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Tali Fahima : "Etre là-bas"

mardi 16 janvier 2007 - 19h:11

Vered Lee - Ha’aretz

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Prisonnière libérée et célébrité en devenir, Tali Fahima est allée tout droit de la prison à des réunions de la Gauche, des colloques et des interviews pour les médias internationaux. Vered Lee l’a accompagnée au cours de sa première semaine en tenue civile.




Le jour de sa libération de prison s’est achevé, pour Tali Fahima, par une réunion organisée le soir en son honneur par des militants de Gauche qui l’ont accompagnée depuis le moment où elle a fait la une des journaux. La petite maison au sud de Tel Aviv était remplie de gens excités qui trinquaient avec du vin et venaient étreindre, embrasser, toucher Fahima. Pendant un moment, l’endroit a ressemblé à un quartier général de parti dans l’effervescence d’une campagne électorale - l’écran d’un ordinateur connecté à l’Internet présentait des informations régulièrement mises à jour à propos de Fahima et, au milieu de la pièce, un poste de télévision diffusait des reportages sur sa libération de prison provoquant, dans les flashes des appareils photo, des applaudissements et des cris de joie. A tout moment, la conversation qu’avait Fahima avec l’un ou l’autre sympathisant ému était interrompue : un téléphone lui était collé à l’oreille, accompagné d’un murmure : « Tali, le Guardian veut t’interviewer », « Tali, un appel du Daily Telegraph », « Tali, c’est la télévision jordanienne, que faut-il dire ? »

Surprise, Fahima sourit, répétant parfois avec étonnement le nom d’un organe de presse international qui s’intéresse à elle, ajoutant « walla » et accordant des interviews. Petit à petit, le cercle des sympathisants s’élargit et il est clair que Fahima ne connaît pas tout le monde mais pour chacun de ceux qui sont là dans la pièce, il était important d’être venu se présenter à elle, de lui serrer la main et d’avoir son « moment Fahima », ce moment où il devenait son sympathisant enthousiaste.

Elle interrompt le tumulte pour dire quelques paroles de remerciement aux personnes les plus chères à son c ?ur : l’avocate Smadar Bar-Nathan, Yaël Lerer, Juliano Mer Khamis et la fille de celui-ci, Mili, six ans. « Ta photo illuminait ma cellule », dit Fahima à Mili. « J’ai parlé aujourd’hui à Zakariya Zubeidi », dit en souriant Mer Khamis, « et je dois te dire, Tali, que je n’avais pas conscience de la profondeur de ton influence dans le camp de réfugiés de Jénine - une grande fête a été organisée en ton honneur au c ?ur du camp, sur la place, et ils ont même tiré des salves en ton honneur, un honneur réservé aux prisonniers palestiniens libérés ». Fahima rit : « Tu sais, Jul, ce que je ne comprends pas, c’est comment il se fait que le Shabak [Services israéliens de la sécurité générale - NdT] ne t’a jusqu’ici pas encore arrêté, comment se fait-il que tu ne sois pas en prison ? » Tout le monde rit puis la petite Mili déclare, avec un profond sérieux : « Nous irons tous en prison ».

Je suis une célébrité politique

Le mercredi 3 janvier, Fahima a été libérée de la prison de Neve Tirza après 877 jours ou, selon le décompte des organisations de la Gauche radicale : après deux ans, cinq mois et 26 jours. Dans le cadre d’une transaction d’allègement de la peine moyennant reconnaissance de certaines charges, une réduction d’un tiers de la durée de sa détention a été accordée.

Jeudi passé, en soirée, elle s’est rendue avec des amis dans un restaurant bondé de Tel Aviv, un bastion gay-friendly de la Gauche sociale de Tel Aviv, qui se remplit tous les soirs de musiciens, de journalistes et d’artistes. (...)

Les regards sont braqués sur Fahima qui est assise avec quelques amis. Les sorteurs de Tel Aviv sont tout excités par sa présence, s’approchent d’elle, remplis d’admiration, s’embrouillent dans leurs mots en exprimant leur soutien. Et finalement, la présence d’un paparazzi du journal Rating qui l’attend à la sortie, confirme que la prisonnière de sécurité qui a été libérée est devenue une célébrité. La jeune femme qui a été accusée de trahison, qui a soulevé une vague de haine et dont la seule mention du nom provoque aujourd’hui encore du remous, pourrait bientôt se retrouver dans la liste des célibataires convoitées de Tel Aviv.

