Ce qui se passe actuellement à Gaza n’est pas une catastrophe humanitaire ; c’est plutôt une nouvelle Nakba, une autre guerre. Israël va poursuivre son escalade dans l’atrocité et le renforcement de son siège dans l’espoir que les Gazaouis fuiront en Egypte, et là, une bonne fois pour toutes. Le ministre de l’Intérieur israélien, Meir Sheetrit, a suggéré de raser un quartier de Gaza en réponse aux tirs de Qassam sur Sderot. Et il est considéré comme un modéré, comparé aux autres ministres israéliens !
Cette année marquera pour les Palestiniens les 60 ans du début de la Nakba, ces évènements de 1948 qui ont débouché sur l’occupation de la terre palestinienne et l’expulsion de son peuple. Mais la Nakba n’est pas seulement un évènement historique du passé. C’est un programme réfléchi, un processus d’occupation, de transfert et de génocide de l’identité nationale des Palestiniens, afin de vider une terre et de la peupler d’immigrants juifs.
En 1948, il a été possible d’attaquer, la nuit, des villageois palestiniens désarmés pour terroriser, tuer et violer. Aujourd’hui, au cours d’un siècle qui fait mine d’être plus civilisé et dans un monde plus globalisé, la tactique choisie est de rendre la vie des Palestiniens pire que la mort, en leur interdisant l’eau, l’électricité, la nourriture et les médicaments, de sorte qu’ils soient obligés de quitter, « d’eux-mêmes », leur patrie.
La complicité des pays du Proche-Orient et du monde dans le siège de Gaza est manifeste. En fait, même ceux qui brisent le silence et parlent de « catastrophe humanitaire » à Gaza se rendent complices, bien qu’involontairement : car la population de Gaza ne souffre pas des séquelles d’un « tsunami », d’un tremblement de terre ou d’une quelconque catastrophe naturelle. Leur « catastrophe humanitaire » résulte de la volonté politique d’Israël et de l’approbation de la communauté internationale.
On nous promet la paix pour la fin 2008, mais tout ce que nous voyons et vivons n’est qu’oppression et guerre. Le prétendu « processus de paix » n’est là que pour créer une opportunité politique en faveur de ceux qui sont coupables de notre dispersion nationale. Conférence après conférence, sommet après sommet, la Nakba palestinienne tombe dans l’oubli ; il n’y est fait aucune allusion dans les négociations de paix, et aucune leçon n’en est tirée. Chaque diplomate et chaque dirigeant politique qui viennent dans la région se rendent au musée de l’Holocauste de Yad Vashim, mais nul ne prend la peine de regarder vers Deir Yassin tout proche [5 km de Jérusalem - ndt], lieu de l’un des massacres les plus sauvages de la Nakba.
Comme l’entendent bien ceux qui affirment avec force « Plus jamais ça ! », le déni est un processus symbolique de réfutation de la dignité des survivants d’une atrocité, comme de la responsabilité de ceux qui l’ont perpétrée. Une telle négation n’affecte pas seulement le passé et le présent, mais elle aura des implications dans l’avenir car elle ne met pas seulement en péril la possibilité d’une réconciliation sincère, elle accroît aussi, probablement, les risques pour qu’un tel fait se reproduise.
L ?Etat juif et les Israéliens à titre individuel prennent leur part de responsabilité, non seulement dans la Nakba elle-même, mais dans cette détermination à la nier. L’allégation de certains Israéliens selon laquelle seuls, les politiciens seraient à blâmer pour la Nakba n’est pas fondée, car nombre de personnalités et d’institutions culturelles, religieuses et professionnelles ont comploté avec une occupation israélienne fondamentalement maléfique. Dans de nombreux cas, des universitaires et des professionnels ont apporté leurs compétences, leurs talents et leur prestige aux idéologies et pratiques oppressives, caractéristiques dominantes de l’occupation. Qui, par exemple, conseille les tortionnaires sur la bonne mesure, la juste durée et les moyens adéquats pour torturer les détenus palestiniens ? des psychiatres et des psychologues, comme mes professeurs, comme mes confrères et comme moi-même. Ces professionnels ont renié leur code déontologique et leur serment pour se faire les outils de l’occupation. Des universitaires et historiens ont fait carrière sur la négation de la Nakba, tentant de refaire l’histoire pour en absoudre les auteurs et en diaboliser les victimes.
Ceux qui nient la Nakba font semblant de sommeiller et ils sont très durs à réveiller. Une de leurs stratégies est de refuser en termes exaspérés les faits, la véracité des récits atroces d’un terrorisme d’Etat délibéré. Une autre est de reconnaître les faits objectifs mais sans s’en repentir. L’historien israélien Benny Morris, par exemple, a publié sur les actes cruels commis par l’entreprise sioniste : le déracinement de 700 000 Palestiniens, les massacres, les viols de femmes palestiniennes afin de « nettoyer l’arrière-pays et nettoyer les secteurs frontaliers et nettoyer les routes principales ». Pour autant, il ne condamne ni ne dénonce ces atrocités. Il préfère écrire : « Je ne pense pas que les expulsions de 1948 constituent des crimes de guerre. Vous ne pouvez pas faire d’omelettes sans casser des ?ufs. Vous devez vous salir les mains. » « Ben Gurion avait raison » conclut Morris. « S’il n’avait pas fait ce qu’il a fait, aucun Etat n’aurait vu le jour ».
