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Depuis 40 ans il donne la dignité aux morts de Gaza
dimanche 20 juillet 2014 - Hugh Naylor
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Cheik Ahmed Tarrouch, à droite, qu’on appelle Abou Mohammed, prépare le corps d’ Ahmed Benasawi, 22 ans, à la morgue de l’Hôpital Kamal Adwan à Beit Lahiya le 18 juillet 2014 [Heidi Levine/The National].

BEIT LAHIYA, bande de Gaza - La plupart des Palestiniens vivant à Gaza sont habitués à voir des morts violentes. Mais même ici Abou Mohammed est plus familier de la mort que chacun. Depuis 40 ans il est volontaire pour préparer les corps de ceux qui sont tués dans le conflit avec Israël. Il fait leur toilette et les enveloppe dans le tissu de lin immaculé appelé kafan que l’islam prescrit pour les rites funéraires.

Le septuagénaire, qui a œuvré tout au long des soulèvements et à présent dans cette autre guerre qui a déjà tué 359 personnes, a enseveli d’innombrables dépouilles d’enfants, de femmes et d’amis – ainsi que de combattants – tués pendant les luttes depuis les années relativement pleines d’espoir de la première Intifada à la fin des années ’80, jusqu’aux conflits plus sinistres et plus sanglants qui ont suivi.

« Nous acceptons tous que nous puissions mourir dans notre lutte. Ceci est la manière dont je rends hommage à ceux qui son vraiment morts pour la Palestine » dit-il dans la petite morgue de l’Hôpital Kamal Adwan à Beit Lahiya, une ville dans le nord de la bande de Gaza.

Le vendredi, les victimes amenées à la morgue comprennent trois enfants de la famille Musallem : Mohammed, 15 ans, Wallah, 13 ans et Ahah, 11 ans. Ils dormaient dans la même chambre dans un appartement porche de la frontière israélienne quand un obus d’artillerie israélien a frappé.

C’est un travail morbide, reconnaît Abou Mohammed, qui possède une entreprise de matériaux de constructions. Mais son rôle n’en est pas moins important, disent ses collègues.

Il n’est pas rémunéré pour son travail, et il est disponible à toute heure du jour, que ce soit en temps de paix ou en temps de guerre.

« Ce gars a roulé jusqu’à l’hôpital pendant les bombardements, les frappes aériennes, en temps de guerre, quand la plupart des gens pensent que c’est trop dangereux de sortir de leurs maisons » dit Yyad Abu Zahar, un chirurgien qui dirige le service des urgences à l’ Hôpital Kamal Adwan.

« Quelquefois les familles l’appellent à 4 heures du matin. Il ne dit jamais non ».

Ahmed Al Hanti, 20 ans, étudiant en médecine à l’Université Al Azhar de Gaza et bénévole à l’hôpital, décrit Abou Mohammed comme une véritable légende dans le nord du Gaza.

« Tout le monde le connaît. Bien sûr ses services suivent une prescription religieuse, mais il n’arrête jamais de travailler ».

Grand-père d’une quarantaine de petits-enfants, portant des chemises impeccablement repassées, des mocassins bien cirés et un keffiyeh, Abou Mohammed, 75 ans, est parfois en butte aux blagues macabres de ses amis. « Ils me disent qu’ils ne veulent pas me serrer la main car ils ont peur d’en mourir sur le coup, s’ils le font... » dit-il. Ils plaisantent, bien sûr.

Mais aucune blague sur l’engagement d’Abou Mohammed, son endurance et son courage sous le feu, quand il va s’occuper des martyrs – ceux qui sont tués en temps de guerre, hommes, femmes, enfants.

Selon la tradition religieuse ils ont droit à un traitement spécial. Ils sont inhumés sans être lavés rituellement, au lieu de quoi ils sont enveloppés dans du plastique puis dans le kafan parce que, explique Abou Mohammed, « ils doivent être envoyés à Dieu avec leur propre sang ».

Pendant les trois semaines de la guerre contre Gaza qui avait commencé en décembre 2008, il a préparé 450 corps pour les funérailles.

