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Y a-t-il une « guerre secrète » entre l’Iran et les Etats-Unis ?

jeudi 22 février 2007 - 06h:33

Laurent Zecchini

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L’intégralité du débat avec Laurent Zecchini, journaliste au "Monde" spécialisé dans les questions de défense.

Honetom : Quelles sont les raisons, immédiates et lointaines, dans son déclenchement et quels rôles y ont joué les puissances tierces dans son déclenchement et son financement ?

Laurent Zecchini : D’abord, il faudrait arriver à définir ce qu’on entend par guerre secrète. Il est évident que les Américains, en dehors des pressions politiques et économiques qu’ils mettent en oeuvre contre l’Iran, ont des programme secrets avec l’aide de leurs services des renseignements pour envisager ce qu’on appelle des frappes militaires contre les principaux sites du programme nucléaire iranien. Donc les raisons sont simples : les Etats-Unis - mais ce ne sont pas les seuls, puisque l’UE a pris un rôle de leadership dans cette affaire depuis 3 ans, avec la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne, l’UE 3 - se sont mobilisés pour essayer de trouver une solution diplomatique pour contrer le programme nucléaire iranien. Donc c’est une véritable mobilisation de la communauté internationale, ou d’une grande partie de celle-ci, mais évidemment les USA et les Européens sont en première ligne.

Starmate : La guerre contre l’Iran est-elle inévitable selon vous ?

Laurent Zecchini : Non, pas du tout. Je dirais que les dangers d’un tel choix sont tellement incalculables, mais a priori considérables, qu’il faut espérer qu’à Washington, comme à Tel-Aviv - puisque si les Américains ne souhaitaient pas engager ces frappes militaires, les Israéliens pourraient les conduire eux-mêmes dans la mesure où ils se sentent comme les premières victimes d’une éventuelle bombe nucléaire iranienne. La diplomatie n’a pas dit son dernier mot. Je parle des manoeuvres d’approche lancées par l’UE3, mais surtout dans la phase actuelle, la politique de sanctions contre l’Iran dont la première salve a été lancée le mois dernier par une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies. Cette décision et ces premières sanctions seront-elles suffisantes pour faire plier les Iraniens, i.e. les forcer à abandonner leur programme nucléaire militaire ? Les réactions que l’on peut enregistrer à Téhéran du président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, et d’autres responsables, laissent penser que non. Cela veut dire que l’épreuve de force entre l’Iran et la communauté internationale se poursuit, avec le risque que l’ONU passe à une vitesse supérieure, c’est-à-dire que les sanctions, actuellement limitées à une sorte d’embargo sur les équipements "dual" (dont la finalité peut être à la fois civile et militaire) et qui concernent certains mouvements de capitaux pourraient se durcir.

Guillaume Payre : Vous savez que l’Etat d’Israël seul n’a pas les moyens d’effectuer des frappes aériennes sur l’Iran. Pourquoi donc continuer à prêter à Israël des intentions (frappes aériennes) qu’il ne peut mettre en oeuvre ?

Laurent Zecchini : C’est une remarque intéressante, mais malheureusement sa pertinence n’est pas complètement évidente. Il est vrai que certains experts estiment qu’Israël n’a pas les moyens militaires de mener seul un raid aérien contre les sites nucléaires iranien. A coup sûr le défi serait beaucoup plus difficile à relever que le raid lancé en juin 1981 par 8 F16 israéliens qui ont détruit le réacteur nucléaire irakien d’Osirak. Il n’empêche que les Israéliens ont toute une panoplie d’options pour mener ce raid. S’ils avaient le feu vert des Etats-Unis, ils pourraient par exemple employer une route aérienne qui passe par l’espace aérien irakien, évidemment contrôlé par les Etats-Unis. S’ils ne l’ont pas, ils ont peut-être le choix d’emprunter la route la plus longue qui passe par le sud de la péninsule arabique.