Vendredi, elle est à Jaffa - une librairie-café hébreu-arabe à Yafo. Sa présence est accueillie avec beaucoup de naturel. Régulièrement, quelqu’un s’approche de sa table, lui serre la main et la félicite pour sa position. Le rituel se répète dans le magasin d’alimentation tout proche.

- Comment conciliez-vous la Fahima vue par la Droite - une traîtresse, objet de haine - et la Fahima de la Gauche - icône du combat pour la liberté ?

« J’essaie de ne pas m’occuper de ça. Pour le moment, je n’ai pas encore eu droit à des réactions dures, au contraire : énormément de chaleur et de sympathie. Mais je sais qu’il y aura des réactions pas simples à mon égard, et c’est dans l’ordre des choses : j’y ferai face. Je pense que le public a compris que le Shabak avait fabriqué mon dossier. Le public a vu que l’acte d’accusation s’était évaporé et qu’il était outrancier et ridicule. Et je vous dirai encore ceci : au cours de ces deux années et demie, alors que j’étais en prison, quelque chose a changé dans le public : le peuple ne se fie pas tellement aux institutions. Les gens savent que ce qu’on leur dit aujourd’hui dans les bulletins d’information, ce n’est pas forcément la vérité. Ils voient le comportement de la police dans les enquêtes, le comportement des services pénitentiaires et du gouvernement, et comprennent qu’on ne leur dit pas la vérité. Par rapport à la Gauche, je me réjouis et je suis fière d’être appelée une combattante de la liberté, c’est un compliment, et cette sympathie, je veux l’orienter vers l’action. »

- Comment expliquez-vous cette étreinte chaleureuse de la part de la Gauche ?

« La Gauche qui m’embrasse sait que ce qui m’est arrivé peut lui arriver. Le Shabak enquête depuis toujours sur des membres de la Gauche. On les enlève, on les inquiète, on les harcèle : ce n’est pas nouveau. La Gauche a compris que chacun parmi ses membres peut être la prochaine Tali Fahima, et que c’est là que réside le danger pour la société israélienne et pour la démocratie. »

- Quels sont vos liens avec Zakariya Zubeidi, commandant des Brigades d’Al-Aqsa ?

« Une puissante amitié. Une amitié qui dissout les murs. »

- Et quelle est votre opinion à propos de la romance qui vous est attribuée ?

« Vous devez comprendre qu’à Jénine, il n’y a pas place pour le ?fun’, pas place pour le divertissement, pas place pour la vie. Quand vous êtes à Jénine, vous ne pensez pas à l’amour. Jénine patauge dans une pauvreté scandaleuse, au niveau de la survie, dans la guerre, la lutte. Quand vous êtes là-bas, il est difficile d’échapper à ce qui se donne à voir, à l’odeur de mort dans l’air, à la peur des enfants. A Jénine, l’amour est un luxe. Qui a le temps pour cela ?

« Mais je peux comprendre comment d’ici, d’Israël, à partir d’une société capable de continuer à mener sa vie dans le confort malgré l’occupation, on puisse parler en termes de romance et d’amour. Et vous savez quoi ? Elle est finalement insignifiante à mes yeux, cette calomnie qui voudrait que j’aie été amoureuse de Zubeidi. Ce qui est plus grave à mes yeux, c’est qu’on ait prétendu que j’étais impliquée dans la préparation d’un attentat, qu’on ait prétendu que je voulais faire passer des explosifs. Qu’ont m’ait calomniée en disant que j’étais une terroriste : cela équivaut à une permission de me tuer. »

- Il vous est interdit de quitter le pays et d’établir un contact avec Zubeidi. Irez-vous à Jénine malgré tout ?

« Je ne peux pas enfreindre les conditions de ma libération, mais je déplacerai mon combat ici. Il est possible de changer la réalité à partir d’ici aussi. Il y en a d’autres qui peuvent se rendre à Jénine. » Elle rit. « Il me manque beaucoup et il m’est très dur de ne pas pouvoir lui parler, mais je suis dans leur c ?ur à tous et ils sont dans le mien. »

- Et après le tiers de peine restant ?

