Au début de ma détention, par une journée caniculaire, je marchais dans l’allée étroite destinée à l’exercice physique lorsqu’un garde m’a interpellé à mon retour à ma cellule : « Viens par ici, le criminel ».
C’était un mot difficile à entendre. Il était si étrange que j’ai cru un instant qu’il appelait quelqu’un d’autre. Je suis retourné vers lui et je lui ai expliqué que la raison de mon incarcération était mon travail dans les médias, et que je n’étais impliqué dans aucun crime de quelque nature. Il m’a regardé avec appréhension et suspicion, avant de répondre : « C’est encore pire ».
Cet événement a suscité en moi de l’étonnement. Quelqu’un qui me décrit comme un criminel et qui décide ensuite que je suis encore pire qu’un criminel pour le simple fait d’être journaliste. C’est plutôt étrange, en effet. Je venais d’être incarcéré et je ne m’étais pas encore aperçu de l’ampleur de la crise de conscience et de l’image que les gens avaient de ceux qui travaillent dans la presse.
Depuis plusieurs décennies, mais plus intensément au cours des deux dernières années, ce régime a perfectionné l’art de violer la liberté d’expression, et la liberté de la presse en particulier. Il a également légitimé ces violations et cherché à diaboliser la presse libre, surtout lorsqu’il est question de reportages sur des événements qui échappent au contrôle des autorités et qui sont réalisés indépendamment des informations officielles fournies par l’État. Cette diabolisation a eu de larges répercussions : elle a notamment permis d’induire en erreur l’opinion publique et de déformer l’image que le citoyen ordinaire a de cette profession et de ceux qui l’exercent.
Beaucoup de personnes un peu simples d’esprit pensent qu’un journaliste n’est rien d’autre qu’un espion. Alors que nous, les journalistes, répétons que notre but est de rapporter la vérité et de la transmettre à tous les citoyens, dans l’espoir d’accroître la prise de conscience de la société quant à ce qui se passe. Les autorités cherchent à convaincre ces citoyens (éveillant ainsi un faux sentiment de patriotisme) que nous ne sommes rien d’autre que des espions qui s’efforcent de violer le caractère sacré de la patrie et de dévoiler ses points faibles à ses ennemis. Malheureusement, le résultat est que la perception que le public a des médias et du noble ouvrage entrepris par les journalistes est déformée.
Sur une période de 60 ans, les autorités ont innové, employant diverses méthodes pour restreindre la liberté de pensée et d’expression et pour briser la plume de certains penseurs, écrivains et journalistes, parmi lesquelles la fermeture de médias et l’adoption de lois permettant de contenir leurs activités. Les journalistes libres se sont engagés dans un jeu du chat et de la souris avec ces autorités afin de garantir une plus grande liberté pour la profession. Toutefois, ces derniers temps, en particulier après le 3 juillet 2014, les mesures répressives des autorités contre les journalistes ont atteint un niveau maximal avec l’exécution de journalistes sur le terrain pour le simple fait de transporter un appareil photo. C’est ce qui est arrivé à mes amis Moussab al-Shami, Habibah Abd al-Aziz et Ahmad Asem.
Des dizaines d’autres journalistes sont détenus depuis plusieurs mois, et certains d’entre eux ont été condamnés à des peines à perpétuité, comme moi. D’autres peines de prison à long terme ont été prononcées. Une telle répression vise à délivrer un message, indiquant que la mort et la persécution seront le sort de tous ceux qui osent avoir une voix différente de celle du régime, que la liberté de la presse n’existe pas et constitue un acte de trahison et un crime puni par la loi, et que l’État ne se soucie pas des conventions internationales à cet égard.
Nous traversons en réalité les pires heures de l’histoire de la presse en Égypte. Nous, les journalistes emprisonnés, sommes gravement persécutés, punis pour notre décision d’exercer cette profession librement. Ce n’est pas simplement une détention ordinaire. Nous ne jouissons pas d’un traitement spécial pour nous distinguer des criminels malgré le fait que nous sommes des prisonniers d’opinion. Les choses sont encore pires. Dès le moment où les journalistes sont arrêtés, ils sont complètement isolés du monde extérieur et sévèrement torturés, parfois pour extraire des informations et parfois pour la simple volonté de punir.
Les journalistes détenus sont privés de leurs droits juridiques, comme le droit de parler à un avocat, d’exiger une enquête sur les mauvais traitements et la torture qu’ils subissent, de voir les enregistrements des interrogatoires ou encore d’en savoir plus sur les accusations portées contre eux. Et cela ne s’arrête pas là. Après que la sentence est prononcée, les journalistes sont transférés dans des prisons ultra-sécurisées connues pour les violations des droits de l’homme qui y sont commises (comme la prison d’al-Aqrab). Cela ne se produit même pas pour les criminels les plus dangereux.
D’après les règles de la prison, les détenus sont répartis entre les criminels, les prisonniers politiques et les journalistes. Au début, je pensais que le fait d’être désigné comme étant journaliste m’aurait offert le meilleur traitement, comme l’ont pensé la plupart des journalistes incarcérés que j’ai rencontrés dans la prison. Dès leur arrestation, ils ont tenu à montrer leur carte de presse. Cependant, la réalité est exactement à l’opposé de ce à quoi nous nous attendions, et ce dans les moindres détails. Par exemple, les criminels condamnés sont autorisés à avoir des journaux et un poste de télévision, tandis que les journalistes se voient refuser de telles choses. Les criminels condamnés ont la permission d’apporter toutes sortes d’appareils personnels et divers types de nourriture, alors que cela nous est strictement interdit.
La seule raison est de nous rendre la vie plus difficile. Des campagnes d’inspection répétées sont menées dans les cellules où se trouvent des journalistes. Ces campagnes sont effectuées de la manière la plus inhumaine et la plus irrespectueuse qui soit. De leur côté, les criminels condamnés vivent confortablement dans leur cellule. Lors de la rupture du jeûne, le jour de l’Aïd, 424 criminels détenus ont été graciés et libérés. Parmi eux, aucun journaliste, aucun prisonnier d’opinion.
Aujourd’hui, après avoir passé deux ans en prison, et ayant été condamné à une peine à perpétuité, je me rends pleinement compte que les journalistes incarcérés sous le régime actuel font face aux plus graves persécutions, châtiments et privations. Ils sont privés de tous les droits fondamentaux auxquels un détenu a droit, et sont privés d’un procès équitable. Ce régime nous traite tout simplement comme des ennemis.
* Abdullah Elfakharani est un journaliste, militant des droits de l’homme et médecin en formation qui a été placé en détention en Égypte en août 2013 et condamné à une peine de prison à perpétuité.
18 août 2015 - Middle East Eye - Vous pouvez consulter cet article à :
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Traduction : MEE - VecTranslation