Aujourd’hui, c’est un désastre encore plus grand qui se pointe à l’horizon. Israël et les USA se préparent ouvertement à bombarder l’Iran au prétexte d’empêcher « un nouvel Holocauste ». Mais cette fois-ci, on remarque une étrange absence de l’opposition publique et des protestations de masse qui avaient précédés l’invasion de l’Irak en 2003.
C’est comme si l’énormité des évènements mariés aux conforts de la vie quotidienne avait conduit le monde occidental à s’arrêter de réfléchir à des choses graves pour se réfugier dans des platitudes officiellement inspectées et approuvées. Le débat est remplacé par un système d’alarme qui hurle au scandale à la moindre déviation du discours autorisé. En France où les gens font beaucoup attention aux mots, la dénonciation de l’hérésie verbale va jusqu’à faire des lois qui punissent certains discours politiquement incorrects.
Mais le genre de censure le plus courant vient d’être illustré par un incident essentiellement trivial. Pendant une conférence de presse à l’Elysée consacrée au réchauffement climatique, un journaliste du New York Times a changé le sujet pour demander au président français ce qu’il pensait de la menace nucléaire iranienne. Chirac commença avec la ligne officielle de la « communauté internationale », selon laquelle le refus de l’Iran d’abandonner son programme d’enrichissement de l’uranium était « très dangereux ». Puis, Chirac (pensant comme il l’a dit plus tard qu’il parlait « off ») a cédé à la tentation de parler franchement. La possession éventuelle d’une bombe nucléaire par l’Iran n’était pas si dangereuse que cela, a-t-il dit. Et pour illustrer son propos, il a posé la question de savoir quel avantage pourrait bien donner à l’Iran une bombe nucléaire, ou même deux. « Vers qui l’Iran tirerait-il sa bombe ? Vers Israël ? Elle n’aurait pas fait 200 mètres dans l’atmosphère que Téhéran serait rasé”. Et Chirac d’ajouter que le vrai danger c’est la prolifération nucléaire. Chirac est même allé jusqu’à suggérer que l’Iran avait une bonne raison derrière sa recherche nucléaire, y compris sa peur d’être « menacé par la communauté internationale. Et qui est la communauté internationale ? Les USA. »
Et l’alarme de sonner. Le « scandale » des propos politiquement incorrects de Chirac a fait la une des journaux français et US. Par eux-mêmes, les propos de Chirac ne méritaient pas vraiment qu’on en fasse toute une affaire, mais la réaction à ces propos était significative. D’abord, ces propos montrent que le président français, en fin de mandat et pris dans la campagne électorale qui va élire son successeur, est trop isolé pour pouvoir s’opposer à une guerre contre l’Iran comme il l’avait fait pour l’Irak. Les médias sont là pour l’abattre avant qu’il puisse dire quoi que se soit, à commencer par les journaux qui continuent d’être considérés « de gauche » - c’est à dire principalement Libération et Le Monde - mais qui sont en réalité devenus les gardiens de l’orthodoxie atlantiste (une orthodoxie dévouée à une « unité européenne » étroitement liée aux USA). Le propre parti de Chirac lui a été enlevé par son ambitieux ennemi Nicolas Sarkozy, qui a publiquement critiqué Chirac pour avoir abandonné les USA dans leur guerre contre l’Irak. Les marques de dévotion envers Washington et Tel Aviv montrées par Sarkozy lui ont valu le soutien enthousiaste de la communauté juive française, de plus en plus inspirée par le lobby US pro israélien.
Les Socialistes n’ont rien trouvé de mieux que de s’effaroucher de la “gaffe” de Chirac. En général, la gauche française n’a jamais vraiment senti le besoin d’applaudir Chirac pour avoir tenu la France en dehors du piège irakien. Du point de vue de la gauche sectaire (et la gauche française dans ses myriades de courants est incurablement sectaire), ce qui compte n’est pas de faire ce qui est juste, mais de faire ce qu’on fait pour les motivations correctes - et les motivations d’un politicien de droite comme Chirac ne peuvent pas, par définition, être les bonnes.