« Il m’est interdit d’entrer là-bas pendant trois ans. Qui sait, peut-être y aura-t-il la paix et peut-être pourrons-nous entrer tous, sans barrages, ni problèmes, ni restrictions. Aujourd’hui, j’ai bien conscience du problème du Shabak, et s’il faut, je déposerai une requête auprès du tribunal. Mais peut-être parviendrai-je à convaincre Zubeidi de venir en visite ? Qu’en dites-vous ? Le Shabak lui donnera-t-il un permis d’entrer ? »

Depuis sa sortie de prison, Fahima travaille, comme si elle n’avait pas besoin d’un moment pour elle, pour digérer le passage de la détention à la liberté. Au début de la semaine, elle a déjà participé à deux conférences, l’une ayant pour sujet « La Cour suprême et les assassinats ciblés » et la seconde « Prisonniers de sécurité ou prisonniers politiques ».

- Que comptez-vous faire, dans un avenir proche ?

« J’ai l’intention, dès ces jours-ci, de rejoindre des associations de Gauche pour travailler à changer l’opinion publique israélienne à l’égard des assassinats ciblés et faire appel de la décision de la Cour suprême sur cette question. Je veux me joindre au Freedom Theatre de Juliano, qui est en activité à Jénine. Je travaillerai d’ici à tout ce qui concerne la récolte de fonds, et je veux organiser des conférences et des consultations juridiques pour les prisonniers de sécurité, et amener l’ouverture d’une enquête sur l’assassinat d’Abou Halifa. »

- Avant d’organiser des conférences et d’instaurer des commissions d’enquête, où allez-vous habiter ?

« Pour le moment, je suis chez des amis à Yafo. Très prochainement, je louerai un appartement. Je n’ai pas de besoins personnels. »

- Et un avenir personnel, vous avez ?

« C’est privé. »

- Pourquoi fuyez-vous le plan personnel ?

« Il est clair que nous sommes tous mus par un intérêt personnel, mais je sens que ma vie privée est mise de côté, parce que je consacre toute la journée à cet engagement. Il n’y a pas de ?fun’. Il y a environ deux ans et demi, j’ai été arrêtée à un barrage juste au moment où j’essayais d’entrer à Tulkarem. Un groupe de soldats déguisés en Arabes m’a assaillie en criant ?Jish, jish, armée, armée’ et m’a arrêtée puis conduite pour interrogatoire par le Shabak, puis en détention. Pour moi, maintenant que je suis sortie de prison, je reprends à partir de ce point-là, quand ils m’ont arrêtée. Je suis maintenant à l’entrée, au seuil de la société israélienne, et je continue ce que je voulais faire. »

- Vous pensez parfois au chemin que vous avez parcouru ?

« Je ne regarde, ni n’examine, ni ne me demande d’où je viens ni où je suis maintenant. Je ne suis pas quelqu’un comme ça. C’est pas moi, ça. Pour moi, la vie des gens passe par toutes sortes de trnasformations, c’est naturel : il n’y a pas besoin de s’interroger là-dessus. Il y a ce qu’il y a devant. Je ne regarde pas en arrière, seulement en avant. »

Vous-mêmes êtes arabes

Le parcours qui mène Fahima du sud et de la Droite jusqu’à Tel Aviv, au c ?ur de la Gauche radicale, demeure indéchiffré. Fahima, qui aura 31 ans le mois prochain, est née à Kiryat Gat dans une famille mizrahi traditionnelle. « Aujourd’hui encore, je suis traditionnelle », insiste-t-elle, « J’aime beaucoup la tradition juive, la foi et les fêtes ». Fahima est la seconde de trois filles. Ses parents se sont séparés quand elle avait sept ans.

« Mon père était toxicomane », dit-elle. « J’ai grandi dans une famille uniparentale, avec ma mère qui devait subvenir à nos besoins et faire le ménage. Mais en quoi est-ce important ? ». A nouveau, elle s’arrête, préférant toujours la politique aux questions personnelles. « Ce n’est pas important, ce n’est pas ça qui m’a amené à Jénine », dit-elle, d’accord à ce moment-là de raconter qu’elle est allée à l’école puis en internat, qu’elle a fait son service militaire comme employée d’un responsable non officier puis comme responsable non officier dans les transports. Après son service militaire, elle s’est souvent trouvée sur la ligne Tel Aviv - New York, répondant à l’invitation de sa s ?ur qui réside à New York.

- Etiez-vous une fille politisée ?