C’est évidemment un voyage de plus de 8 000 km qui suppose de nombreux ravitaillements en vol des F-15 israéliens, qui seraient chargés de cette attaque en Iran. Enfin, si ce moyen n’est pas techniquement possible, Tsahal pourrait avoir la possibilité d’emprunter l’espace aérien de la Turquie, et là, cela raccourcirait considérablement le voyage pour aller détruire les sites iraniens. Il est évident que le gouvernement d’Ankara ne donnera pas officiellement son feu vert pour une telle opération. Mais il faut se rappeler que les avions israéliens ont d’ores et déjà la permission des autorités turques d’utiliser leur espace aérien pour des vols d’entraînement. Enfin, on peut imaginer que les Turcs, pour des raisons géostratégiques évidentes, ne seraient pas mécontents qu’Israël se charge du travail consistant à annihiler les potentialités d’une menace nucléaire iranienne.

Phileas Fogg : Y aurait-il des opérations clandestines américaines en territoire iranien, qui auraient pour but de freiner le développement nucléaire de l’Iran ?

Laurent Zecchini : La réponse à cette question, c’est que je n’en sais rien. En 2005, et également en 2006, un journaliste américain Seymour Hersh a fait état d’informations confidentielles du Pentagone qui montraient que des forces spéciales américaines opéreraient en territoire iranien pour préparer une campagne de bombardements. Ces informations ont bien entendu été démenties officiellement. Il n’empêche que c’est évidemment le rôle des agences de renseignement américaines, comme la CIA, de préparer, voire de mettre en oeuvre ce genre d’opération. Et avant que celles-ci soient déclenchées, de nier évidemment les informations qui y sont relatives. Enfin, on sait aujourd’hui qu’Israël et les Etats-Unis travaillent étroitement avec une partie de la résistance kurde, et notamment avec le mouvement "Party for free life in Kurdistan". On prête à ce mouvement le fait d’avoir mené des opérations clandestines à travers la frontière iranienne au bénéfice de la CIA. Encore une fois, il s’agit d’informations non vérifiées, et je pense que nous en serons réduits à des conjectures de ce genre pendant encore pas mal de temps.

Benymarantz : Ne serait-il pas dans l’intérêt des Etats-Unis de pousser à la guerre civile et voir démantelé des pays comme l’Irak ou l’Iran en de petites mozaiques ethniques afin de les affaiblir et d’augmenter leur main mise sur les ressources ?

Pedro : On a également parlé de conflit interethniques au nord de l’Iran qui favoriseraient les Etats-Unis. Qu’en pensez-vous ?

Laurent Zecchini : La tentation du morcellement est probablement envisagée à Washington. Je rappelle que c’est aussi une idée qui avait été envisagée pour l’Irak. La situation que connaissent les Américains aujourd’hui en Irak donne à penser que ce genre de scénario est particulièrement aventuriste. D’autre part, il faut aussi souligner que toutes les menaces plus ou moins proférées par Washington pourraient avoir l’efet inverse à celui recherché par les Américains. S’agissant de l’Iran, on voit bien que les responsables de Téhéran jouent sur la fibre nationaliste. En deux mots, il y a un complot occidental international contre l’Iran, et ce thème-là est loin d’être impopulaire dans le monde arabe. Donc le fait de brandir des menaces contre l’Iran et contre son programme nucléaire pourrait au contraire provoquer une sorte de réflexe d’unité perse autour de la direction actuelle du régime des mollahs, qui, bien qu’elle soit extrêmement diviséee, notamment à l’intérieur du clan conservateur, mais surtout entre conservateurs et réformistes, pourrait se ressouder devant la menace américaine.

kawaga : Pensez-vous que les Etats-Unis peuvent encore avoir une chance de déstabiliser le Moyen-Orient en attaquant l’Iran après leur échec en Irak ?

Laurent Zecchini : Je crains que les Etats-Unis puissent avoir la possibilité de déstabiliser le Proche-Orient. Je pense que ce ne serait pas une chance, ni pour eux ni pour personne. Mais s’ils mettaient à exécution leurs menaces, tous les experts militaires sont d’accord sur un point : il est illusoire de penser qu’une campagne de bombardements, aussi lourde soit-elle, à l’aide de B52 et de missiles de croisière, puisse annihiler totalement l’infrastructure des programmes nucléaires et balistiques de l’Iran. Les Israéliens sont les premiers à reconnaître qu’ils ne savent pas tout s’agissant des sites iraniens. Ils soupçonnent Téhéran d’avoir engagé un programme secret enterré dans des tunnels. Ce qui veut dire que l’Iran garderait probablement une forte capacité de nuisance.

