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Témoignages - Abraham Serfaty, par ses compagnons

jeudi 25 novembre 2010 - 05h:00

Hassan Hamdani - TelQuel Online

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Serfaty, décédé ce 18 novembre, était un défenseur acharné de la cause palestinienne et un antisioniste convaincu. C’est lui qui disait « Le sionisme est avant tout une idéologie raciste. Elle est l’envers juif de l’hitlérisme [...] Elle proclame l’Etat d’Israël "Etat juif avant tout", tout comme Hitler proclamait une Allemagne aryenne » (Le Grand soir).

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Abraham Serfaty

Communiste à l’âge de 18 ans, emprisonné sous le Protectorat en 1950 à cause de ses positions nationalistes, technocrate de haut vol dans le Maroc indépendant, cofondateur de l’organisation d’extrême gauche Ila Al Amam en 1970, Abraham Serfaty a un CV très chargé, qui pose son homme. Un militant dans l’âme, irréductible, malgré ses 22 mois dans la clandestinité, ses 17 ans de prison et ses 8 années de bannissement hors du Maroc. Il vit aujourd’hui dans sa villa de Marrakech d’où il ne sort plus. Vieil homme malade de 82 ans, affaibli par les séquelles de la torture et de l’âge. Ayant vécu à son contact, quatre témoins reviennent sur des étapes clés d’un symbole des années de plomb.

Monsieur Maton, prof de maths sans histoires

“Dans la clandestinité, Abraham Serfaty se dissimulait sous l’identité de Monsieur Maton, professeur de mathématiques de son état. Il portait un collier de barbe et avait sacrifié sa moustache à laquelle il tenait beaucoup. Être dans la clandestinité signifie se couper de tous ses liens affectifs, vivre une schizophrénie à l’intérieur de soi-même. Lui comme moi avons dû éliminer toutes nos petites habitudes, même le café du matin. Il nous a fallu devenir transparents, souffrir volontairement d’un déficit de mémoire, s’exercer à oublier notre propre nom. Abraham Serfaty, qui avait plusieurs pseudonymes, était vigilant 24 heures sur 24.

Il ne se retournait jamais dans la rue s’il entendait quelqu’un crier Dédé, son surnom d’avant la clandestinité.
Il savait de surcroît si quelqu’un le regardait dans son dos sans avoir besoin de se retourner. Il avait développé ce sixième sens à l’époque où il travaillait à l’OCP et descendait dans la mine à Khouribga. Chaque petit bruit nocturne nous tenait en veille, car nous pouvions être arrêtés à tout moment, voir débarquer les policiers défonçant la porte de notre logement. Aussi, nous changions d’appartement à chaque arrestation d’un militant. Nous vivions avec un petit pécule de 170 dirhams par mois grâce à l’aide, entre autres, de la communauté française au Maroc qui baignait dans les idées de l’après-mai 68. Les repas étaient frugaux, constitués essentiellement de sardines.

Pour améliorer le quotidien, nous avons voulu un jour manger de la viande. Abraham s’est chargé d’aller chez un boucher près du cinéma l’ARC, à Casablanca, car, avec son physique d’Européen, c’était le seul parmi nous à pouvoir en acheter sans se faire remarquer. Il a de surcroît demandé 2 kilos de viande hachée pour chat afin de ne pas attirer l’attention. Etonné par la quantité, le boucher lui a demandé la taille de son chat. Abraham lui a répondu que c’était une chatte enceinte pour ne pas éveiller les soupçons. Une nuit, nous nous sommes fait arrêter à un barrage de police à Aïn Sebaâ, notre vieille Volkswagen pleine de tracts. Un des policiers a braqué sa torche sur la pile amoncelée à l’arrière de la voiture. Abraham Serfaty ne s’est pas démonté, il a déclaré l’air dépité au policier qu’il était professeur et avait tout ce tas de copies à corriger. On l’a échappé belle, vu la teneur des tracts qui parlaient de “Hassan, Dlimi, houkoumat jou3, etc.”. Il y avait aussi des grandes joies dans la clandestinité, comme passer à travers les mailles du filet, l’impression de remporter une victoire contre le régime”.