« Non, vraiment pas. C’était loin de moi. J’ai grandi dans une maison occupée par la survie. Je ne m’occupais pas d’idéologie, je n’aspirais pas à changer le monde : je n’avais pas le temps pour ça. La question politique relevait du superflu dans la maison où j’ai grandi. Il fallait amener de quoi manger, élever des enfants : pas le temps pour des considérations de ce genre. »

A l’âge de 23 ans, elle est arrivée à Tel Aviv. « Pendant une longue période, j’ai travaillé à deux endroits », dit-elle. « Je travaillais comme employée dans un cabinet d’avocats jusque quatre heures et dès cinq heures, j’étais serveuse. Ensuite, j’ai bénéficié d’une promotion : j’ai commencé à administrer le cabinet et je n’ai plus eu besoin d’un autre boulot. J’étais ambitieuse. Je voulais avancer.

« Je suis arrivée à Tel Aviv sans rien. Je suis entrée dans un appartement vide et je me suis dit que n’entreraient là que des choses neuves. J’aspirais à économiser pour faire des études de droit, parce que j’étais fascinée par ce domaine-là. Ça allait plutôt bien pour moi. J’avais un appartement. J’avais la bonne vie. Une vie confortable avec une possibilité de voir le côté émotionnel, tellement chargé dans l’enfance et l’adolescence, s’ouvrir sur de nouveaux horizons. »

Mais cette année-là, a éclaté la seconde Intifada, des terroristes ont commencé à se faire sauter dans les rues, et Tali Fahima a commencé à se politiser. « Je sentais combien la peur était paralysante. Cela m’a beaucoup impressionnée et j’avais très dur avec l’ambiance qui régnait. J’ai grandi dans une famille de Droite où on parlait arabe, où ma grand-mère regardait des émissions en arabe et où la culture était arabe, mais nous haïssions les Arabes. Nous avions peur d’eux. Ma réaction aux attentats était de vengeance : je voulais que Dieu détruise les Arabes.

« Je voyais alors tout avec les yeux d’une sympathisante de la Droite, typique. Ils nous tuent, tuons-les et ainsi de suite. Mais quelque chose s’est produit dans ma vie. Je sentais que la réalité pénétrait dans ma vie. Au bureau, j’étais confrontée à la question des droits de l’homme et après le travail, je rentrais chez moi et j’ingurgitais des émissions d’actualité. Il y a eu un moment où j’ai commencé à poser des questions pour tenter de comprendre pourquoi des gens font des monstruosités pareilles. Je ne comprenais pas pourquoi un être humain traitait ainsi sa vie, pourquoi il renonçait à sa vie, pourquoi ils étaient des nullités pareilles. C’était inconcevable.

« C’est là que, de mon point de vue, le processus s’est enclenché : à partir de cet endroit où je me suis intéressée non pas encore au niveau de la Gauche ou de la Droite, mais au niveau humain. J’ai commencé à percevoir que les chaînes de télévision ne me donnaient pas d’informations, qu’en fait je ne parvenais à rien apprendre sur les gens. Je suis passée à l’Internet, sur des sites d’organisations de Gauche et des sites palestiniens. C’était dur : je me disait que ce que je voyais là devait sûrement être fabriqué, inventé, car nous ne tirons pas sur des enfants. »

Des larmes sur des larmes de crocodile

Fahima a commencé à se rendre à des réunions d’organisations de Gauche à vocation sociale, et en même temps, à entrer personnellement en contact avec des Palestiniens via l’Internet. Sur Ynet, elle a lu un article d’Ali Waked à propos de Zakariya Zubeidi. L’histoire de sa vie - prenant à 14 ans une part active dans un théâtre, commandant des Brigades Al-Aqsa, et la mort de sa mère et de son frère, tués par des soldats de l’armée israélienne - a été pour elle, un coup au c ?ur.

Fahima a téléphoné à Ali Waked en lui disant qu’elle voulait discuter avec Zubeidi. « Dans les cinq minutes, il était au bout du fil. J’étais en état de choc. J’avais tellement peur que je pensais que le téléphone allait exploser. Mais il était sympathique. Il parlait bien l’hébreu, il était drôle, charmant. »

Les discussions avec Zubeidi sont devenues fréquentes. « Nous avons parlé longuement, pendant plusieurs mois. Personne ne savait, car qu’aurais-je dit aux gens ? ?Je suis au téléphone avec un commandant des Brigades Al-Aqsa ?’ » Fahima a demandé à Zubeidi de pouvoir visiter le camp. « J’avais très peur, je tremblais de peur. La première fois que je l’ai vu, je l’ai regardé dans les yeux et j’ai eu le sentiment que tout irait bien. Il était tout ému et abasourdi que je sois venue et il m’a serré la main. Il m’a dit : ?Tali, tu n’es pas normale. Je ne croyais pas que tu viendrais’.