Les premières victimes de missiles iraniens, comme le missile Shahab-3, qui est capable d’atteindre des cibles à au moins 1 300 kilomètres, seraient vraisemblablement des villes israéliennes. C’est le premier risque. Il en est bien d’autres. Les Français notamment, mais aussi les Italiens et les Espagnols, trois pays qui ont de gros contingents militaires au sein de la Finul, la Force intérimaire des Nations Unies au Liban, craignent qu’en cas de confrontation entre l’Iran d’une part, les Etats-Unis et Israël de l’autre, l’Iran choisisse de mener des actions terroristes contre les soldats de la Finul, en se servant par exemple des multiples organisations islamistes qui existent dans la région. Enfin, chacun pense aussi à la capacité de l’Iran de désorganiser les routes maritimes du pétrole, voire de bloquer ou en tout cas d’interrompre le trafic dans le détroit d’Ormuz. Ce sont là des risques considérables sur le plan géostratégique, mais aussi sur le plan économique pour les Européens, qui seront enclins à dissuader les Américains de se lancer dans ce qu’ils considéreront comme de l’aventurisme.

Nathan Sc : Comment la possible acquisition de la bombe nucléaire par l’Iran va-t-elle modifier l’influence des Etats-Unis au Moyen-Orient ?

Laurent Zecchini : Si l’Iran acquiert la bombe nucléaire, cela voudra dire que le traité de non-prolifération nucléaire, le TNP, deviendra de facto caduc. On sait que le TNP est déjà bien malade, avec l’épreuve de force qui se déroule avec la Corée du Nord. Il est vraisemblable qu’il ne survivra pas, si un autre pays, en l’occurrence l’Iran, décide de s’affranchir des règles de ce traité. Si l’Iran acquiert la bombe, d’autres pays qui jusque-là s’étaient abstenus de se lancer dans un programme nucléaire militaire n’auront plus beaucoup de raisons de continuer dans cette voie pacifique. Je vous rappelle que l’accord implicite du TNP était qu’un certain nombre de pays qui avaient le moyen de se lancer dans le nucléaire militaire y renonçaient à condition, d’une part, que le traité soit le plus universel possible, ce qui veut dire que leurs voisins immédiats n’auraient pas non plus la capacité de se lancer dans la course à l’armement nucléaire ; la seconde condition était que les pays que l’on appelle "dotés" (les cinq pays membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU) acceptent de partager leur savoir-faire en matière nucléaire pour procurer aux pays qui le souhaitaient la technologie nucléaire à des fins purement civiles.

Si l’Iran quitte de facto le TNP et se lance dans l’aventure du nucléaire militaire, d’autres pays, l’Arabie saoudite, par exemple, mais aussi d’autres pays en Amérique latine et aussi sur le continent africain (Afrique du Sud) seront tentés de l’imiter. De toute façon, l’acquisition de l’arme nucléaire par l’Iran est une sorte de scénario catastrophe dont les conséquences, encore une fois, sont incalculables. Evidemment, la scène du Proche-Orient, qui est déjà la poudrière que l’on sait, serait encore plus déstabilisée. Les Israéliens, peut-être à tort, pensent que l’Iran n’hésitera pas à se servir de sa bombe pour faire disparaître Israël de la carte du monde. Ce risque-là est peut-être un peu exagéré. En tout cas, je n’en sais rien. Ce qui est sûr, c’est que l’Iran, s’il est prouvé que le régime de Téhéran veut effectivement la bombe, veut pouvoir disposer du statut que lui confèrerait la maîtrise de tout le cycle du nucléaire. Les dirigeants iraniens seront-ils des docteurs Folamour ? Encore une fois, c’est une question à laquelle bien peu d’experts ont une réponse définitive.

Guillaume Payre : Comment expliquez vous que la position de Jacques Chirac soit passée d’une fermeté au côté des Etats-Unis à un "apaisement" pronant les négociations à tous prix ?

Laurent Zecchini : Il n’y a pas forcément d’opposition entre ces deux positions de la France. Ce qui est vrai, c’est que la tentation dont on a parlé il y a une huitaine de jours de Jacques Chirac d’envoyer le ministre des affaires étrangères comme missi dominici en Iran était pour le moins étrange, et en tout cas, elle constituait une brèche dans la solidarité qui justifie la démarche des Européens. A partir du moment où les Européens, avec les Etats-Unis, sont engagés dans un jeu diplomatique consistant à augmenter les pressions sur l’Iran, le fait de faire le voyage de Téhéran pour dialoguer avec le gouvernement iranien comme s’il n’y avait pas cette position quasi unanime de la communauté internationale est à coup sûr incohérente. En même temps, il y a aussi une certaine logique.