Mohamed Serifi, ex-d’Ila Al Amam et compagnon de clandestinité d’Abraham Serfaty (mars 1972 - novembre 1974).

L’icône des jeunes révolutionnaires

“Nous parlions déjà beaucoup de lui dans les réunions de la cellule du syndicat lycéen, auquel j’appartenais au début des années 70. Un juif antisioniste, c’était quelque chose pour nous. J’ai d’ailleurs fait mes études à l’Ecole Mohammadia des ingénieurs, car Abraham Serfaty y a été directeur des études à une époque. Il avait implanté au sein de l’école une structure d’Ila Al Amam. Après le grand procès de 1977, à l’issue duquel il a été condamné avec d’autres membres de notre organisation, j’ai été chargé avec d’autres de reconstruire le mouvement sur de nouvelles bases. En 1983, nous avons tenu une réunion interne où nous avons décidé de confier la direction du mouvement aux militants encore libres. Même s’il était en prison, Abraham Serfaty a été maintenu dans la direction, car nous voulions garder un repère.

Je l’ai rencontré pour la première fois en 1985, après mon arrestation. Il était heureux de voir des jeunes assurer la continuité de son combat. C’était un colosse impressionnant par son physique, il avait de surcroît une aura pour nous, car il a préféré lutter pour la justice sociale, alors qu’il avait une grande carrière toute tracée dans l’administration. Nous avions entre 20 et 30 ans de moins que lui. À nos yeux, c’était une mémoire et une référence qui connaissait l’histoire du Parti communiste marocain et celle du gouvernement Abdallah Ibrahim (1958-1960), auquel il a participé au sein du cabinet du ministre de l’Economie, Abderrahim Bouabid. Il avait une grande bibliothèque dans sa cellule, qu’il alimentait en se faisant envoyer tous les nouveaux ouvrages importants analysant l’expérience marxiste.

Il s’intéressait notamment à la perestroïka de Gorbatchev. Les réunions politiques avec lui s’apparentaient à un laboratoire d’idées, où il était ouvert et charmant, se mettant rarement en colère. En prison, Abraham Serfaty développait des conceptions nouvelles, comme lutter sur le plan légal pour arracher des libertés publiques. Il avait entre autres l’idée d’un journal pour faire passer le maximum d’idées possibles, sans mettre en équation la monarchie, afin d’éviter la censure. Précurseur, il avait été le premier à discuter avec les détenus de la Chabiba Islamiya, qui le respectaient. Il ne voulait pas leur laisser l’apanage de la religion, contrer l’islam intégriste en insistant sur l’islam populaire et le soufisme. Il voulait que nous, marxistes, puissions commencer à défendre cet islam”.

Mustapha Brahma, ancien d’Ila Al Amam, ancien codétenu d’Abraham Serfaty. Actuel secrétaire général adjoint d’Annahj Addimocrati, parti politique héritier d’Ila Al Amam.

L’exil

“La mer était devenue une obsession pour Abraham Serfaty. Il avait grandi à Tanger en face de la Méditerranée et vécu à Casablanca au bord de l’Océan Atlantique. L’élément marin lui manquait beaucoup, car il n’avait plus vu la mer depuis le jour où il a été incarcéré, 17 ans plus tôt. Aussi, j’ai organisé un jour avec des amis un voyage sur les côtes de Vendée, en France, afin qu’il assouvisse son désir. Abraham Serfaty était comme un enfant quand il a vu l’Océan. Le Maroc lui manquait aussi beaucoup, c’était un pays pour lequel il avait combattu sous le Protectorat. Nostalgique, il en parlait très souvent et recherchait la compagnie de ses compatriotes lors de son exil.