Il y a quatre ans, on a vu d’énormes manifestations contre la guerre à venir contre l’Irak, mais aujourd’hui, alors que les USA et Israël se préparent à attaquer l’Iran, il ne se passe rien !? Il y a quatre ans, le chancelier allemand était le social-démocrate Gerhard Schroeder qui avait bien agi, quelles que soient ses motivations, pour que le coeur de la « vieille Europe » (Allemagne, France et Belgique) puisse s’unir face aux plans de guerre des USA. Aujourd’hui, le chancelier allemand s’appelle Angela Merkel, et elle est tout aussi dévouée à Washington qu’elle l’était à Moscou quand elle a commencé sa carrière politique en Allemagne de l’Est avant la chute du mur.
Aucun débat sur l’Iran
Il n’y a non seulement aucun mouvement d’opposition audible ou visible à une guerre contre l’Iran, il n’y a aucune discussion ni débat véritable qui ne repose pas dés le départ sur la présupposition officiellement approuvée que le programme nucléaire iranien est une « menace ». S’il y avait une telle discussion, elle pourrait prendre en compte les éléments suivants :
1) Motivations possibles des Iraniens pour un développement nucléaire autres que celui de déclencher un Holocauste atomique. Celles-ci pourraient être les mêmes que celles du Shah, allié d’Israël, qui voulait poursuivre le développement de l’énergie nucléaire. L’Iran pourrait très bien vouloir utiliser ses revenus pétroliers pour préparer le pays à utiliser d’autres sources d’énergie à la fin du ?boom’ pétrolier. Ce qui est devenu très plausible après plusieurs rapports récents sur le déclin de la production de l’industrie pétrolière iranienne. Et maintenant, faisant face au réchauffement de la planète, l’énergie nucléaire peut être décrite comme « écologique », que cela plaise ou non.
2) Le rôle de la dissuasion nucléaire. Les remarques de Chirac n’étaient rien d’autre qu’un rappel de la doctrine française de défense nucléaire : la dissuasion. Malgré son aspect rébarbatif, la vieille doctrine de la guerre froide de « destruction mutuelle assurée » a plutôt fonctionné. Israël possédant un vaste arsenal nucléaire, si l’Iran obtenait également des armes atomiques, Israël perdrait son avantage mais le résultat serait tout simplement l’apparition d’un autre cas de dissuasion mutuelle. C’est ce que Chirac essayait de dire. Mais ces choses là ne peuvent pas être dites !
3) L’importance des “menaces envers Israël » du président Mahmoud Ahmadinejad. Il y a deux cotés à cette affaire : (a) ce qu’a vraiment dit Ahmadinejad, et (b) l’utilisation faite de ces paroles par Israël et ses alliés.
(a) La première partie a été analysée en profondeur par l’artiste iranien Arash Norouzi, un opposant politique d’Ahmadinejad, sur son site “Le Projet Mossadegh” (The Mossadegh Project) . (Note du traducteur : Juan Cole a également écrit toute une analyse sur le sujet sur son blog « Informed Comment ». La phrase d’Ahmadinejad et sa traduction mot pour mot donne ceci : "Imam (Khomeiny) ghoft (a dit) een (ce) rezhim-e (régime) ishghalgar-e (qui occupe) qods (Jérusalem) bayad (doit) az safheh-ye ruzgar (de la page du temps) mahv shavad (disparaître)."
Ainsi donc, Ahmadinejad citait son mentor l’Imam Khomeiny, mort en 1989 sans avoir jamais levé le petit doigt pour détruire Israël. Il devrait être évident que la phrase en question est une opinion, pas une menace, et ne s’adresse pas aux gens qui vivent en Israël mais au « régime » sioniste qui occupe Jérusalem. Venant d’un dirigeant religieux musulman, cette opinion est sans aucun doute basée sur son objection au monopole juif sur une ville considérée comme sacrée par les trois monothéismes issus d’Abraham. Ahmadinejad semble beaucoup aimer la provocation verbale, mais les mots, tout offensants qu’ils puissent être, ne sont que des mots. Et puis, on le cite de façon bien sélective. Le fait qu’il répète que l’Islam interdit les armes nucléaires, et que la disparition d’un régime peut se produire sans guerre, comme celle de l’Union Soviétique entre autres, est délibérément ignoré. La réalité reste que l’Iran n’a jamais attaqué un autre pays depuis plus de deux siècles et demi, et ne montre aucun intérêt à le faire aujourd’hui. Les USA et Israël, par contre...
