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Quand le « meurtrier Kuntar » devient « le héros Samir al-Quntar »

jeudi 24 juillet 2008 - 05h:27

Uri Avneri

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J’ai passé toute la journée à zapper entre les chaînes israéliennes et Aljazeera.

L’expérience était angoissante : en une fraction de seconde, je passais d’un monde à l’autre, mais toutes les chaînes transmettaient exactement le même événement. Les événements se produisaient à une douzaine de mètres de distance, mais d’après les flashs de nouvelles, ils auraient pu tout aussi bien se produire sur deux planètes différentes.

Je n’ai jamais vécu le tragique conflit de façon aussi étonnamment immédiate que mercredi dernier, le jour de l’échange de prisonniers entre l’Etat d’Israël et l’organisation du Hezbollah.

L’HOMME qui se trouvait au centre de l’événement incarne l’abîme qui sépare les deux mondes : le monde israélien et le monde arabe : Samir al-Quntar.

Tous les médias israéliens l’appellent le « meurtrier Kuntar », comme si c’était son prénom. Pour les médias arabes, il est le « Héros Samir al-Quntar ».

Il y a vingt-neuf ans, avant que le Hezbollah ne devienne un acteur important, il a débarqué avec ses camarades sur la plage de Nahariya et a mené une attaque dont la cruauté est restée gravée dans la conscience nationale d’Israël. Au cours de l’attaque, une petite fille de quatre ans a été tuée et une mère a accidentellement étouffé son petit pour que les assaillants ne découvrent pas l’endroit où elle se cachait. Quntar avait seize ans ; ce n’était pas un Palestinien, ni un Chiite, mais un Druze libanais et un communiste. L’opération avait été déclenchée par une petite faction palestinienne.

Il y a quelques années, j’ai eu une discussion avec mon ami Issam al-Sartawi au sujet d’un incident similaire. Sarwati était un héros palestinien, un pionnier de la paix avec Israël qui fut ultérieurement assassiné à cause de ses contacts avec les Israéliens. En 1978, un groupe de combattants palestiniens (de « terroristes » dans le jargon israélien) ont débarqué sur le rivage au sud de Haïfa pour capturer des Israéliens en vue d’un échange de prisonniers. Sur la plage, ils ont croisé une photographe qui se promenait par là en toute innocence et ils l’ont abattue. Après quoi, ils ont intercepté un bus plein de voyageurs qui ont finalement tous été tués.

Je connaissais la photographe. C’était une jeune femme douce , une bonne âme, qui aimait prendre des photos de fleurs dans la nature. J’ai dit à Sartawi combien je trouvais cet acte méprisable. Il m’a répondu : « Tu ne comprend pas. Ces jeunes, presque des enfants, ne sont pas entraînés et ils n’ont aucune expérience ; ils opèrent derrière les lignes de l’ennemi redouté. Ils sont morts de frousse. Ils ne peuvent pas agir de façon logique ».

C’est une des rares fois où nous n’étions pas d’accord, même si lui comme moi étions totalement marginalisés, chacun par rapport à son propre peuple.

Ce mercredi, la différence entre les deux mondes était absolument évidente. Le matin, le « meurtrier Kuntar » s’est réveillé dans une prison israélienne, et le soir, le « Héros al-Quntar » se trouvait devant cent mille Libanais appartenant à toutes les communautés et à tous les partis. Il ne lui a fallu que quelques minutes pour passer du territoire israélien à la minuscule enclave de Ras-al-Naqura et de là sur le territoire libanais, pour passer du champ de la TV israélienne à celui de la TV libanaise - et pourtant la distance était plus grande que celle que Neil Armstrong a parcourue pour se rendre sur la lune.

En parlant continuellement du « meurtrier sanguinaire » qui ne sera jamais libéré, quoi qu’il arrive, Israël a transformé un quelconque prisonnier en un héros pan arabe.

De nos jours, il est déjà banal de dire que le terroriste de l’un est le combattant de la liberté de l’autre. Cette semaine, par une petite pression sur la télécommande de la TV on pouvait voir cela de première main.

Des deux côtés l’émotion était intense.

Le public israélien était plongé dans le chagrin et le deuil pour les deux soldats dont la mort n’avait été confirmée que quelques minutes avant le retour de leur dépouille. Pendant des heures, toutes les chaînes israéliennes ont consacré leurs émissions à l’émotion des deux familles que les médias avaient transformées depuis deux ans en symboles nationaux (et qui faisaient aussi grimper l’audimat).
Inutile de dire que pas une voix ne se fit entendre pour parler des 190 familles dont le fils rentrait le même jour au Liban dans un cercueil.

