n’est rien, qu’il n’écrira pas une poésie importante. Avoir l’impression de n’avoir rien écrit, rien créé, est un stimulant permanent pour écrire. La poésie est un gouffre. J’ai le sentiment de n’avoir rien écrit. J’essaie de corriger ce que le temps a fait de moi et ce que je n’ai pas fait en poésie.

Al Akhbar : Dans « la maison de Ritsos », vous dites : « Qu’est ce que la poésie en fin de compte ? » J’aimerais connaître votre réponse.

Mahmoud Darwich : La réponse se trouve dans le poème lui-même : « C’est l’évènement obscur qui fait de la chose une ombre /et de l’ombre une chose,/ mais qui peut éclairer notre besoin de partager la beauté universelle ». « L’évènement obscur »,selon Ritsos, c’est ce qui reste de mon ?uvre.

28 avril 2007 - Al Akhbar - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.aloufok.net/article.php3...
Traduit de l’arabe par Anne-Marie

Interview de Mahmoud Darwish, par il manifesto : Palestiniens, le peuple de l’absurde