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L’enfance touchée, une fois encore

mardi 2 janvier 2007 - 07h:08

Amahl Bishara

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Vendredi 8 décembre. Six coups de feu claquent dans le calme de l’après-midi, six enfants se mettent à crier.

Six cousins qui étaient en train de jouer ensemble, avec leur enthousiasme habituel, sous la véranda du troisième étage de leur maison dans le camp de réfugiés d’Aïda, en Cisjordanie. Une balle a atteint le corps frêle de Miras Al-Azzah, un garçon de 13 ans. D’autres balles se sont écrasées sur les murs en pierre de la maison et des éclats ont ricoché touchant les autres enfants : Athal, 10 ans, et Rowaid, 8 ans, petite s ?ur et petit frère de Miras, et Maysahn (12 ans), Zaid, 7 ans, et Ansam, 3 ans.

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Vue depuis la fenêtre du balcon où Miras a essuyé les coups de feu.

Miras est descendu, chancelant, jusqu’au rez-de-chaussée pour demander de l’aide. Bien qu’on pourrait se demander pourquoi tout d’un coup ces coups de feu et ce sang, lui sait ce qui est arrivé. Il était en train de jouer le rôle du soldat dans le jeu populaire « Jaysh wa Arab » - « L’armée et les Arabes » - et les soldats israéliens postés à une centaine de mètres l’ont visé et tiré.

Des cousins qui ont de la chance

Malgré la frayeur de cet après-midi, les enfants Al-Azzah sont des cousins veinards, d’abord parce que le soir, l’état de Miras était déclaré stable par l’hôpital de Bethléhem mais aussi parce que tous les autres enfants étaient à la maison sains et saufs.

Il y a 48 ans, Mohammad et Ruwaida Al-Azzah ont fui leur village. Pendant la guerre, les villages palestiniens de la région ont subi les massacres par les milices sionistes ; les Palestiniens, pour nombre de raisons, avaient été laissés sans moyens de défense réels. Ils ont quitté Beit Jibreen, un village imposant avec de vastes champs et des ruines romaines, et ils sont devenus des réfugiés à, peut-être, une demi-heure de route de Bethléhem. Ils ne pouvaient pas imaginer alors qu’ils n’y retourneraient plus.

Maintenant, ils s’appellent Abu Walid et Im Walid, père et mère de Walid, leur fils aîné. Les voir aujourd’hui se reposer dans leur petit jardin, au milieu des rosiers buisson et des citrus, presque toujours entourés de leur famille, aide à comprendre une part de leur détermination et de leur amour.

Au camp de réfugiés d’Aïda, il n’y avait pas de terre pour cultiver le blé. Dans les premières années où ils sont devenus des réfugiés, il y avait juste des dépendances communes et des tentes surpeuplées. Abu Walid venait seulement de terminer l’école moyenne mais c’était un jeune homme intelligent et pieux. Il s’est battu pour recevoir l’enseignement de la religion dans les écoles des Nations unies, et par la suite, il a terminé son lycée.

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Le mur qui entoure le camp de réfugiés d’Aïda.

Abu Walid et Im Walid ont eu 11 enfants, ils les ont élevés pour qu’ils deviennent comme leurs parents : se consacrant à leur famille. Ils ont fait suivre à toutes leurs filles et à presque tous leurs fils un enseignement supérieur. Ils ont construit 6 logements sur leur petite parcelle de terrain dans le camp de réfugiés, faisant du jardin une cour de jeux pour plus d’une dizaine de cousins.

Im Walid est devenue célèbre dans tout le camp pour sa cuisine délicieuse : ses plats de riz doré et ses ragoûts copieux, son poulet épicé à la peau cuivrée avec des oignons doux, et son pain épais qui, à peine sorti du four, disparaît dans les mains de ses petits-enfants.

La véranda où jouaient les enfants est un symbole de la réussite familiale. Fait de calcaire rose et enjolivé par des arches, offrant une jolie vue et le grand air, ce style de balcon illustre la vie simple et bonne de la société palestinienne.

