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Comment le monde a perdu Kaboul

jeudi 1er mars 2007 - 06h:17

Alain Lallemand - Le Temps

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Insécurité, corruption, népotisme, justice et services sociaux en panne, désenchantement : le défi est plus dur cette année qu’il y a cinq ans, au moment de la chute des talibans. La réhabilitation de l’Etat demeure un échec.

Pendant que les ménages mexicains s’émeuvent de la hausse du prix de la tortilla, les Afghans de Baghlan (nord) s’inquiètent de la hausse du prix du fusil-mitrailleur AK-47, version soviétique : en trois ans, son coût a passé de 100 à 400 dollars pièce, et c’est tout un monde qui s’effondre. Pourquoi ? Dans cette province calme où le gouverneur a dû être remplacé à trois reprises pour la seule année 2006, l’envol du prix des armes connaît trois raisons : le manque de confiance du citoyen dans la capacité des forces de l’ordre à le défendre, le réarmement en douce des milices hier désarmées (2000 milices de plus de cinq personnes auraient été recréées), et l’achat massif, par les insurgés du sud, des armes disponibles sur les marchés du nord.

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A l’appel des puissants "seigneurs de guerre", quelque 25.000 Afghans ont manifesté vendredi 23 février dans un stade de Kaboul leur soutien à un projet de loi très controversé d’amnistie pour les crimes commis au cours de trois décennies de conflits en Afghanistan - Photo : AFP/Shah Marai

Cette course aux armes est l’un des indicateurs irréfutables de la déroute du gouvernement afghan dans le seul secteur où il ait jamais marqué des points : alors que la sécurité était en 2005 le seul chantier où le gouvernement Karzaï avait atteint des résultats acceptables tant à court qu’à long terme, cet indicateur est passé au rouge ces dix-huit derniers mois, confirme le Center for Strategic and International Studies (CSIS), un centre d’études américain généralement peu enclin au pessimisme.

« Point de rupture »

Dans une étude-sondage rendue publique cette semaine et intitulée « Point de rupture », le CSIS constate que, malgré les montants financiers considérables et croissants qui ont été engloutis en Afghanistan, tous les indices du pays (sécurité, gouvernance, justice, services sociaux et infrastructures) sont désormais alarmants, en « zone de danger » : « Reprendre le chemin du progrès en Afghanistan nécessite des changements radicaux [...], 2007 sera le point de rupture. »

Ironiquement, il n’est qu’un indicateur qui sorte (à peine) du rouge : l’indicateur macroéconomique, dopé par une économie clandestine de l’opium qui pèse désormais un tiers du produit national brut. La croissance annoncée pour 2007 sera de 12%, mais elle est un miroir de la criminalisation.

Premier constat : la sécurité « s’est brutalement détériorée dans toutes les régions » du pays. Les talibans, capables d’engager des bataillons complets dans la guerre, ne sont pas le seul ennemi : il faut compter sur un Hezb-e Islami (le mouvement d’Hekmatyar) qui n’a pas lâché ses territoires traditionnels, et un réseau Haqqani qui continue à tenir le goulot de Khost (est). Les réalités économiques sont elles aussi passées dans le camp adverse : l’armée et la police afghanes - 80000 hommes déclarés, à peine 40000 effectifs - continuent à payer leurs hommes à concurrence de 70 dollars par mois, alors que les talibans paient certains de leurs éléments jusqu’à 12 dollars... par jour.

La prise en ce mois de février de la ville de Musa Qala (Helmand) par les talibans, au nez et à la barbe des forces afghanes et de l’OTAN, envoie un message amer au pays entier : cinq aînés de cette ville en ont été réduits à venir à Kaboul mendier une intervention de l’Etat, au moment où les insurgés commencent à arrêter (et abattre ?) les responsables de l’agglomération.

Un président Karzaï « faible et inefficace »

Quels sont les effets pervers de telles déroutes ? La percée des insurgés dans le sud et à l’est a pour conséquence de convaincre les seigneurs de guerre et commandants locaux du nord de se réarmer... préventivement. La population a dès lors le sentiment de reprendre la direction des années de chaos, soit 1992-1996. Les ministères de l’Intérieur et de la Justice, taraudés par la criminalité et la mauvaise gestion, ne sont que l’illustration d’un haut niveau de corruption et de népotisme qui sapent la légitimité des pouvoirs nationaux et régionaux. Le président Hamid Karzaï lui-même, note l’enquête du CSIS, est perçu comme un « dirigeant faible et inefficace, exagérément conciliant avec les acteurs criminels et corrompus ».

C’est dans ce contexte qu’il faut analyser le rassemblement, vendredi au stade de Kaboul, de 25000 personnes venues supporter un projet d’amnistie qui remettrait en selle les criminels de guerre et potentats locaux. Ce projet de loi, on le sait, met le président en position délicate : Hamid Karzaï ne pourra probablement pas opposer un veto complet à un texte déjà approuvé par les deux assemblées nationales, et son rôle se limitera sans doute à en réduire la portée pour que la loi ne heurte ni la Constitution afghane ni les traités internationaux. Dans le même temps, la manifestation de vendredi a démontré que les seigneurs de guerre étaient aujourd’hui en mesure de mobiliser leurs partisans pour investir l’espace public.

Arbitrage tribal ou religieux

Dès lors, le sentiment de « bonne gouvernance », déjà fragile, est pulvérisé. Un homme sur deux, une femme sur quatre a l’impression que sa voix n’est pas entendue dans le processus de reconstruction. Le meurtre de collaborateurs des ONG, mais aussi de politiciens de haut niveau (le gouverneur de la province de Paktia, le chef du Département des affaires féminines de Kandahar, etc.), achève d’enlever toute illusion à une population qui, dès les élections parlementaires, avait commencé à bouder les urnes.

Cerise sur le gâteau, l’absence de toute réforme concrète de la justice (à l’exception d’une nomination intéressante à la Cour suprême) renforce la confiance populaire dans les systèmes de médiation traditionnels : conseils, assemblées des anciens, arbitrage tribal ou religieux. Nombre d’intermédiaires de la justice sont perçus comme amorphes, lâches ou complices des crimes, trafics de drogue et injustices diverses.

Puisque la justice traditionnelle est précisément l’un des fers de lance des talibans, et qu’une frange de la population songe avec nostalgie à l’époque où les « étudiants » assuraient une justice sommaire, le déni de justice se transforme en argument de propagande pour les insurgés. Avec d’autant plus de pertinence que, durant l’été dernier, dans les zones du sud qu’ils dominent, les « conseils » talibans ont réglé un nombre impressionnant de litiges.

Ultime clou dans le cercueil afghan : l’accès au toit, à la nourriture et à l’eau potable ne s’est pas amélioré, tant en qualité qu’en quantité. L’approvisionnement électrique de Kaboul se limite toujours à deux heures par jour, et est souvent inexistant dans l’arrière-pays.

Constats indubitables

Alors que ces constats, alarmants et pourtant indubitables, sont désormais endossés par des centres d’études américains et une opinion publique anglophone qui redécouvre avec angoisse le front afghan, il est étonnant que la visite du vice-président américain Dick Cheney à Kaboul mardi n’ait pour objectif déclaré que de pousser le président Karzaï à agir davantage face à la production d’opium. Sans doute la mobilisation devrait-elle être bien plus large...

Alain Lallemand - Le Temps (quotidien suisse), le 28 février 2007


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