Etant donné que tant de notre guerre relève du psychologique, il n’est pas étonnant que l’élément psychologique soit également essentiel pour la paix. Une reconnaissance universelle de la Nakba, comme celle de l’Holocauste, de l’apartheid, de l’esclavage et de d’autres horreurs commises par la main de l’homme, est un élément capital pour apporter la paix dans la région. Une telle reconnaissance doit inclure l’aveu sincère de la réalité de la Nakba, la volonté de réparer, dans la plus grande mesure possible, les torts qui ont été causés, et un effort réel pour avancer et reconstruire l’avenir après avoir retravaillé l’histoire et appris à vivre avec son passé. Si cette reconnaissance ne pourra jamais défaire ce qui a été fait, elle prévoit néanmoins d’accorder un respect profond et la grâce aux victimes, d’impulser un élan vers la cicatrisation de l’histoire et de la mémoire blessées et, en fin de compte, de créer une nouvelle réalité. En d’autres termes, elle défend une justice réparatrice, plutôt que vengeresse.
Une reconnaissance publique des actes maléfiques et illicites perpétrés contre le peuple palestinien est un préalable à la rééducation psychologique des Palestiniens et de la même façon, des Israéliens. Les survivants de la Nakba doivent être entendus, leurs témoignages reconnus et leurs droits restaurés. Car la justice est une obligation plutôt qu’une possibilité pour la réconciliation ; les Israéliens, auteur de ces actes, doivent reconnaître leurs erreurs et demander leur amnistie. Pourquoi pas un Tribunal de Nuremberg ou une Commission Vérité et Conciliation pour nous tous ? Cette dernière a assurément été essentielle pour la transformation victorieuse de l’Afrique du Sud, d’apartheid en Etat démocratique, lequel aujourd’hui est un membre accepté et respecté de la communauté internationale.
Les menaces actuelles contre la population et l’existence de Gaza ne provoquent pas la moindre vague dans le monde. Alors que nous vivons une ère saturée d’informations, les populations et les nations font montre d’une stupéfiante capacité à refuser la réalité. Elles assument le rôle de spectateurs passifs, attendant que quelqu’un d’autre agisse et assume la responsabilité. Avec comme conséquence, des communautés entières qui peuvent se retrouver impuissantes et paralysées.
L’information à elle seule ne peut suffire pour se confronter au déni de la Nakba. En fait, il apparaît qu’une information multipliée, une abondance d’images et de chiffres, de preuves historiques, ne font que renforcer les gens dans leur négation et leur refus d’admettre les implications de faits qui les ont précédés. Nous savons que lorsqu’un esprit conscient décide qu’une chose est trop oppressante à contempler, l’individu en refoule le souvenir ; mais comment pourrions-nous refouler les souvenirs de meurtres qui se multiplient sous nos yeux, aujourd’hui ?
Les Palestiniens ne se font pas de soucis pour les Israéliens quand il leur faut répondre à leurs petits-enfants qui veulent savoir où ils étaient lors de la Nakba. Ceux qui ont honte de leurs actes ou de leur inaction - mais qui sont dans la volonté de refus - répondront simplement : « Je ne sais pas », « Je n’y ai pas participé », ou, « Je ne pouvais rien faire pour l’arrêter ».
Ce qui importe aux Palestiniens, c’est que 60 ans c’est trop, et que la négation de la Nakba doit prendre fin.
Faisons de cette année l’occasion unique de briser le cycle de cette négation et de nous joindre à la poignée de gens qui ont déjà décidé de ne plus être des spectateurs passifs. Ceci requiert une détermination collective des mouvements de solidarité dans le monde, afin de lancer un vrai mouvement et de mobiliser pour une campagne pour la fin de la Nakba. Alors que nous entreprenons le processus pour parvenir à apurer un passé cruel et oppressant, nous pouvons, dans le même temps, travailler à un avenir de reconstruction et de réconciliation.
* Samah Jabr est psychiatre dans la banlieue de Jérusalem et enseigne à l’université de Birzeit.
Du même auteur :
"Les pots-de-vin" - 7 janvier 2008.
"Le combat pour façonner notre identité tout en vivant sous occupation" - 31 décembre 2007.
"Pourquoi les Palestiniens manifestent contre Annapolis" - 19 décembre 2007.
16 février 2008 - Reçu de l’auteur par "Les Amis de Jayyous" - sera publié en version anglaise dans le Washington Report d’avril 2008. Traduction de l’anglais : JPP