16 septembre 2017 - CONNECTEZ-VOUS sur notre nouveau site : CHRONIQUE DE PALESTINE

Le rapport Baker-Hamilton ne sauvera pas l’Irak

mercredi 14 février 2007 - 15h:58

Frank Rich - The New York Times

Imprimer Imprimer la page

Bookmark and Share


Pour un chroniqueur du New York Times, les recommandations du Groupe d’étude sur l’Irak sont vouées à l’échec, rappelant l’espoir déçu du groupe bipartite de sages américains pendant la guerre du Vietnam en 1968.

Aux Etats-Unis, on aime les solutions rapides, définitives et les spectacles réjouissants. C’est ce qu’on attendait du Groupe d’étude sur l’Irak et on a eu l’un de ces éléments. Le rapport des dix anciens de Washington a été présenté au public comme un de ces beaux films de Noël hollywoodiens. Il y a eu le titre encourageant, Pour aller de l’avant, malheureusement choisi également par Ford Motor pour son plan pour éviter la faillite. Et il y a eu toute la promotion publicitaire du premier jour, qui a commencé par une brève apparition du président Bush à la télévision. En 2006, la faillite de notre gouvernement est manifeste. Pour aller de l’avant en est l’apothéose.

Ce syndrome commence au sommet : voilà près de quatre ans que le président fuit la réalité en Irak. Son cas est extrême mais pas vraiment isolé. Prenez Robert Gates, le nouveau ministre de la Défense [il prendra ses fonctions le 18 décembre], en qui Washington a vu un parangon de réalisme la semaine dernière, uniquement parce qu’il est convenu avec les sénateurs qui l’interrogeaient que nous n’étions pas en train de gagner en Irak. Même si ses propos sont peut-être un peu plus près de la franchise que le "absolument, nous sommes en train de gagner" lancé par Bush en octobre, ils ne représentent pas vraiment la vérité et rien que la vérité. La réalité, c’est que nous avons perdu en Irak.





C’est ce que Donald Rumsfeld a enfin reconnu, entre les lignes, en quittant le Pentagone pour laisser la place à M. Gates. Le passage le plus révélateur de sa note énumérant les options possibles dans la guerre a été celui où il a suggéré de revoir à la baisse les attentes officielles de façon à ce que nous "ne ’perdions’ pas". En mettant des guillemets au mot perdre, M. Rumsfeld a révélé son jeu : le gouvernement ne doit pas prononcer ce mot fatal même si nous avons bel et bien perdu. Il faut préserver l’illusion de la non-défaite quel que soit le prix à payer en vies humaines.

Le Groupe d’étude sur l’Irak prend une voie tout aussi fourbe. Il rappelle certes impitoyablement que le pays que Bush décrivait en septembre 2002 comme "un danger grave et menaçant" est devenu une catastrophe "grave et en pleine détérioration." Mais, en dehors du président, tout le monde le savait déjà et ce vernis de réalisme s’évapore quand le rapport passe du diagnostic à la prescription.

Ses recommandations sont fallacieuses : les rares propositions à avoir quelque mordant sont complètement irréalisables. Bien sûr, ce serait formidable si une infusion de nouveaux conseillers militaires américains provoquait un accroissement massif des troupes irakiennes. Et si on pouvait décréter la réconciliation des diverses ethnies du pays avec un calendrier précis. Et si la Maison-Blanche de Bush pouvait être persuadée de convaincre l’Iran et la Syrie d’"influencer les événements" pour le bénéfice des Etats-Unis. Ce serait bien aussi si on pouvait tous faire sauter la banque à Las Vegas.

Les recommandations du groupe sont soit vouées à l’échec, soit équivoques (on propose le retrait des unités de combat d’ici à 2008, mais on se refuse à tout calendrier), soit contradictoires dans leurs découvertes. Pour ne prendre qu’un exemple : même si, d’un coup de baguette magique, nous pouvions créer rapidement des milliers de conseillers militaires supplémentaires (et arabophones de surcroît), rien ne permet de penser qu’ils pourront mettre sur pied une armée et une police irakienne d’élite alors que tous ceux qui les ont précédés ont échoué. Comme le souligne le rapport, la loyauté et les capacités des unités existantes sont déjà suspectes en l’état actuel des choses.

En prescrivant ce genre ce placebo, le Groupe d’étude sur l’Irak n’élabore pas une façon d’aller de l’avant, il retarde la reconnaissance de notre défaite. Il vise en réalité à mettre en scène une pantomime de progrès pour calmer l’opinion pendant que Washington attend, assurément en vain, que M. Bush revienne dans le monde réel. Le rapport contient une phrase révélatrice de ce jeu cynique : "Nous sommes d’accord avec les objectifs de la politique des Etats-Unis en Irak tels que les a définis le président : ’un Irak capable de se gouverner lui-même, de se débrouiller seul, et de se défendre lui-même’." Ce groupe studieux sait que même ce modeste objectif - qui représente une dévaluation radicale de l’ambition précédente, répandre la démocratie au Moyen-Orient - est depuis longtemps un mirage. Le gouvernement irakien est tellement incapable de défendre quoi que ce soit que les membres du groupe ne se sont rendus qu’une fois dans le pays et qu’un seul d’entre eux (Chuck Robb) a osé quitter la Zone verte. La rencontre entre Bush et Maliki a eu lieu à l’hôtel des Quatre Saisons à Amman.