La France est beaucoup plus attachée à une solution diplomatique que ne le sont les Américains. Elle constate qu’à l’heure actuelle les sanctions semblent de peu d’effet sur l’Iran. Elle s’inquiète aussi très fort des possibles réactions de l’Iran sur la Finul, notamment sur le contingent français de la Finul. Que la France, et avant elle l’Espagne, qui a envoyé des émissaires à Téhéran, veuille prendre des garanties avec le régime iranien pour que ses intérêts, ses soldats, ne soient pas menacés, on peut le comprendre. De là à employer ce moyen d’une diplomatie solitaire, je pense encore une fois que c’est incohérent avec la position de la communauté internationale.

Renardo : Pour rivaliser avec la Chine, les Américains ont besoin d’un changement de gouvernement en Iran pour des raisons énergetiques. Est-ce plausible, selon vous ?

Philbi : Quel rôle joue la Russie dans cette crise ? Modérateur ou très actif en coulisses ?

Laurent Zecchini : S’agissant de la question sur la Chine, je félicite son auteur, qui me paraît avoir des talents de stratège que je n’ai pas. Je vois mal le lien qu’il souligne. Qu’il y ait des accords économiques, et notamment pétroliers, entre l’Iran et la Chine, c’est une chose. Je ne vois vraiment pas en quoi la position des Américains dans leur dialogue rugueux avec la Chine serait avantagée en cas de changement de régime à Téhéran. S’agissant de la Russie, il est très difficile de savoir quel est le jeu que joue exactement la Russie. Moscou a des intérêts nombreux et contradictoires en Iran. Elle a des intérêts commerciaux évidents, dans la mesure où l’Iran est bien sûr un client militaire de la Russie, la plupart des armements iraniens ont une origine soviétique d’abord, puis russe.

Mais la centrale nucléaire de Bousher, qui est en voie d’achèvement, a été construite par les Russes. Un accord entre l’Iran et la Russie prévoit que le combustible nucléaire pour faire fonctionner cette centrale sera fourni par la Russie. Plusieurs centaines de techniciens russes travaillent à Bousher. En même temps, la Russie n’a aucun intérêt à avoir un Iran nucléaire à ses frontières. Ces intérêts contradictoires expliquent la position diplomatique complexe de Moscou, qui joue le jeu de la communauté internationale, mais qui le joue avec réticence. Il a fallu que les diplomates européens fassent beaucoup d’efforts et de concessions pour obtenir que les Russes s’associent aux sanctions de l’ONU. L’une des conditions était notamment que les sanctions à propos des exportations de matériel dual dont nous avons parlé ne concerneraient pas la centrale nucléaire de Bousher. Il est à craindre que si les Américains voulaient aller au-delà de ces premières sanctions, il sera de plus en plus difficile de compter sur le soutien de la Russie et de la Chine.

Lagauche92 : Comment voyez vous évoluer le bras de fer entre les Etats-Unis et le régime de Téhéran après la date butoir des sanctions censés prendre forme début mars ?

Laurent Zecchini : Là encore, c’est un exercice de prospective difficile à conduire. Toutes les raisons rationnelles devraient conduire les Américains à ne pas se lancer dans une escalade militaire vis-à-vis de Téhéran. Mais vous savez que l’Administration Bush, le président George W. Bush, a une sorte de revanche à prendre pour sa propre image, et pour l’image de l’efficacité des forces armées américaines et de la diplomatie américaine. Devant le fiasco rencontré par l’Amérique en Irak, on ne peut exclure qu’il y ait une tentation américaine de terminer le mandat du président Bush avant le scrutin présidentiel de 2008 sur un succès qui, estime-t-on à la Maison Blanche, ou en tout cas dans les cercles les plus conservateurs, sera d’autant plus facile à faire accepter à l’opinion américaine et internationale que l’Amérique aura débarrassé le monde d’un Etat qu’elle a depuis longtemps rangé parmi les "rogue states".


Chat modéré par Gaïdz Minassian

Laurent Zecchini - Le Monde, le 25 janvier 2007


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