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Iran : une nation divisée

samedi 4 juillet 2009 - 07h:52

Alireza Doostdar
Al Ahram Weekly

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La couverture par l’Occident de la crise politique en Iran, au lendemain de l’élection présidentielle du 12 Juin a la plupart du temps présenté une image uniforme du conflit : des milliers de jeunes, libéraux, partisans du candidat à la présidence Mir-Hussein Mousavi, protestant contre ce qu’ils considèrent comme une fraude massive, un « coup de force » pour réélire Mahmoud Ahmadinejad.

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28 juin 2009 - Alireza Beheshti, proche du candidat Hossein Mousavi, prend la parole à l’occasion d’un rassemblement devant la mosquée Ghoba à Téhéran - Photo : AP

Le gouvernement, craignant un soulèvement populaire, a répondu avec un recours massif à la force, tuant et blessant des manifestants, arrêtant des militants et des hommes politiques, et imposant un blocus sur l’information.
Les analystes se sont demandés à maintes reprises : « Est-ce une révolution ? » Et, avec un certain espoir : « Sommes-nous témoins de la fin de la République islamique ? »

Quoi que nous pensions sur la question de la fraude (il y a apparemment eu des irrégularités, mais aucune preuve de fraude généralisée), Ahmadinejad conserve une énorme base populaire qui n’est pas prête à abandonner à sa position. Plutôt que de considérer les événements des 12 derniers jours comme des signes d’une révolution à l’oeuvre, nous devrions les examiner, ainsi que les mois de campagne pré-électorale, comme des indicateurs de l’approfondissement d’un clivage social et culturel que divise la société iranienne et laissera une marque durable, quelle que soit la façon dont la crise actuelle sera résolu.

Jamais une élection n’avait autant polarisé la société iranienne. Les passions et la haine n’ont fait que s’exacerber dans la période précédant le vote. Alors que les militants se bousculaient et s’insultaient dans les rues, les partisans se réunissaient dans de grands rassemblements en plein air pour démontrer leur force, les candidats s’affrontaient en direct dans de spectaculaires débats à la télévision, et les plaisanteries, les poèmes, les insultes circulaient via les téléphones cellulaires. Ces tensions ont été alimentées par de très réels désaccords sur la nature des priorités de la nation iranienne, les analyses des problèmes auxquels le pays doit faire face, et par une méfiance réciproque, voire une révulsion face au candidat opposé. Ces différences sont les composantes d’une guerre à plusieurs facettes entre cultures et qui couve dans les centres urbains en Iran au moins depuis 12 ans, avec des racines remontant encore plus loin aux premiers jours de la Révolution islamique. Pour comprendre aujourd’hui les tensions sociales, il nous faut comprendre ce qui animait des parties importantes de chacun des camps.

Le citoyen idéal cultivé par la République islamique depuis sa création en 1979 était un citoyen chiite pieux, homme ou femme, fidèle à ses idéaux révolutionnaires et aux institutions, dévoué à son guide suprême, ayant de la sympathie pour sa politique générale, et aidant sans relâche ses institutions culturelles, scientifiques et pour le progrès politique. C’est cela le citoyen nourri par le système éducatif, selon l’image et la voix de la télévision d’État, et valorisé dans la mythologie islamique nationaliste. Il ou elle est khodi [faisant partie] de l’État révolutionnaire, l’initié.

Toutefois, comme cela est courant dans tous les projets de formatage des citoyens, celui de l’Iran s’est également avéré incomplet et rempli d’incohérences. Le pays comprend une grande part de marginaux impies, sceptiques, mécontents, déloyaux ou rebelles — les gheyr-e khodi, ou les autres. À la suite de l’alphabétisation de masse, l’accès aux différents médias, et les connexions avec l’étranger, un grand nombre de ces gheyr-e khodis ont développé des idées et des goûts qui ne correspondent pas à ceux des khodis. Pour remédier à ce problème, l’Etat, depuis les premières années de la révolution, a maladroitement utilisé des sanctions éducatives, la censure des médias, la discipline devant la loi et l’exclusion politique. Ces mesures ont rarement fait ce qu’elles visaient à atteindre, mais elles ont encouragé la dissimulation ou conduit à la discrimination. Dans les deux cas, elles ont entraîné frustration et méfiance.

Le gouvernement de Mohamed Khatami, élu dans une large victoire en 1997, a tenté de supprimer la cassure entre khodi et gheyr-e khodi en adoptant des politiques plus culturelles plus libérales et en encourageant la participation politique. Craignant de perdre leur emprise sur le pouvoir, des secteurs conservateurs de l’établissement ripostèrent. Khatami et ses années au pouvoir ont été marquées par les assassinats d’intellectuels dissidents, la fermetures de journaux importants, et les attaques contre les résidences universitaires. Si l’on peut dire quelque chose, c’est qu’à la fin du mandat de Khatami, le fossé était plus épais que jamais.

