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État islamique : la Turquie piégée par sa politique étrangère
mercredi 8 octobre 2014 - Abdel Bari Atwan

Je suis allé sur le site du gouvernement turc l’autre jour et j’ai été surpris d’y voir une déclaration du ministère des Affaires Étrangères se vantant d’avoir "zéro problèmes avec nos voisins".

Mercredi dernier, les trois-quart des députés turcs ont voté une motion approuvant le déploiement de troupes turques en Syrie et en Irak et permettant à des troupes étrangères de stationner en Turquie. Il est probable que les soldats turcs seront parmi les premiers sur le terrain dans la bataille imminente contre l’État Islamique d’Irak et du Levant. La dangereuse escalade de la crise oblige le président Recep Tayyip Erdogan à opérer un revirement complet de sa politique, et son pays va se trouver confronté aux problèmes les plus graves de son histoire récente.

La Turquie est le seul membre de l’OTAN au Moyen-Orient et elle partage une longue frontière poreuse avec l’Irak et la Syrie. Pourtant, en 2003, Erdogan a refusé de soutenir l’invasion menée par les États-Unis en Irak et n’a pas laissé les États-Unis utiliser son espace aérien ni la base aérienne étasunienne de Incirlik au sud de la Turquie pour faciliter les frappes aériennes. Ankara a approuvé à contre-coeur l’accord sur la zone d’exclusion aérienne en Libye et le mois dernier, à Jeddah, elle a refusé de signer le communiqué de dix états arabes professant "l’engagement commun de rester unis contre la menace posée par toute espèce de terrorisme".

Alors qu’est-ce qui a fait changer Erdogan d’avis ? Dans le passé, il s’est montré un leader pragmatique, à la recherche du meilleur contrat possible - une des raisons principales de sa réticence à l’intervention en Libye était que la Turquie avait des contrats de construction avec le leader libyen de l’époque, Mouammar Kadhafi, d’une valeur de 30 milliards de dollars. C’est seulement quand les États-Unis lui ont affirmé que ces contrats seraient honorés malgré la chute de Kadhafi que Erdogan s’est incliné. Maintenant le chaos règne en Libye et Erdogan a perdu son pari, du moins pour le moment.

La décision d’Erdogan de coopérer avec Washington et de rejoindre les quelque 40 autres membres de la "coalition des volontaires" est la conséquence d’un assaut diplomatique qui a culminé dans un coup de fil du président étasunien Barack Obama. La presse turque a révélé des détails du plan des deux hommes dont l’objectif est tout autant le changement de régime à Damas que l’État Islamique, et c’est le renversement de son rival, le président syrien Bashar Al Assad, que vise principalement Erdogan.

Il y aura une zone d’exclusion aérienne du côté syrien de la frontière. Comme l’État Islamique ne possède pas d’avions, il s’agit clairement de protéger la Turquie des frappes du régime de Al Assad. En échange de la participation des troupes turques dans les attaques au sol et aériennes sur les positions de l’État Islamique, les États-Unis ont accepté d’aider à réorganiser et soutenir l’opposition syrienne pour qu’elle puisse constituer un gouvernement alternatif ; les brigades de l’opposition « modérée » seront entraînées pour former de nouvelles unités militaires en Turquie, en Arabie Saoudite et en Jordanie pour devenir le noyau d’une nouvelle armée syrienne. Le seul problème de ce plan est que l’opposition syrienne est plus divisée que jamais et que les brigades rebelles sont complètement dominées par des islamistes radicaux. Qui plus est, les changements de régime à Bagdad et Tripoli n’ont engendré que du chaos.

Il y a d’autres paradoxes dans cette situation de plus en plus complexe. Après avoir facilité le passage des armes et des fonds à un grand nombre de ces brigades grâce à la porosité de ses frontières avec la Syrie, Ankara se prépare maintenant à attaquer ces mêmes brigades. De plus, la bataille de l’État Islamique contre les milices kurdes peut sembler une bonne chose à la Turquie qui craint fort sa récalcitrante minorité kurde.

La stratégie du double-jeu d’Erdogan est très risquée à la fois sur le plan intérieur et international.

Depuis 2003, Erdogan règne sur le « miracle économique » turc qui a fait de la Turquie la 15ième puissance économique mondiale et a largement contribué à sa popularité dans le pays. La guerre est coûteuse et il est peu probable que le peuple turc voie avec plaisir ses fils revenir à la maison dans des housses mortuaires. Il y a eu de grandes manifestations devant le Parlement mercredi dernier pendant que les députés débattaient de l’opportunité de rejoindre la coalition dirigée par les États-Unis, et la base du pouvoir d’Erdogan sera affaiblie s’il n’obtient pas une victoire rapide à la fois sur l’État Islamique et sur Al Assad. Une chose hautement improbable.

La sécurité intérieure de la Turquie est aussi en danger. Erdogan a attendu que les 49 otages turcs retenus par l’État Islamique soient libérés et en sécurité avant de céder aux pressions étasuniennes. De fait, il a roulé le leader de l’État Islamique, Abu Bakar Al Baghdadi, qui a juré de se venger. Il y a environ 1000 Turcs dans l’Etat Islamique. N’importe lequel d’entre eux peut être utilisé pour commettre des attentats en Turquie et mettre en péril l’industrie touristique turque qui rapporte 35 milliards de dollars par an.

La Turquie a 76 millions d’habitants majoritairement sunnites mais elle comprend aussi des minorités Alawite et Shiite. De plus, elle est caractérisée par une grande variété ethnique avec de nombreuses minorités des Arabes aux Kurdes. La cohésion sociale du pays pourrait être compromise si Ankara s’aventurait dans une direction essentiellement sectaire. Les événements récents ont engendré un isolement régional grandissant de la Turquie. Le parti de la Justice et du Développement d’Erdogan est étroitement affilié aux Frères Musulmans que l’Égypte, les Émirats Arabes Unis et l’Arabie Saoudite considèrent comme une abomination depuis que le président Mohammad Morsi a été renversé l’année dernière.

Erdogan s’est peut-être fait de nouveaux amis à Washington, Londres et Paris, mais il doit maintenant faire face à de l’agitation dans le pays.

Mercredi dernier, la Turquie est passée de « zéro problème avec ses voisins" à "rien que des problèmes avec les voisins ». Je me demande si le ministre des Affaires Étrangères va modifier son site Web en conséquence !

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* Abdel Bari Atwan est palestinien et rédacteur en chef du site Raialyoum. Abdel Bari Atwan est considéré comme l’un des analystes les plus pertinents de toute la presse arabe.

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7 octobre 2014 - Raï al-Yaoum - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.raialyoum.com/?p=162243
Traduction : Info-Palestine.eu - Dominique Muselet