« Nous avons circulé dans le camp et j’ai vu les ruines laissées par [l’opération] ?Rempart de Protection’, la dévastation, la pauvreté, les enfants qui erraient. J’ai vu ce que nous faisions et j’en ai éprouvé de la honte. »

Après un certain temps, l’armée israélienne a tenté d’assassiner Zubeidi, qui a été blessé. Fahima a décidé de se faire connaître des les médias. Dans une interview accordée à l’hebdomadaire Ha’ir, elle révélait la relation qui s’était tissée entre eux et déclarait que si les tentatives d’assassinat se poursuivaient, elle lui servirait de bouclier humain. L’article a été publié un vendredi. Le dimanche [premier jour de la semaine en Israël - NDT], Fahima était renvoyée de son travail. « Je n’aurais pas cru qu’on m’aurait virée pour une chose pareille », dit-elle. « C’était la première fois que je laissais les événements m’atteindre, et aussi la dernière. Mais à ce moment-là, ça a fait mal. J’ai senti que mon environnement changeait. Qu’il se lançait contre moi. Le rythme des événements échappait à mon contrôle. Ma mère était effrayée par les révélations et n’était déjà plus vraiment derrière moi. Je me sentais très seule. »

Influencée par le film de Juliano Mer Khamis, « Les enfants d’Arna », Fahima a décidé de travailler avec les enfants de Jénine. Elle est retournée dans le camp et y a séjourné pendant l’opération militaire « Larmes de crocodile », en mai 2004. « Des gens m’ont raconté avec horreur que l’armée et le Shabak [Service de la sécurité israélienne] étaient passés de maison en maison en disant : ?Où est cette putain de Tali Fahima ? Dans quel lit est-elle fourrée ?’ Ils avaient honte et étaient ahuris qu’on parle comme ça des femmes, chez nous. Ça a été aussi la première tentative d’allusion à une histoire d’amour et de faire du bruit autour de ce thème-là. »

Le Shabak a demandé à Fahima de se rendre au checkpoint de Salem. « J’y suis allée et en deux secondes toute une armée est arrivée. Ils ont fermé la grille et m’ont encerclée de jeeps. Des représentants de l’ONU sont arrivés du côté palestinien. Les soldats m’ont envoyé un robot. Ils me parlaient par mégaphone.

« Comme je portais un sac, ils m’ont demandé de le soulever. J’ai compris qu’ils avaient peur que je sois venue pour les faire sauter. Cela m’offensait que quelqu’un croie que je veuille le tuer. Ils ont entrepris des négociations avec moi et m’ont demandé de relever ma chemise. J’ai refusé : j’étais entourée de plein de types. Ils m’ont demandé d’entrer dans une jeep pour que je m’y déshabille. Je n’étais pas d’accord. A la fin, ils ont envoyé une soldate qui est venue me fouiller et qui a vu que je ne portais pas d’explosifs.

« Une semaine avant mon arrestation, un enquêteur m’avait téléphoné et m’avait invitée à le rencontrer pour discuter. J’ai demandé si c’était officiel et il m’a dit que non. J’ai dit : ?Il n’y a pas matière à discussion’. Une semaine plus tard, j’étais arrêtée. L’interrogatoire du Shabak a duré un mois. J’étais menottée à une chaise pendant de longues périodes. La lumière, dans la cellule d’isolement où j’étais détenue, brûlait durant 24 heures. Les enquêteurs me taxaient de terroriste et de saboteuse, et me disaient qu’ils feraient de moi une bonne juive. J’ai été cynique, c’est ce qui m’a préservée. Ils ont tout fait pour me briser, et avec quelle intensité ! Il y a eu une histoire de harcèlement sexuel : j’étais assise, menottée, et un enquêteur s’est approché de moi, les jambes largement écartées, et m’a touchée. C’était abominable. Vraiment glaçant.