(b) Et puis il y a l’interprétation faite de ces « menaces ». Ahmadinejad est décrit comme le nouvel « Hitler », déterminé à effacer de la carte le pauvre petit Israël de manière à pouvoir tuer tous les juifs, et à partir de là, qui sait, conquérir le monde. Encore un petit peu d’uranium à enrichir, et on est tous mort....
Il est difficile de croire qu’on puisse prendre tout cela au sérieux, mais pratiquement toute la classe politique occidentale se sent obligée de faire comme si c’était vrai. Pourquoi ? Une réponse cynique serait de dire que les USA et Israël cherchent un nouveau prétexte pour commencer une nouvelle guerre dans le but de rénover le Moyen Orient de façon à s’assurer un contrôle éternel sur les ressources pétrolières et de garantir la suprématie régional d’Israël, le seul pays de la région qui resterait encore intact.
Un dangereux complexe de la persécution
C’est peut-être une raison, mais il y en a une autre, moins matérielle et plus psychologique, et qui envahit de plus en plus la vie politique en Europe et aux USA : une sorte de pathologie de la persécution qui se répand dans ce qu’on appelle la « communauté juive », c’est à dire une partie de la population juive, et en particulier les organisations qui disent la représenter (souvent à tort). La population juive de France, qui a joué un rôle important depuis des siècles dans la vie intellectuelle, économique et politique du pays, est en train de se glisser politiquement de la gauche vers la droite, en bonne partie à cause de son attachement à Israël. Etant donné la vitalité et l’influence de cette communauté, son impact sur la vie politique du pays dans son ensemble n’est pas négligeable.
Cette mutation est visible à tous les niveaux de la société. C’est une cause d’inquiétude pour beaucoup de gens qui n’aiment pas en parler de peur d’être stigmatisé comme « anti-sémites ». Mais est-ce de l’ « antisémitisme » que d’essayer de dire aux juifs de France que, malgré quelques incidents déplorables mais tout à fait marginaux, on ne les hait pas, on ne les menace pas ; au contraire, ils sont appréciés et même aimés, et que l’idée que les non juifs n’attendent qu’une prochaine occasion pour les exterminer est non seulement injuste envers les autres mais dangereux pour eux-mêmes ?
Cette hystérie concernant l’Iran, qui peut nous amener à une guerre désastreuse qui sera perdue par tous, à l’instar de la guerre de 1914-18, est alimentée clairement par l’importance, dans la communauté juive et même bien au delà dans l’Occident dans son ensemble, du « devoir de mémoire », c’est à dire pour être précis du souvenir collectif et constant de l’Holocauste comme le moment qui donne son sens au vingtième siècle, et peut-être même à toute l’histoire de l’humanité. Cette fixation sur le génocide des années 1940 semble générer une peur de plus en plus obsessive.
J’ai pu observer cet état d’esprit récemment à une réunion-débat entre Ivan Levaï et Jean-François Kahn, devant un public de juifs parisiens de classe moyenne, éduqués et progressistes, de ceux qui, il n’y a pas si longtemps, étaient à l’avant garde des considérations sociales universelles, mais qui aujourd’hui font leurs choix politiques à l’aune des attitudes envers Israël. Ainsi s’est exprimé de la part du public une préférence pour Condoleezza Rice contre Ségolène Royal (parmi les Socialistes, ils lui préféraient le très pro-Israél Dominique Strauss-Kahn). L’ironie veut que plus la politique israélienne devient brutale, provoquant ainsi une hostilité croissante envers Israël, plus certains considèrent non seulement qu’ils doivent défendre Israël bec et ongles, mais que toute critique d’Israël est une menace directe contre eux.
Voila qui divise la société française elle même. La grande majorité de la population française non issue de l’immigration, surtout à gauche, se sent proche de ses amis juifs, admire les juifs qui ont brillés dans toutes sortes de discipline, et considèrent les juifs de France comme une part indivisible et irréductible du pays, de telle sorte qu’ils ne savent généralement pas qui est juif ou pas, et ne veulent pas le savoir. Et si certains auraient pu garder une trace atavique d’un antisémitisme ancestral, celui-ci s’est éteint suite à la culpabilité ressentie pour l’Holocauste.