Les enfants ont de la chance aussi parce que les adultes du camp, dont le propre père de Miras, y ont créé un centre de la jeunesse. Le centre Lajee est réputé pour sa troupe de danse, ses camps d’été et ses projets d’amélioration pour la communauté, comme les peintures murales. Miras et Maysan sont des participants pleins d’entrain dans la troupe de danse du Centre Lajee. Si les jardins d’Azzah sont le lieu pour les exploits en figures libres, la scène de danse est celui de la rigueur de la chorégraphie. Car ils se produisent dans toute la Cisjordanie, et la grâce de leurs mouvements mélodieux, la force et la précision du rythme de leurs pieds frappant la scène étonnent pour leur jeunesse. Et j’ai de la chance moi aussi, parce que c’est par ce centre de la jeunesse que j’ai rencontré les cousins Al-Azzah.

Une tragédie prévisible

Ce tir parait incroyable et pourtant, quiconque connaît la géographie du camp de réfugiés d’Aïda et les positions militaires israéliennes tout autour peut parfaitement l’imaginer. Je me rappelle avoir éviter un tumulte dans la maison Al-Azzah avec l’une des filles d’Abu Walid. Nous étions montés sur le toit et elle rappelait comment, pendant les pires moments de l’Intifada, elle ne voulait jamais monter sur le toit parce qu’on craignait de se faire tirer par les snipers israéliens.

De ces toits, un soir, nous regardions les feux d’artifice fuser au-dessus de la colonie voisine de Gilo, mais plus régulièrement, c’était la base militaire que nous observions, éloignée d’une centaine de mètres. Nous regardions la base et nous imaginions les soldats nous observant : nous, dans l’obscurité et la fraîcheur de la nuit, eux dans leur mirador de béton épais, nous dévisageant par les meurtrières fortifiées avec leurs grosses jumelles de l’armée.

Le mirador se trouve dans le campement militaire de la Tombe de Rachel. C’est ici que, selon la Bible, l’épouse de Jacob, Rachel, est ensevelie, c’est un lieu saint important pour les Juifs, mais maintenant, il est complètement caché et les gens d’ici ne peuvent plus le voir. On pourrait imaginer le vieux tombeau - on dit aussi que c’est le lieu de l’ancienne mosquée Bilal Ibn-Rabah - comme un lieu de pèlerinage fervent et joyeux.

Mais le site lui-même a été enseveli sous le béton : un lieu saint transformé en base militaire. Les habitants du camp savent que les Juifs religieux y viennent par cars entiers pour prier mais ils ne peuvent les voir. Ils voient les cars avec les vitres fumées - à travers lesquelles ils peuvent parfois distinguer un visage ou le canon d’une mitrailleuse automatique - dévaler la rue principale et traverser le check-point qui restreint les mouvements quand il s’agit des Palestiniens. Puis, les cars disparaissent dans la base construite autour de la tombe.

Des tirs pour jouer ?

Miras et ses cousins jouaient cet après-midi-là, au « Jaysh wa Arab », « L’armée et les Arabes », un jeu qui n’est pas né, il faut le noter, d’un conflit ethnique ou national - il ne s’appelle pas « Juifs et Arabes » ou « Israéliens et Arabes » - mais de l’occupation. Ce jour-là, Miras avait le rôle du soldat, il tenait son frère et sa s ?ur au bout de son pistolet en plastique.

Les étrangers critiquent souvent le fait que les enfants palestiniens achètent des jouets représentant des armes dès qu’ils ont quelques shekels pour les fêtes. Sûrement qu’il y a des jeux plus constructifs, mais ces jeunes jouent avec des armes en plastique de la même façon que les enfants, dans la société américaine, ont des jouets qui correspondent à leurs symboles de pouvoir : l’argent, les téléphones portables, les superman et aussi, oui, les armes.

En Cisjordanie, les armes régulent la vie des enfants comme celle des adultes. Les soldats, sur chacun des plus de 80 check-points et beaucoup d’autres barrages en Cisjordanie sont armés de fusils automatiques. En 2002, quand l’armée israélienne a envahi le camp, les enfants Al-Azzah se sont jetés au sol avec leurs parents pendant que les balles sifflaient au-dessus d’eux à travers leurs rideaux. Quand les soldats sont venus arrêter un cousin de Miras il y a moins d’un an, le jardin était plein de soldats portant des fusils plus grands que les plus jeunes enfant qui les regardaient avec de grands yeux.