Dans ce tourbillon d’apitoiement sur soi-même et de cérémonies de deuil, le public israélien n’avait plus l’énergie ni la curiosité nécessaires pour essayer de comprendre ce qui se passait de l’autre côté. Au contraire : l’accueil réservé au Meutrier et le discours de victoire prononcé par le Maître Assassin n’ont fait que jeter de l’huile sur les flammes de la colère, de la haine et de l’humiliation.
Il aurait pourtant valu la peine que les Israéliens suivent les événements se déroulant là-bas, dans la mesure où ils auront beaucoup d’influence sur notre situation.

Bien sûr, c’était un grand jour pour Hassan Nasrallah. Aux yeux de millions d’Arabes, il a remporté une énorme victoire. Une petite organisation dans un petit pays avait fait plier Israël, la puissance régionale, tandis que les dirigeants de tous les pays arabes pliaient le genou devant Israël.

Nasrallah avait promis de ramener Quntar. A cette fin il avait capturé deux soldats. Après deux ans et une guerre, le prisonnier qui venait de recouvrer sa liberté se trouvait dans une tribune à Beyrouth vêtu de l’uniforme du Hezbollah et au danger de sa vie, Nasrallah lui-même est venu et l’a embrassé devant les caméras de télévision avec une foule qui l’acclamait, folle d’enthousiasme.

Face à cette démonstration de courage personnel et d’assurance et à son sens du théâtre qui le caractérise, l’armée israélienne a réagi par une phrase inepte : « Nous ne conseillerions pas à Nasrallah de sortir de son bunker ! ».

Aljazeera a transmis tout cela en direct, heure après heure, pour des millions de foyers allant du Maroc à l’Iraq et au monde musulman au-delà. Il était impossible aux téléspectateurs arabes de ne pas être submergés d’émotion. Pour un jeune à Riyad, au Caire, à Amman ou à Bagdad il n’y avait qu’une réaction possible. Voilà l’homme ! Voilà l’homme qui restaure l’honneur arabe après des décennies de défaites et d’humiliation ». Comparé à cet homme, tous les dirigeants du monde arabe sont des nains ! Et quand Nasrallah a annoncé que « A partir de ce moment, la période des défaites arabes est terminée » il a exprimé l’esprit de la journée.

Je crois qu’il y a aussi un certain nombre d’Israéliens qui ont fait des comparaisons peu flatteuses entre cet homme et nos propres ministres, champions du verbiage creux et vantard. Par comparaison, Nasrallah se montre responsable, crédible, logique et déterminé, sans manipulation ni mots dénués de sens.

La veille de l’énorme meeting, il s’est adressé au public et a interdit que l’on tire en l’air comme cela se fait lors de fêtes arabes. « Quiconque tire, vise ma poitrine, ma tête, mon manteau » a-t-il dit. Pas un seul coup de feu n’a été tiré.

Pour le Liban, ce fut une journée historique. Jamais il ne s’était produit quelque chose de semblable : toute l’élite politique du pays, sans exception, était à l’aéroport de Beyrouth pour accueillir Quntar et en même temps pour saluer Nasrallah. Bien sûr, certains grinçaient des dents, mais ils comprenaient très bien d’où venait le vent.

Ils étaient tous là : le Président, le Premier Ministre, tous les membres du nouveau cabinet, les dirigeants de tous les partis, de toutes les communautés et de toutes les religions, tous les anciens présidents et premiers ministres. Le sunnite Saad Hariri, qui a accusé le Hezbollah d’avoir trempé dans l’assassinat de son père, le Druze Walid Jumblat, qui a exigé la liquidation du Hezbollah plus d’une fois et le chrétien maronite Samir Geagea, responsable du massacre de Sabra et Shatila ; et avec eux, beaucoup d’autres qui jusqu’à hier abreuvaient le Hezbollah d’injures.

Dans son discours, le nouveau Président a félicité tous ceux qui avaient participé à la libération de Quntar, légitimant ainsi non seulement l’action du Hezbollah qui avait précipité la guerre, mais aussi le rôle militaire du Hezbollah dans la défense du Liban. Etant donné que jusqu’à récemment, le Président était le commandant de l’armée, cela signifie que l’armée libanaise, elle aussi, embrasse le Hezbollah.