Et cette culpabilité est bien entretenue. Dans les écoles, la commémoration de la journée annuelle de la Shoah devient de plus en plus élaborée. Quels sont les effets sur les enfants ? Les enfants juifs se trouvent ainsi mis à part d’une manière qui risque de susciter un sentiment d’insécurité et de méfiance envers les autres. Pour les enfants issus de l’immigration arabe ou africaine, cela stimule une concurrence malsaine d’identité victimaire. La réflexion devient presque inévitable : en effet les juifs ont souffert il y a plus de soixante ans, mais aujourd’hui ce sont les arabes qui souffrent en Palestine et en Irak, et tout le monde s’en moque. Pourquoi certains peuples sont-ils d’éternelles victimes alors que d’autres peuples ne comptent pas ?
Pendant que la communauté juive officielle vire à droite, la droite se rapproche de la communauté. A l’extrême droite, le candidat de la « vieille » France Philippe de Villiers essaie de déborder Jean Marie Le Pen en s’attaquant à l’ « islamisation de la France », et en faisant une cour ardente à la communauté juive dont l’aile droite bénéficie des attentions flatteuses de la fille de Le Pen, et son possible successeur, Marine. De tels positionnements stimulent le ressentiment anti-juif chez les jeunes de banlieue issus de l’immigration. Une forme de paranoïa en emmène une autre.
Quel est le danger ?
Pour en revenir à la menace iranienne, on peut examiner ce commentaire du vice-ministre de la défense israélien Ephraim Sneh cité par Seymour Hersh dans le New Yorker du 21/11/2006 à propos d’une éventuelle attaque américaine contre l’Iran. Sceptique quant à la possibilité d’influencer l’Iran par la voie diplomatique, Sneh dit :
“Le danger n’est pas tant qu’Ahmadinejad lance une attaque, mais qu’Israël doive vivre dans la peur d’un dirigeant décidé à sa destruction... La plupart des Israéliens ne voudraient plus vivre ici ; la plupart des juifs ne voudraient plus venir ici avec leur famille, et les Israéliens qui ont la possibilité de vivre à l’étranger le feraient... J’ai peur qu’Ahmadinejad ne soit capable de tuer le rêve sioniste sans avoir à appuyer sur un bouton. »
Voici une déclaration qui mérite une attention particulière. Ce que suggère l’officiel israélien c’est qu’une guerre devrait être lancé contre un pays, non pas à cause de ce qu’il pourrait faire, mais parce que la peur de ce qu’il pourrait faire risque de « tuer le rêve sioniste ». Ainsi la peur d’un nouvel Holocauste, l’argument phare du sionisme depuis plus d’un demi siècle, se retourne contre le sionisme même.
Devons-nous plonger le monde dans la guerre pour sauver « le rêve sioniste » ? N’y a-t-il pas d’autres moyens pour les juifs de vivre sur cette terre sans craindre le génocide ? En effet, l’Israël sioniste n’est-il pas devenu la plus grande menace pour les juifs en les attachant au destin d’un état brutal qui éveille l’indignation grandissante du monde par son traitement des Palestiniens ?
En effet, l’endroit au monde le moins sûr pour les juifs, c’est Israël. La politique agressive d’Israël n’assure pas la sécurité des juifs d’Israël, et peut menacer même la sécurité des juifs — et de tout le monde — dans d’autres pays. La recherche de la sécurité absolue mène à son contraire.
Depuis longtemps, une loi non écrite a voulu que seul les juifs (au risque de se faire accuser de "se haïr") puissent critiquer le sionisme. Mais les choses sont allées trop loin. Cette paranoïa agressive d’Israël n’est plus seulement une « question juive ». Elle tire avec elle le monde entier vers le désastre. Ceux d’entre nous qui ne sont pas juifs doivent parler et dire à nos amis juifs : “Nous ne voulons pas que vous soyez tués, nous vous protégerons contre tout danger réel, mais nous ne voulons pas non plus mourir pour préserver le "rêve" de votre Etat juif, et nous refusons de plonger le monde dans la guerre sans fin pour préserver une distinction identitaire qui signifie beaucoup pour vous, mais ne signifie pas grand-chose pour nous. »
Diana Johnstone - dianajohnstone@compuserve.com
Site de Michel Collon
Traduit par Michel Polizzi et Diana Johnstone
Lire aussi, par Gary Leupp, Counterpunch :
Accuser l’Iran de « génocide » avant de l’atomiser