Il a passé la majeure partie de ce conflit, qui a tué 1.400 Palestiniens et 13 Israéliens, à lutter pour rester à jour devant l’afflux perpétuel de cadavres qui dépassait les capacités de la modeste morgue de l’hôpital, dotée de 5 réfrigérateurs.

« Nous préparions les martyrs aussi vite que nous pouvions, mais il n’y avait pas assez de place. Je passais plus de temps à l’hôpital qu’à la maison » dit-il.

Pendant ce conflit, les destructions apparemment injustifiées ont suscité des accusations de crimes de guerre contre Israël et le Hamas, le groupe islamiste [nationaliste] qui contrôle Gaza.

Parmi ces crimes : le bombardement par Israël de l’école Al Fakhoura dans le camp de réfugiés de Jabaliya le 6 janvier 2009 : 44 personnes qui s’y étaient réfugiées ont été tuées. L’une d’elles était un ami proche, Abou Shafiq de la famille Deeb qui a été tué avec ses fils, ses filles et sa mère, dit Abou Mohammed.

Il avait l’habitude de s’arrêter à la maison d’Abou Shafiq pour partager une tasse de café et causer politique. Ce jour de janvier 2009, il a préparé les corps d’Abou Shafiq et de sa famille. « J’étais triste quand je l’ai vu. Mais je suis un homme endurci et mon cœur s’est endurci. Je sentais que j’allais pleurer. Mais non, jamais je ne pleurerai. Abou Shafiq est mort en martyr et je sais qu’il est allé à Dieu ».

Abou Mohammed a appris les règles religieuses qui s’appliquent aux funérailles quand il était jeune, chez un cheikh local qui l’avait pris sous son aile. C’est cela qui, avec la confiance de la communauté, lui permet d’offrir ses services. Pendant la première Intifada de 1987, Israël lui enveloppait les corps dans du plastique, dit-il.

Tués à des rassemblements ou lors d’affrontements, les corps étaient laissés près d’un checkpoint. En raison du couvre-feu imposé, Abou Mohammed et trois membres seulement de la famille du défunt étaient autorisés à aller récupérer le corps pour une petite inhumation rapide, qui n’attirerait pas la foule ou n’échaufferait pas les manifestants en colère, quelquefois sans pouvoir suivre les prescriptions religieuses.

« Parfois nous avons dû les enterrer sans le kafan ».

La deuxième Intifada de 2000 a été ponctuée d’attaques-suicides contre des civils israéliens et de violentes représailles de l’armée. Elle a même été plus exigeante que la première, dit Abou Mohammed. Ce jeudi matin 17 juillet, le conflit ayant commencé le 8 juillet, il a déjà préparé 16 corps.

Abou Mohammed est un réfugié d’Isdoud, aujourd’hui la ville israélienne d’Ashdod, où sa famille cultivait le raisin avant d’être forcée à fuir par les forces juives en 1948.

« Tout ce que connaissent les Palestiniens, c’est le malheur » dit-il.

Il aimerait retourner à sa maison ancestrale, à juste 20 km derrière le mur de béton qu’Israël a construit autour de Gaza.

Mais il prépare aussi les jeunes générations aux inévitables morts et destructions que selon lui les Palestiniens auront encore à endurer. C’est pourquoi il a demandé à Abed, son petit-fils âgé de 9 ans, de commencer à l’aider à laver les corps à l’hôpital.

« Je dois endurcir son cœur. Il faut qu’il voie la mort parce que, en tant que Palestinien, son existence est synonyme de mort. Il faut qu’il soit prêt à combattre et à affronter la mort. A Gaza nous sommes obligés de le faire ».

Hugh Naylor est un journaliste américain correspondant pour le Moyen-Orient à The National (Abu Dhabi) et contributeur free-lance à divers journaux US. Il a été chercheur au Center for Nonproliferation Studies (CNS, Vienne). hnaylor@thenational.ae

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19 juillet 2014 - The National - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.thenational.ae/world/mid...
Traduction : Info-Palestine.eu - AMM