Il répondait à toutes les demandes des Marocains qui l’invitaient à intervenir lors de réunions politiques et associatives en France et jusqu’en Belgique. Il préférait ces rencontres en petit comité plutôt que les colloques et les invitations médiatiques. C’était quelqu’un de très discret et généreux, qui préférait plutôt parler des souffrances des autres que des tortures qu’on lui avait infligées. Je me souviens notamment du jour où, invité à la télévision française, il n’a jamais une seule fois parlé de son séjour en prison, préférant s’attarder sur les enterrés vivants de Tazmamart. Il en avait les larmes aux yeux”.

Samir Bensaïd, compagnon d’exil d’Abraham Serfaty de 1991 à 1999.

Le retour à la mère patrie

“Le jour de son retour d’exil, le 30 septembre 1999, nous sommes allés nombreux l’accueillir à l’aéroport de Rabat-Salé. Il y avait notamment tous les membres du comité qui avait milité au Maroc pour que l’Etat mette fin à son bannissement. Ne le voyant pas sortir de l’aéroport, je me suis introduit dans les lieux pour arriver jusqu’à la voiture officielle où il était installé avec sa femme Christine. Je lui ai demandé de rejoindre le comité d’accueil des militants. Il m’a regardé gêné. J’ai alors compris qu’il avait subi des pressions pour ne pas nous suivre. J’ai protesté auprès de Hassan Aourid, porte-parole du Palais à l’époque, insistant sur le fait que c’était nous qui avions bataillé pour le retour de Serfaty, et non pas les officiels présents.

Par la suite, nous avons rejoint Abraham à l’hôtel Hilton où on l’avait logé. Toute la nomenklatura politique, du Makhzen aux forces de gauche, faisait la queue pour le rencontrer dans sa chambre d’hôtel. Comme beaucoup de militants voulaient le voir, Abraham Serfaty est finalement descendu dans le hall de l’hôtel où l’attendaient 300 à 400 personnes. Il a pris la parole, évoquant Mohammed VI et la nouvelle ère qui s’ouvrait, selon lui. Il nous a affirmé croire que la monarchie et les forces du progrès pouvaient collaborer pour bâtir une démocratie au Maroc. Il avait une analyse trop optimiste du nouveau règne, comptant beaucoup sur Mohammed VI. Il rêvait un peu à une expérience similaire à celle du roi Juan Carlos dans l’Espagne de l’après-Franco.

Beaucoup de gens, dont moi-même, sont restés interloqués devant ce discours. Je lisais même une sorte de désespoir sur certains visages. Je me rappelle notamment la mine de Abdelaziz Menebhi, ancien président de l’UNEM. A l’écoute des propos d’Abraham Serfaty, il s’est écrié : “Allah iâaouna ou iâaounek”, avant de quitter les lieux. Une fois les propos d’Abraham achevés, je me suis levé et j’ai pris la parole pour lui rendre hommage. C’était un discours totalement improvisé où j’ai insisté sur le nationaliste qui militait pour l’indépendance au sein du Parti communiste marocain, le haut cadre à l’OCP qui a sacrifié sa carrière pour se solidariser avec les mineurs de Khourbiga. J’ai évoqué aussi le militant qui a été l’un des organisateurs du mouvement révolutionnaire marocain, et n’a jamais parlé sous la torture. Je pense avoir traduit le sentiment général de l’assistance, prise entre la joie et la déception. Abraham Serfaty n’a rien dit, mais il avait compris le message. Le jour de son retour d’exil a vraiment marqué une rupture entre les militants de l’extrême gauche et lui”.

Abdelhamid Amine, ancien d’Ila Al Amam, codétenu d’Abraham Serfaty (septembre 79-Août 1984). Actuel vice-président de l’AMDH.


Abraham Serfaty ancien opposant marocain ... interview

2009 - TelQuel Magazine


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