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Promesses et trahisons

mercredi 14 mai 2008 - 16h:20

Robert Fisk

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« Les Sept Piliers de la Sagesse » (récit autobiographique des expériences de Thomas Edward Lawrence (Lawrence d’Arabie), alors qu’il servait comme officier de liaison britannique auprès des forces arabes dans leur révolte contre les Ottomans entre 1916 et 1918, Ndt), a été saluée dès sa première apparition comme un chef-d’ ?uvre littéraire et historique. Mais, selon Robert Fisk, ce mémoire de la révolte arabe, tout comme les autres écrits de T.E. Lawrence, expose également des prémonitions quant à la politique occidentale au Moyen-Orient.

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T.E Lawrence en bédouin : le temps des promesses ...

Il n’est pas étonnant que « les Sept Piliers de la Sagesse » - en fait, l’ensemble des ?uvres de T.E. Lawrence - soit maintenant en tête de liste de lecture de presque tous les hauts officiers US en Irak. Longtemps après que sa légende ait été créée en Arabie, à Damas, et au moment des négociations du traité de Versailles - presque 90 ans après qu’il s’était rendu compte que ses promesses à ses alliés arabes allaient être bafouées à cause de l’engagement de la Grande-Bretagne dans la promesse Balfour - la sagesse de Lawrence sert maintenant à guider (et sans doute à désorienter) les Etatsuniens, qui ont marché tout droit dans l’enfer en Irak sans aucune idée sur la façon de retraite. Si seulement, je me dis chaque fois que j’arrive à Bagdad, les Etatsuniens avaient lu Lawrence avant qu’ils aient envahi l’Irak.

Ce n’est pas uniquement son expérience de la trahison qui est importante. La promesse de l’indépendance donnée par Lawrence aux Arabes, en échange de leur engagement de se battre, comme des alliés de la Grande-Bretagne, contre les Turcs ottomans, s’est avérée aussi mensongère que l’engagement des États-Unis à apporter la liberté, la sécurité et la démocratie aux Irakiens. Si des recherches récentes ont montré qu’il soutenait le sionisme, Lawrence n’a jamais manqué de réfléchir sur la trahison qu’il a involontairement commise contre les Arabes.

L’engagement de la Grande-Bretagne en faveur d’une patrie juive en Palestine était une promesse faite au plus fort de la guerre 1914-1918, alors que la Grande-Bretagne cherchait désespérément le soutien des juifs. De l’autre côté, la promesse de Lawrence de liberté aux Arabes a été faite alors que le Royaume-Uni cherchait désespérément le soutien des Arabes contre les Turcs. Les promesses sont faites pour être tenues. Celles de Lawrence, bien sûr, ne l’étaient pas.

Il y a quelque chose de douloureusement égocentrique chez Lawrence d’Arabie. Son port obsessionnel de tenues traditionnelles arabes - son empressement à être photographié comme un Arabe - et son identification constante de lui-même avec les Arabes, tout cela le présente comme un homme dont la politique a pris clairement une tournure personnelle, presque théâtrale.

Même à Versailles, et nous n’avons qu’à regarder sa photo alors qu’il est à côté de la délégation arabe à Paris, il a choisi de porter un keffieh arabe comme couvre-chef. « Les Sept Piliers de la Sagesse » est une épopée de littérature, mais c’est aussi l’histoire d’un homme profondément bouleversé, dont la dépression a finalement fait de lui une figure cynique qui a tenté de cacher son identité (sans grand succès, il est vrai) parmi les modestes soldats les moins gradés des de l’armée de l’air royale.

Cependant, sa sagesse ne l’a pas désertée après la guerre 1914-1918. Lorsque les insurgés ont organisé une rébellion contre l’occupation britannique de l’Irak après la guerre en 1920, Lawrence a donné des conseils dans les pages des journaux de Londres que les Etatsuniens (et les Britanniques sur le départ) auraient dû lire avant qu’ils aient mis en scène leur invasion illégale du même pays en Mars 2003. Bien que ce fût sur une échelle bien moindre, l’insurrection de 1920 a été un signe avant-coureur quasiment identique à l’actuel conflit en Irak.

Les troupes britanniques qui avaient reçu l’assurance qu’elles seraient accueillies comme des libérateurs, ont constaté que leurs bénéficiaires supposés sont loin d’être heureux de les voir ; les soldats ottomans d’origine arabe qui attendaient pour se joindre au côté des forces alliées ont été maltraités dans les camps des prisonniers. Lorsque le premier officier britannique a été tué en dehors de Bagdad, l’armée britannique a assiégé la ville sunnite de Falloujah avec armes à feu et, plus tard, encerclé la ville chiite de Nadjaf, en exigeant qu’on lui remette un militant chef religieux chiite.

Les renseignements britanniques à Bagdad ont informé le département de guerre à Londres que les insurgés pénétraient en Irak en franchissant la frontière avec la Syrie. Et Lloyd George, le Premier ministre britannique, a assuré la Chambre des communes - à un moment où les Britanniques en avaient assez de sacrifier leurs soldats en Mésopotamie - que si les forces britanniques et celles de l’empire [britannique] devaient se retirer de l’Irak, il y’aurait alors la guerre civile.