Mercredi, Nasrallah devint la personne la plus importante et puissante du Liban. Trois mois après la crise qui a presque provoqué une guerre civile, lorsque le Premier Ministre Fouad Siniora a exigé que le Hezbollah remette son réseau privé de télécommunications, le Liban est devenu un pays unifié. Des exigences telles que le désarmement du Hezbollah sont devenues des chimères. Le Liban est aussi uni dans sa demande de libération des fermes de Shebaa et de la remise par Israël des cartes des champs de mines et des bombes à sous-munitions que notre armée a laissés après les deuxième guerre du Liban.

Ceux qui se souviennent d’un Liban paillasson de la région et des Chiites, paillassons du Liban, se rendront compte de l’immensité du changement.

En Israël certains accusent l’échange de prisonniers de l’ascension époustouflante de Nasrallah et de tout le camp national-religieux dans le monde arabe. Toutefois, Israël est responsable de cette tendance depuis bien avant les tentatives d’Olmert de détourner l’attention de ses diverses affaires de corruption.

Sont à blâmer tous ceux qui ont soutenu la stupide et destructive deuxième guerre du Liban saluée avec enthousiasme le premier jour par tous les médias, par les partis « sionistes » et par les principaux écrivains. Les corps des deux soldats capturés auraient pu être récupérés par le biais de négociations avant le début de la guerre, comme cela s’est passé maintenant. C’est ce que j’avais écrit à l’époque.

Le blâme remonte encore plus loin, à la première guerre du Liban d’Ariel Sharon. Cette fois-là aussi, tous les médias, les partis et les grands intellectuels ont salué le premier jour de la guerre avec liesse. Avant cette guerre désastreuse, les chiites étaient nos bons et pacifiques voisins. Sharon est responsable de la montée du Hezbollah et l’armée israélienne, qui a assassiné le prédécesseur de Nasrallah, a donné à ce dernier l’occasion de devenir ce qu’il est maintenant.

N’oublions pas non plus Shimon Peres, qui a créé la désastreuse « Zone de sécurité » dans le sud du Liban, au lieu de sortir à temps. Et David Ben-Gourion et Moshe Dayan qui en 1955 ont proposé d’installer comme dictateur au Liban « un major chrétien » qui signerait un traité de paix avec Israël.

Le mélange léthal d’arrogance et d’ignorance qui marque tous les rapports israéliens avec le monde arabe est aussi responsable de ce qui s’est passé mercredi. Il serait merveilleux que nos dirigeants en dérivent un peu de modestie et de considération pour les sentiments d’autrui, et qu’ils apprennent à lire la carte de la réalité, au lieu de vivre dans une bulle d’autisme national. Mais je crains que ce ne soit le contraire qui se passe et que l’on n’assiste à la montée de la colère, de la haine, du moralisme et des insultes.

Tous les gouvernements israéliens sont responsables de la vague nationale-religieuse qui déferle dans le monde arabe et qui est beaucoup plus dangereuse pour Israël que le nationalisme séculaire de dirigeants comme Yasser Arafat et Bachar al-Assad.

Cette semaine, s’est produit un autre événement important : d’un bond, le président syrien est passé de l’isolement imposé par les Etatsuniens à la célébrité mondiale lors d’un grandiose show international à Paris. Les tentatives faites par Olmert, Tzipi Livni et une bande de journalistes israéliens pour serrer la main d’Assad, ou au moins d’un ministre, d’un petit officiel ou d’un garde du corps, étaient pathétiques et avaient des allures de farce.

Et cette semaine aussi : le No 3 du Département d’Etat des Etats-Unis a rencontré officiellement des délégués iraniens. Enfin, il est devenu évident que les négociations avec le Hamas au sujet du prochain échange de prisonniers sont toujours gelées.

La nouvelle situation présente beaucoup de dangers, mais aussi une foule d’occasions. Du fait de son nouveau statut en tant qu’acteur central dans le jeu politique libanais Nasrallah a des responsabilités à endosser et fera preuve de prudence. Un Assad plus fort peut être un meilleur partenaire pour la paix si nous sommes prêts à saisir l’occasion. Les négociations étasuniennes avec l’Iran peuvent éviter une guerre destructrice qui serait un désastre pour nous aussi. Légitimer le Hamas par le biais de la reprise des négociations pourra conduire à l’unité palestinienne à l’instar de l’unité réalisée maintenant au Liban. Tout accord de paix signé avec le Hamas aura vraiment des assises solides.

Dans deux mois, Israël aura peut-être un nouveau gouvernement. S’il le veut, il pourrait lancer une nouvelle initiative de paix avec la Palestine, le Liban et la Syrie.

20/07/08 "ICH" http://www.informationclearinghouse...
Traduction : amg


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