« Une fois, ils m’ont apporté un cadeau, dans un emballage. Je croyais que c’était du chocolat, j’ai ouvert et c’était un test de grossesse. Il m’a demandé si j’appellerais mon enfant Mohamed et si ce serait un petit terroriste. J’ai dit : ?Pourquoi un petit terroriste ? Ce sera un grand terroriste.’ Je n’étais pas ébranlée. Je me suis dit et je leur ai dit qu’ils étaient seulement une halte sur le chemin et qu’après ça, il y aurait le tribunal. Je n’imaginais pas qu’ils oseraient me coller une détention administrative. »

- Vous n’avez pas craqué ? Vous n’étiez pas atteinte ?

« Non. Je sais que je n’ai pas vendu mon âme au Shabak. Malgré toute la pression autour de moi, il était important pour moi d’être droite avec moi-même. »

- Et le prix personnel, n’est-il pas douloureux ?

« C’est un prix que je paierai toujours, et de mon point de vue, c’est dans l’ordre des choses. Je suis d’accord avec ça. Ce qui, par contre, m’est douloureux au niveau personnel, c’est ma condamnation pour atteintes à la sécurité du pays. »

- Mais au niveau du public, cela renforce votre biographie de combattante de la liberté.

« Laissez cela, je parle au niveau personnel. C’est douloureux. C’est dur, pour moi, de vivre avec ça. Et je dois vivre avec ça jour après jour. C’est vrai que l’acte d’accusation a été décrit par la presse comme ?une montagne qui accouche d’une souris’, mais moi, comme citoyenne qui respecte le tribunal, je sens que c’est une condamnation que je porte avec moi. La prison est une modalité de châtiment, mais ce n’était pas ça la vraie difficulté. »

Dans la voiture, sur la route de Kiryat Gat, quelque chose s’adoucit dans sa retenue, et elle reconnaît que « le plus dur pour moi, c’est le prix, lourd, que ma famille a payé. C’était dur pour moi de voir ma mère encaisser des injures et qu’on lui dise que sa fille est une terroriste. Mais même si j’avais su, avant, que cela leur arriverait, je l’aurais fait. »

« C’est ici qu’habite mon père », dit-elle en montrant une maison, et à trois maisons de là, elle montre celle de sa mère. L’atmosphère de veille de shabbat enveloppe le quartier. Tout le monde est enfermé chez soi. Il tombe une pluie drue. « Je préférais venir ici un week-end et me reposer », dit-elle.

Sara Lahiani, la mère de Fahima, ouvre la porte, avec un sourire chaleureux. La s ?ur de Tali, Dikla, 28 ans, dresse la table qui est au centre du salon pour le premier repas en famille depuis la libération de Tali. Une atmosphère de sérénité enveloppe la maison, mais pas d’allégresse. Le retour de Tali les touche, mais elles gardent de la retenue, essayant de s’assimiler sa présence.

Ici aussi, le téléphone sonne fréquemment et on passe à Fahima les appels de détenues de Neveh Tirza qui lui téléphonent pour la féliciter et prendre de ses nouvelles. « Les détenues m’estimaient beaucoup », dit-elle. « Au début, à vrai dire, elles m’insultaient, il y avait des injures, mais ensuite, elles m’ont connue et elles m’ont estimée pour mon combat contre les services pénitentiaires. Et aussi, j’écrivais des lettres pour elles et parfois j’essayais de les mobiliser dans des plaintes contre les services pénitentiaires, mais elles avaient peur des retours possibles. Elles n’ont pas, elles, l’appui de la Gauche israélienne qui vient manifester devant la prison, et dépose des requêtes jusqu’à ce que les services pénitentiaires plient. Ces femmes-là sont abandonnées, seules et faibles. »

Fahima fume et met un disque en arabe. «  Ça vient de la prison », dit-elle en riant. « Toutes les détenues, là-bas, écoutent de la musique arabe. » Quand on l’interroge sur la difficulté de subir une peine de prison, elle épouse le modèle de la combattante de la liberté : « Je ne comprends pas pourquoi tout le monde pense que la prison, c’est un cauchemar. J’ai accepté la prison, j’ai accepté le fait que j’étais en détention. Pour moi, ce n’était pas dur de ce point de vue-là. »

En prison, Fahima a déplacé son combat sur les services pénitentiaires. « J’ai été en isolement durant neuf mois. On m’a mise toute seule dans une cellule, avec deux heures de sortie dans la cour et on m’interdisait de discuter avec les détenues. J’ai déposé une requête auprès de la Cour suprême à ce propos et ils ont cédé. Les services pénitentiaires me traitaient comme s’ils détenaient l’épouse de Ben Laden. Ils étaient influencés par tout ce qui se publiait. Ils me harcelaient en permanence. Des gardiens de prison se comportaient à mon égard d’une manière vraiment pas belle, m’importunaient. Je disais à peine un mot, c’était la punition. J’étais en état d’alerte parce qu’ils me surveillaient tout le temps et essayaient de s’adjoindre des collabos. »

- Avez-vous vraiment dit « Itbah el yahoud » (« Tuez les juifs ») ?