Les seules recommandations susceptibles de changer quelque chose, aussi faiblement que ce soit, sont leurs critiques de la droite qui souhaite un accroissement significatif des troupes et s’oppose à tout calendrier de retrait. Mais, selon une analyse du Pentagone qui a été communiquée au Washington Post il y a trois semaines, une véritable campagne de lutte contre les rebelles nécessiterait "plusieurs centaines de milliers de soldats américains et irakiens supplémentaires, et une police iranienne lourdement armée", et non pas les quelque 20 000 hommes proposés pour le court terme par John McCain.

Comme ces troupes n’existent pas et que ni l’opinion américaine ni l’opinion irakienne ne sont favorables à leur mobilisation, le président ne pourrait pas satisfaire les faucons même s’il le voulait. Comme il est en outre farouchement opposé à un retrait rapide, nous savons déjà ce que sera sa politique quel que soit le nombre d’"analyses" qui lui sont présentées. Il gardera le cap actuel - en semant quelques leurres en cours de route pour nous empêcher de penser que nous avons "perdu" - et refilera ce bébé calamiteux au prochain président.





Or, comme l’a déclaré le sénateur républicain Chuck Hagel la semaine dernière, "la catastrophe imminente en Irak se développe à une vitesse que nous ne pouvons maîtriser." C’est encore fuir la réalité de croire que le monde va se tourner les pouces pendant que nous temporisons. En tenant à faire traîner ses délibérations jusqu’après la présidentielle de 2008 dans un but de politique intérieure, le Groupe d’étude sur l’Irak a bafoué l’urgence de sa mission.

Pendant ce temps, la violence a métastasé. Onze de nos soldats ont été tués le jour même où le groupe a enfin fait son numéro. Les conflits ne vont pas faire une pause en Irak pendant que nous fêtons Noël. Cent mille Irakiens quittent leur pays chaque mois, un exode massif qui est "la crise des réfugiés qui se développe le plus rapidement dans le monde" selon Refugees International, et qui pourrait bientôt faire concurrence à celle du Darfour.

Les parallèles entre l’Irak et le Vietnam sont frappants aujourd’hui. En janvier 1968, Lyndon B. Johnson avait remplacé Robert McNamara, son ministre de la Défense arrogant et incompétent, par Clark Clifford, un fonctionnaire expérimenté. La guerre a connu une recrudescence peu après l’offensive du Têt, ce qui a provoqué un renversement de l’opinion américaine. Nos alliés - la Thaïlande, les Philippines, l’Australie - avaient refusé d’envoyer des troupes supplémentaires. Clifford ordonna une réévaluation de la politique américaine qui produisit des idées comme un retrait des troupes, une formation de forces sud-vietnamiennes supplémentaires et un avertissement au gouvernement sud-vietnamien que l’aide américaine dépendrait de ses performances. En mars, un groupe bipartite de sages (de Dean Acheson à Omar Bradley) fut convoqué à la Maison-Blanche où il soutint l’idée de désengagement.

Mais c’est là que l’histoire du Vietnam diverge de celle de l’Irak. Ces sages, contrairement au Groupe d’étude sur l’Irak, avaient rendu un verdict clair. Et le président texan de l’époque, contrairement au nôtre, fit davantage que déclarer vouloir changer de cap. Il annonça brutalement qu’il renoncerait à une réélection, limiterait les bombardements américains et songeait à des pourparlers de paix. Comme Stanley Karnow l’explique dans Vietnam : A History, il était déjà trop tard - après 20 000 morts et trois ans de guerre à outrance - pour se sortir de là facilement : "Les pourparlers devaient encore traîner pendant cinq ans. Il mourrait au Vietnam davantage d’Américains que précédemment. Et les Etats-Unis eux-mêmes allaient être déchirés par le pire soulèvement interne qu’ils aient connu depuis un siècle."

La leçon est claire : aussi grave que la situation semble aujourd’hui, elle peut très bien empirer, et pas seulement en Irak. Plus nous prétendrons ne pas avoir perdu là-bas, plus nous risquons de perdre d’autres guerres que nous pourrions encore récupérer, à commencer par l’Afghanistan.

Les membres du Groupe d’étude sur l’Irak sont tous de bons Américains qui ont fait leurs preuves au service de leur pays. Mais, dans la mesure où leur rapport anticipe la réalité et propose des plans chimériques pour assurer le succès dans ce fiasco, il restera dans les mémoires comme une illusion de plus dans la tragédie de notre époque.

Frank Rich - The New York Times, via Le Courrier International, le 14 décembre 2006


Les articles publiés ne reflètent pas obligatoirement les opinions du groupe de publication, qui dénie toute responsabilité dans leurs contenus, lesquels n'engagent que leurs auteurs ou leurs traducteurs. Nous sommes attentifs à toute proposition d'ajouts ou de corrections.
Le contenu de ce site peut être librement diffusé aux seules conditions suivantes, impératives : mentionner clairement l'origine des articles, le nom du site www.info-palestine.net, ainsi que celui des traducteurs.