Lawrence avait beaucoup à dire sur ce scénario désormais familier, notamment les pertes en vies humaines infligées par les forces d’occupation. En 1920, il a estimé que les Britanniques avaient tué « une dizaine de milliers d’Arabes dans cette révolte », en affirmant : « Nous ne pouvons pas espérer maintenir une telle moyenne ».

En conséquence, les Britanniques se sont tournés vers la force aérienne pour réprimer les insurgés. Lawrence a écrit une lettre à The Observer, en décrivant comment « ces révoltes prenaient un cours normal. Il y’a d’abord un succès arabe, puis les renforts britanniques arrivent comme une force punitive. Ils forcent leur chemin (nos pertes sont faibles, les pertes arabes sont lourdes) pour atteindre leur objectif, qui est entre-temps bombardé par l’artillerie, les avions ou les canonnières ».

Mais il avait un cynisme irritant frôlant l’humour noir - sa première manifestation peut être aperçue dans les Sept Piliers - qui pourrait le laisser apparaître non seulement déplaisant, mais complètement sadique. « C’est bizarre que nous n’utilisons pas de gaz toxique à ces occasions », a t-il écrit dans la même lettre. « Le bombardement des maisons est une manière inégale pour atteindre les femmes et les enfants, et notre infanterie subit toujours des pertes en abattant les hommes arabes. En recourant à des attaques au gaz, l’ensemble de la population des secteurs en révolte pourrait être réduit proprement à néant ».

Si c’était du sarcasme, cela a été cruellement inappropriée, bien que, après une guerre dans laquelle les grandes puissances de l’Europe ont toutes utilisé le gaz moutarde et le gaz dichlore dans les tranchées de la France - et même si peu l’ont également fait dans la campagne palestinienne contre les Turcs -, ceci peut ne pas avoir été apparu comme une tactique brutale, comme elle apparaît pour nous aujourd’hui.

Ses derniers commentaires en 1929 dans un article qu’il a rédigé sous la rubrique de « Guérilla » dans la 14ème édition de l’Encyclopédie Britannica, furent bien plus acerbes. En écrivant de la résistance arabe à l’occupation turque dans la guerre 1914-1918, il se demande à propos des insurgés, dont il a dirigé un certain nombre : « ...suppose qu’ils étaient une force influente, une chose invulnérable, immatérielle, sans devant ni derrière, comme un gaz en dérive ? Les armées étaient comme des plantes, immobiles comme un bloc, fermement enracinées, nourries à travers de longues tiges jusqu’à leur tête. Les Arabes pourraient être de la vapeur ».

Lawrence utilise l’horreur de la guerre de gaz ici comme une métaphore de l’insurrection, mais qui peut être en désaccord avec ses conclusions ? Pour le contrôle des terres qu’ils occupaient, les Turcs « auraient besoin d’un poste fortifié tous les quatre miles carrés, et un poste ne pourrait être moins de 20 hommes. Les Turcs auraient besoin de 600000 hommes pour affronter toute la mauvaise volonté des populations locales arabes. Ils avaient 100000 hommes ». Les « postes fortifiés », bien sûr, préfigurent le déferlement de George W. Bush, qui nécessitait 600000 hommes pour affronter toute la mauvaise volonté du peuple irakien, mais avait seulement 150000 de disponible.

En prédisant l’utilisation moderne d’Internet par Al-Qaïda, Lawrence a écrit que « la presse imprimée était la meilleure arme dans l’arsenal du chef moderne de guérilla ». Pour les insurgés, « les batailles sont une erreur... Napoléon avait parlé en réaction de colère contre la finesse excessive du 18ème siècle, quand la plupart des hommes avaient presque oublié que la guerre donnait un permis à tuer ». Et Lawrence, en réalisant dans sa ruse qu’il avait raison, a continué avec ces prédictions effrayantes :

« La rébellion doit avoir une base inattaquable... dans l’esprit des hommes convertis à sa cause. Elle doit avoir un ennemi étranger sophistiqué, sous la forme d’une armée d’occupation disciplinée, trop petite pour satisfaire la loi de la superficie : trop peu nombreuse pour adapter le nombre à l’espace, afin de dominer effectivement la région à partir de postes fortifiés. Elle [l’insurrection] doit avoir une population sympathisante, pas activement impliquée, mais sympathisante au point de ne pas trahir les mouvements rebelles pour le compte de l’ennemi. Les rébellions peuvent être réalisées avec 2% comme une force de frappe active, et 98% de sympathisants passifs... Avec la mobilité, la sécurité... le temps, et la doctrine... la victoire est garantie pour les insurgés, car ces facteurs mathématiques sont en fin de compte décisifs, et contre eux, tous les perfectionnements dans les moyens de combat matériels ou moraux, sont en fait en vain ».