« J’ai dit ça. J’étais dans une mauvaise période. Cette semaine-là, un ami était mort et quelques jours plus tard, Abou Halifa, le lieutenant de Zubeidi, a été tué par un missile de l’armée israélienne. Ils sont venus et m’ont raconté ça sciemment, pour m’asticoter. Sa mort m’était douloureuse. J’ai voulu dire ?Itbah al shabas’ [le service pénitentiaire] et c’est ?el yahoud’ qui est sorti. Le lendemain, j’ai vu que ça faisait les titres des journaux ».

« Les gens, ici, demandent si Tali recherche la publicité », dit sa mère, Sara Lahiani, « Mais ma fille n’a pas cherché la publicité pour elle. C’est quelqu’un qui pense en profondeur et qui voit dans les Palestiniens des êtres humains comme elle. Et pour ça, elle a payé. Pour son humanité. »

Sara Lahiani est née sur la route du Maroc vers la France et elle a émigré en Israël dans son jeune âge. Elle gagne péniblement sa vie en faisant des ménages. « Ici, tout ce qui intéresse les gens, c’est leur travail et la situation de leur compte en banque », dit-elle, « Tout ce qui va au-delà de ça, leur paraît inintéressant. Ça leur semble anormal que quelqu’un se lève et se sacrifie pour quelqu’un d’autre. Pour eux, ça n’a pas de sens. »

- Qu’avez-vous éprouvé quand elle est entrée en prison ?

« Jamais de ma vie je n’aurais cru que cela arriverait. Ça me faisait mal de la voir payer un prix pareil. Pourquoi ai-je éduqué ma fille ? Afin qu’elle aille en prison pour ses idées ? Pourquoi a-t-elle été emprisonnée ? Pour une action dont le but était qu’on arrête de tuer des gens ? Dont le but était que les gens pensent à ce qui se passe dans les Territoire ? Ou pour son activité avec des enfants, afin qu’ils voient qu’il y a aussi des Israéliens bons et humains ?

« Vous devez comprendre que quand un enfant entre en prison, sa mère a un sentiment d’échec. Mais je n’ai pas échoué, je sais que j’ai élevé mes filles aussi bien que possible. Quoi ? Seule Tali est entrée dans les Territoires ? Mais parce que ma fille s’est rendue là-bas toute seule, sans une association ou une organisation de gauche derrière elle, elle a payé le prix lourd. A côté de Jénine, il y a des colons qui ont plus de droits que n’importe quelle autre population dans le pays, et ils circulent et entrent dans des zones interdites, et il y a beaucoup d’hommes d’affaires israéliens qui entrent dans les Territoires et il y a des associations qui s’occupent des malades et qui apportent des médicaments. »

- Beaucoup de gens étaient étonnés de la position ferme, que vous aviez, vous et vos filles, aux côtés de Tali.

« Mon lien avec mes filles est fondé sur l’amour. Je leur ai tout le temps dit que si nous étions ensemble, c’était le véritable fondement de la maison. C’est ça qui unit les familles, pas les murs et la structure de la maison. Tali m’a parlé de Jénine et elle m’a dit qu’elle voulait aussi en parler aux médias . Elle l’a partagé avec moi. Je lui ai dit ?Tu veux aider ? Fais-le en silence, ne t’adresse pas aux médias. Nous le paierons cher’. Elle m’a dit : ?Maman, je veux changer des choses. C’est plus fort que moi. Si tu veux, romps les relations avec moi.’ Je lui ai dit que c’était quelque chose que je ne pouvais pas faire. C’est une période où je ne soutenais pas ce qu’elle faisait, cette idée de s’adresser aux médias. C’est s’exposer. Vous êtes un petit citoyen et tout d’un coup, votre vie change. Moi, je suis traumatisée par les journalistes. Ça a été un cauchemar. Avec cette sensation qu’ils nous mettaient à nu devant le monde entier. Mais je suis forte. Je n’ai pas peur. J’ai réussi à faire front devant tous les gens qui criaient, élevaient la voix, injuriaient, crachaient. »

