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Elia Suleiman : « Mon cinéma est autant universel que palestinien »
samedi 12 mai 2007 - Roderic Mounir - Le Courrier

La semaine dernière, le cinéaste Elia Suleiman était invité à Genève pour présenter ses films en marge de la « Saison Gaza ».

Buster Keaton, Jacques Tati, Jim Jarmush, Otar Iosseliani, Woody Allen : Elia Suleiman n’en finit pas de s’émerveiller des références que lui associe la critique. A 46 ans, le cinéaste et comédien aux deux passeports - palestinien et israélien -, bardé de prix à Venise et à Cannes où il fut juré l’an dernier, est devenu en deux films le symbole atypique d’une génération décomplexée. Suleiman, qui a vécu plusieurs années à New York, pose sur le conflit israélo-palestinien un regard inhabituel, mi-burlesque mi-désenchanté.

Son dernier film, Intervention divine, remonte à cinq ans, mais il ne s’efface pas pour autant : vu dans Bamako d’Abderrahmane Sissako, Elia Suleiman apparaît ces jours-ci dans Je t’aime... moi non plus de Maria de Medeiros, consacré aux rapports entre cinéastes et critique. Aux côtés de Théo Angelopoulos, Youssef Chahine, David Cronenberg, Takeshi Kitano ou encore Wim Wenders, il a tourné pour Cannes l’un des 35 sketches de Chacun son cinéma, qui sera projeté à l’occasion des 60 ans du festival.

Vendredi dernier, Elia Suleiman était invité par le cinéma Spoutnik, qui projetait l’intégrale de son oeuvre en marge de la « Saison Gaza ». Rencontre.

Genève vous consacre une rétrospective. Avec le recul, quel regard portez-vous sur vos films ?

Elia Suleiman : Les rétrospectives concernent en principe des cinéastes chevronnés, qui ont au moins une dizaine de films à leur actif ! Mais j’apprécie le fait qu’on montre mes courts métrages, car ils m’ont permis d’expérimenter des choses que j’ai mises en pratique plus tard. Ils sont un peu le « making of » des mes films.

Y a-t-il des choses que vous feriez autrement si vous le pouviez ?

Bien sûr. Je ne fais pas partie de ces cinéastes qui ne regardent pas leurs oeuvres et les mythifient en fantasment sur leur propre gloire. Je suis un type normal, qui reconnaît ses erreurs. Mais je suis fier de ce que j’ai accompli, y compris mon premier long métrage (Chronique d’une disparition, 1996, ndlr), qui n’a pas eu un très grand retentissement malgré le Prix du meilleur premier film à Venise. Ce n’est pas nécessairement dû à sa qualité, plutôt à son caractère intimiste et moins ancré dans un contexte historique qu’Intervention divine. Ce dernier était probablement plus maîtrisé et moins hésitant que Chronique..., mais Antonioni estimait que si les cinéastes pouvaient tourner librement, sans contraintes de temps et d’argent, ils seraient incapables de finir un seul film (rire).

Est-il difficile de donner un successeur à Intervention divine, récit largement autobiographique qui décrivait une désintégration - de l’identité, de la perception, de la volonté -, jusqu’à atteindre une sorte d’abstraction ?

C’est possible. Pour faire un film, je ne me fonde jamais sur de la fiction pure. Il y a forcément un rapport à ma vie, à mes expériences. Je suis incapable de sauter d’un film à l’autre ; j’ai besoin de retomber sur mes pieds, de prendre du recul par rapport au long processus qui comprend la fabrication du film, sa promotion. Faire du cinéma n’est pas une affaire de stratégie, j’ai besoin d’en ressentir la nécessité absolue.

Heureusement, recevoir des prix ouvre des portes. J’ai eu des propositions de la part des studios hollywoodiens. Après Chronique d’une disparition, on m’a offert six millions de dollars pour refaire la seconde partie du film en développant mon personnage burlesque. Cela aurait été vendu comme « le retour de Buster Keaton ». J’avoue que j’ai été tenté. J’avais même écrit une dizaine de pages de scénario, avant de réaliser que ce n’était pas la direction que je voulais prendre. Mais je peux vous dire que je travaille sur un film qui conclura ma trilogie et ouvrira de nouvelles perspectives, hors de Palestine.

Votre cinéma est un mélange inédit de thèmes politiques et de décalage caustique. Dans Intervention divine, vous apparaissiez à la fois révolté par la situation en Palestine et lassé par le discours politique traditionnel.

Pas lassé, opposé ! Je hais les discours officiels qu’on nous impose, et j’y résiste à ma manière. En tant qu’artiste, je refuse de me limiter à des frontières nationales. Mon cinéma est autant universel que palestinien. Prétendre le contraire serait déloyal vis-à-vis de ceux qui se revendiquent comme militants. Je n’ai pas besoin de revendiquer mon identité palestinienne, elle est un fait indiscutable. La vraie résistance, pour moi, implique de dévier de cette identité et de la crasse qu’elle charrie - l’occupation israélienne, le soutien militaire étasunien. L’art transgresse les frontières et métamorphose les expériences, il invente un espace poétique vierge qui peut accueillir le calme, le silence, le plaisir.

Si vous observez mes films, vous verrez que mes cadres comprennent beaucoup de ces espaces méditatifs, indéfinis. Le silence aussi joue un grand rôle : c’est un puissant vecteur de participation du spectateur. Tout comme les moments d’exutoire : j’ai essuyé pas mal de critiques pour la scène de guerrière ninja d’Intervention divine. On a même dit que c’était une apologie des attentats suicide ! Alors que c’était clairement un détournement comique des films de Hongkong, des westerns et de la propagande soviétique façon Cuirassé Potemkine. Mais parce que je suis Palestinien, on estime inapproprié de mélanger le classicisme engagé et les emprunts au cinéma de genre. C’est une façon de me dire de rester à ma place.


Cinéaste palestinien, Elia Suleiman part à New-York en 1982 et y vit jusqu’à 1993. Il y réalise des courts métrages dont Introduction à la fin d’un argument, qui montre la représentation des Arabes à la télévision et dans le cinéma hollywoodien.

En 1996, son premier long métrage, Chronique d’une disparition, traite de l’identité palestinienne. Il obtient le Prix du meilleur premier film à Venise. En 2001, son moyen métrage, Cyber Palestine, est présenté à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes et, en 2002, il se retrouve en compétition officielle avec Intervention divine (Source : Allocine.com).

publié le 10 mai 2007 sur Le Courrier