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Les enfants dansant la dabkah traditionnelle ; Miras est le deuxième à partir de la droite.

Quand les soldats ont harcelé l’oncle et un cousin de Miras alors qu’ils essayaient de vendre du soda et des cigarettes aux gens qui passaient aux check-points, les armes épaulées par les soldats étaient des menaces latentes. Ainsi, dans les camps de réfugiés de Cisjordanie, les enfants jouent avec des téléphones portables en jouet, tout comme les gosses des Etats-Unis, mais ils jouent aussi avec des fusils en plastique.

De la génération précédente, dans cette occupation qui dure depuis près de 40 ans, les parents de ces enfants avaient les mêmes jeux. Le propre père de Miras, Nidal Al-Azzah, peut raconter son histoire à propos de cette sorte de jouets. Quand il était petit garçon, 8 ans peut-être, il avait acheté un pistolet en plastique pour des vacances. Alors qu’il marchait devant la maison de sa tante, il a visé des soldats circulant dans une jeep blindée. Les soldats se sont arrêtés et ont attaché Nidal sur le capot pour l’emmener en l’effrayant jusqu’au commissariat de police. Ils l’ont gardé toute la journée, n’appelant son père que le soir pour qu’il vienne le chercher. Pour Nidal, ça a marqué le point de départ de sa prise de conscience de l’occupation.

Ainsi, il ne faut pas s’étonner que Miras ait joué au soldat cet après-midi-là sous la véranda. Peut-être que le vrai soldat - qui n’a lui-même probablement guère plus de 10 ans de plus que Miras - a pensé : « C’est mon jeu ça, pas le tien. ».

Quel avenir ?

Que deviendront ces enfants ? Le père de Miras, Nidal, a passé des années en prison pour résistance à l’occupation israélienne. Maintenant, lui et ses frères et s ?urs craignent que leurs enfants connaissent le même sort, surtout sans une direction politique qui pourrait rendre cette résistance plus efficace.

Pour l’instant, Nidal et le Centre ont prévu de d’afficher des rappels en trois langues aux soldats qui surveillent leurs enfants chaque jour. Ils vont accrocher des banderoles aux bâtiments du camp qui diront, en hébreu, en anglais et en arabe : « Attention : ici jouent des enfants ». Mais, sans un changement politique spectaculaire, comment les parents d’Aïda vont-ils pouvoir protéger leurs enfants ?

L’an dernier, la maman de Miras, Afaf, a commencé à s’inquiéter parce que son fils lançait des pierres sur l’armée, risquant la prison ou pire. Elle l’a supplié de ne pas participer aux manifestations, mais il lui répond que non seulement tout le monde le fait mais aussi qu’il sait que ses parents, tous les deux, l’ont fait aussi à leur époque. Afaf, crispée, torturée par son amour pour lui dans cette situation impossible lui a proposé un compromis. Il pourra lancer des pierres mais elle viendra aussi pour le surveiller. Miras a répondu avec ce ton de bravade des ados, lui disant que de toute façon, ce n’est pas la première fois qu’il jette des pierres.

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Vue de la base militaire construite autour du Tombeau de Rachel (photo ajoutée par publication).

Le jour d’avant que Miras soit blessé, sa mère avait parlé de lui donner des cours intensifs d’anglais pour qu’il puisse aller un jour étudier aux Etats-Unis. Maintenant, nous nous demandons si l’incident ne va pas pousser dangereusement Miras et ses cousins dans le premier activisme politique venu. Pourront-ils jamais voir les Israéliens autrement que comme une menace ? Pour Miras, à court terme au moins, la lutte sera plus terre à terre : quand va-t-il recommencer à manger comme avant ? quand va-t-il pouvoir courir ? jouer avec la troupe de danse ? Que feront-ils en attendant ? Est-ce que l’un des cousins recommencera à jouer sous la véranda ?

Amahl Bishara est anthropologue. Université de Chicago. Elle a passé près de deux ans à Jérusalem, Ramallah et Bethléhem pour travailler sa thèse sur les médias internationaux et la politique de représentation palestinienne.

Chicago USA - Live from Palestine - 30 décembre 2006
http://electronicintifada.net/v2/ar...
Photos par le Centre Lajee pour la jeunesse - Trad. : JPP


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