« Pourquoi la traiter de traîtresse », poursuit Sara Lahiani, reliant la politique à une conscience de classe parfaitement articulée, « salir son nom, démolir sa vie et atteindre sa famille ? Examinons un instant l’affaire Tenenbaum. Cet homme-là est une honte pour l’Etat. Il a un poste important dans l’armée, le sel de la terre, profondément implanté dans l’establishment de la Défense et qui s’est rendu dans un pays ennemi. Je ne parle pas de Jénine qui, de mon point de vue, relève de notre responsabilité. Les gens n’ont qu’à penser ce qu’ils veulent, nous avons encore une responsabilité sur la population là-bas. Alors, Tenenbaum se rend dans un pays ennemi, conclut des affaires criminelles avec des Arabes, en échange d’une masse d’argent. Et quand il se retrouve captif du Hezbollah, l’Etat bloque toute information réelle à son propos, ne révèle pas son honteux visage et trame une transaction pour l’échanger contre la libération de prisonniers palestiniens qui ont du sang sur les mains. Pourquoi ? Parce que c’est un homme et un ashkénaze ? Parce que c’était apparemment un proche de Sharon ou de quelqu’un de son cabinet, et en fin de compte, il se sort de toute l’affaire sans faire de prison. Un homme sur qui pèse un soupçon raisonnable qu’il ait transmis des informations à un ennemi. A côté de ça, qu’a fait Tali ? Elle est venue de Kiryat Gat, d’une famille mizrahi, sans lien avec l’élite militaire ni avec le pouvoir ?

« Les communautés orientales ont réagi très durement à l’histoire de Tali. C’est la pire chose chez les mizrahim : l’Etat leur a appris à courber l’échine. La tentative visant à en faire des ashkénazes a été menée en leur faisant honte de leur origine et de leur identité, et aussi en passant, qu’ils haïssent les Arabes. »

Elle reconnaît avoir développé une conscience de classe sociale et politique dans le combat qu’elle a mené autour de sa fille. « Je suis une femme qui a dû faire face à des situations pas simples, et se lever le matin comme femme seule et nourrir trois petites filles. Vous croyez que j’avais le temps de m’occuper des problèmes des Palestiniens ? On n’encourage pas les gens à penser. C’est confortable pour l’Etat que nous soyons occupés par notre survie, par la situation économique et que nous ne réfléchissions pas au fait que nous commettons des injustices dans les Territoires, et des actes immoraux. A la suite de Tali, j’ai été obligée de me réveiller, de sortir, d’exprimer mes opinions et dire tout ça sans peur. »

Au cours des deux dernières années, Sara Lahiani a participé à de nombreuses conférences pour laver la réputation de Fahima. « Au cours d’une de ces conférences », raconte-t-elle, « une femme s’est levée et m’a demandé : ?Comment qualifiez-vous Zubeidi ?’ J’ai dit : ?Un soldat’. Elle a dit : ?Non, ce n’est pas un soldat. Mon fils, lui, est un soldat’. Je lui ai répondu : ?Zubeidi habite à Jénine et il garde le lieu où il vit. Et vous, ça vaudrait la peine que vous demandiez à votre fils ce qu’il fait dans l’armée. »

Fahima, assise sur le côté, regarde sa mère. « Nous rions à l’idée qu’il serait possible de l’engager dans le Front Populaire. Une vraie leader a surgi ici », dit-elle en riant. Quand elle est invitée à aider à débarrasser la table, elle répond comme tout vrai révolutionnaire : qu’on la laisse réfléchir aux valeurs d’humanité et à changer le monde, ne lui demandez pas de faire la vaisselle. « Je sors tout juste de prison », rappelle-t-elle à sa mère qui s’empresse de débarrasser la vaisselle et lance, en riant : « La prison ? Tu n’as rien fait. Juste rester assise en prison. »

Vered Lee - Ha’aretz, le 10 janvier 2007
Version anglaise : I have no personal needs (1) et I have no personal needs (2)
Traduit de l’hébreu par Michel Ghys

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. par Idan Landau - "L’honneur bafoué de la Nation"
. par Michel Warschawsky - "Mon héros personnel : Tali Fahima"


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