Lorsque Ahmadinejad a été élu président, il a encore creusé l’écart en faisant reculer la liberté de la presse, intensifiant la censure de livres et de films, exerçant de plus en plus pression sur les dissidents laïques et universitaires, et fermant les yeux sur la répression de la police contre les tenues « anti-islamiques » dans les rues. Comme si ce n’était pas assez, les détracteurs d’Ahmadinejad ont été révulsés par son messianisme, l’arrogance de ses discours, son apparence même. Il n’est pas étonnant que Mousavi ait fait sa fortune politique dans les sentiments de méfiance et d’exclusion partagés par de nombreux Iraniens depuis plus d’une décennie et qui ont atteint un sommet au cours de la présidence Ahmadinejad. Ce sont les gens au c ?ur de la « vague verte » censée porter Mousavi au pouvoir.

Autre aspect de la division sur le plan électoral, Ahmadinejad s’est fait le champion d’une autre série de préoccupations et griefs. La « reconstruction » d’après-guerre à l’époque du président Ali Akbar Hashemi Rafsanjani (1989-97) a vu le développement économique, la croissance du secteur privé, et l’augmentation du niveau de vie pour les classes moyennes et supérieures. Mais c’est aussi l’enrichissement d’une classe d’oligarques et de leurs enfants — les aqazadeh — au détriment des personnes défavorisées, qui sont restées ignorées et rejetées. Khatami a poursuivi les politiques économiques libérales de Rafsandjani, avec essentiellement la même équipe de gestionnaires financiers et de technocrates, et n’a guère voulu s’affronter le régime des aqazadehs qui utilisaient leurs relations gouvernementales pour remporter des contrats lucratifs et des monopoles sans risuqe sur les et exportations.

C’est au cours de ces 16 années que le nom de Rafsanjani est de plus en plus devenue synonyme de corruption, d’oligarchie, et de népotisme, ses enfants devenant les aqazadehs par excellence dans l’imaginaire populaire. Lors des élections de 2005, Ahmadinejad a juré de faire face précisément à ce régime de corruption et de népotisme, de revenir aux valeurs révolutionnaires de justice et d’équité, et de nommer des gestionnaires menant une vie austère et honnête au lieu d’utiliser leur position pour s’enrichir. Il s’est présenté contre Rafsandjani lui-même, et il a gagné.

Les bases électorales de Mousavi et Ahmadinejad comprennent à la fois des défavorisés et des privilégiés. Les partisans, marginalisés politiqement, de Mousavi sont le plus souvent instruits et d’origine urbaine, et beaucoup sont des classes moyennes et supérieures, mais on y trouve également des chômeurs et des ouvriers. Il a le soutien des riches gestionnaires et technocrates que Rafsanjani a cultivés. Les exclus économiques qui suivent Ahmadinejad sont les héritiers symboliques de la révolution, et il a le soutien matériel et idéologique des Gardiens de la Révolution, des Basij [ou « mobilisés », force paramilitaire iranienne fondée par l’ayatollah Khomeini en 1979 lors de la guerre Iran-Irak, devenue aujourd’hui une branche des Gardiens de la Révolution, N.d.T], sans parler du soutien de larges secteurs des masses plutôt conservatrice sur le plan religieux, ainsi que celui du chef de file de la République islamique, l’ayatollah Khamenei lui-même. Si les fantassins de Mousavi-soldats sont de jeunes étudiants idéalistes, les adeptes Ahmadinejad sont de jeunes idéalistes des forces Basij, qui ont l’avantage d’être armés et de bénéficier de l’appui des officiels les plus importants.

Chaque manifestation ou rassemblement au cours des deux dernières semaines avait pour but de présenter le camp concerné comme la majorité : un rassemblement pro-Mousavi , le 15 Juin, a attiré des centaines de milliers de personnes, certains disent des millions de personnes, dans les rues Enqelab et Azadi. Puis la prière du vendredi 19 Juin, dirigée par l’ayatollah Khamenei, a attiré une même foule immense. Les divisions sont maintenant entre voisins, amis, et même les membres à l’intérieur des familles se dressent les uns contre les autres.

Ce que ce drame électoral a accompli est de faire apparaître sous leur forme la plus aiguë les conflits culturels de la décennie écoulée. Ce n’est pas un révolution, seulement un grand schisme. Et si la société iranienne doit sortir de cela en un seul morceau, les deux camps doivent prendre en compte l’existence de l’autre, et lui reconnaître son droit à exister et à être entendu.

Alireza Doostdar est doctorant en études anthropologiques au Moyen-Orient, à l’université d’Harvard. Il est en train de réaliser une étude de terrain à Téhéran.

25 juin 2009 - Al-Ahram Weekly - Vous pouvez consulter cet article à :
http://weekly.ahram.org.eg/2009/953...
Traduction de l’anglais : Claude Zurbach


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