Si les insurgés représentent une « vapeur » plus puissante que celle qui sort de la bouche des hommes politiques (je suppose que les « postes fortifiés » représenteraient les inutiles bases militaires, les « Lily pads » de Donald Rumsfeld (petites bases autour du monde qui pourraient être activées dans une courte période de temps afin de permettre l’accès aux troupes étatsuniennes, Ndt), dans le désert irakien), alors les forces d’invasion anglo-étatsuniennes auraient dû savoir en 2003, que la prophétie de Lawrence les avait déjà condamnées, depuis le moment où un sérieux mouvement de résistance militaire s’était opposée à l’occupation de l’Irak.

Dans le Sunday Times en 1920, les mots de Lawrence auraient pu être adressés à George W. Bush ou Tony Blair. « Le peuple de l’Angleterre a été mené en Mésopotamie dans un piège dont il sera difficile de s’échapper avec dignité et honneur », a t-il écrit. « Ils ont été leurrés dans celui-ci par une constante rétention de l’information. Les communiqués de Bagdad sont tardifs, malhonnêtes et incomplets. Les choses ont été bien pires que ce qui nous a été raconté, notre administration plus sanguinaire et inefficace que ce que le public sait... Nous sommes aujourd’hui pas loin d’une catastrophe ».

On a le souffle coupé devant la prescience de ces mots. Car, n’est-ce pas exactement ce qui se passe avec nous en Irak depuis 2003 : les mensonges, la malhonnêteté, l’affirmation mensongère de « mission accomplie » et du succès alors que nous sommes pris au piège dans les sables de l’Irak, nos hommes d’état affirmant, tout en retenant les informations, que nous pouvons nous retirer avec honneur ?

« Les Arabes », a écrit Lawrence dans une autre lettre en 1920 - celle ci à The Time - « se sont rebellés contre les Turcs pendant la guerre non pas parce que le gouvernement turc a été particulièrement mauvais, mais parce qu’ils voulaient l’indépendance. Ils n’ont pas risqué leurs vies dans le combat pour changer de maîtres, de devenir des sujets britanniques... mais pour gagner un spectacle qui leur est propre. La question de savoir s’ils sont aptes à vivre dans l’indépendance ou non, reste à être évaluée. Le mérite n’est pas une condition pour la liberté ».

En 1930, un Lawrence complètement démoralisé, qui avait du mal à se dissimuler derrière un officier junior du RAF (Forces aériennes royales), écrivait à un anthropologue étatsunien, qui voulait le rencontrer pour discuter du monde arabe, avec un pitoyable sens de l’humour et un faux style d’écolier, qui montrait à quel point son moral s’était détérioré depuis les années 1920.

« Cher Monsieur Field, j’espère que vous êtes colossalement riche, de sorte que le coût du voyage jusqu’à cette ville misérable de Plymouth (la dernière ou la première ville d’Angleterre, en fonction de votre hémisphère) ne signifiera rien pour vous. Je suis un escroc tant en ce qui concerne le Moyen-Orient que l’archéologie. Il y a des années, j’ai baigné dans les deux [domaines], et en suis devenu un bon expert, mais la guerre m’a sursaturé, et il y a neuf ans, je suis retombé confortablement dans les rangs de notre armée de l’air, et je n’ai plus eu d’autres intérêts depuis. Une période de neuf ans est suffisamment longue pour que je ne sois plus à jour [dans mes connaissances], mais pas assez long pour rendre mes points de vue vieillots et suffisamment archaïques. J’ai aussi oublié tout ce que je savais. »

J’ai vu la lettre de Lawrence écrite de sa propre main et pensé, en premier lieu, qu’il se décrivait comme un « ami » du Moyen-Orient, mais hélas - en se rabaissant pour toujours - il a en effet écrit « escroc ». Sa lettre continue en informant Field comment le reconnaître à la gare de Plymouth. « Cherchez une petite et vieille créature dans un uniforme bleu ardoisé, avec des boutons en laiton : comme un éclaireur RAC (Club Automobile Royal, Ndt) ou peut-être comme un conducteur de tram, seulement plus petit et plus minable ».

Il est peut-être aussi bien de se rappeler, en lisant les Sept Piliers, que cet homme merveilleux, imaginatif, courageux parvenait, en seulement une décennie, à se réduire lui-même à cette grande pauvreté et cette autodestruction. Seule sa moto chérie lui restait. Et cela, bien sûr, fut sa dernière punition.

Du même auteur :

- Liban : une nouvelle humiliation pour les Etats-Unis
- Ce que nous avons appris, c’est que nous n’apprenons jamais rien
- Fin sanglante d’un homme qui avait fait de l’enlèvement une arme de guerre
- Ils n’accusent pas al-Qaïda. Ils accusent Musharraf

Note du traducteur :

Des sages ont dit que la plus grande leçon que l’être humain avait apprise de l’histoire, c’est qu’il n’avait jamais rien appris de l’histoire !

Jusqu’à un peu moins d’un siècle, une grande partie du monde arabe et musulman était, symboliquement c’est vrai, unifié dans un seul état, celui des Ottomans.

C’était un géant malade, affaibli et rongé de l’intérieur. Mais la vie circulait encore dans ses veines, et il y avait toujours une chance, ou un risque pour les vautours anglais et français qui tournaient autour, que ce grand corps retrouve des forces et se lève.

Et comme dans une maladie auto-immune mortelle où des cellules immunitaires censées protéger le corps contre des cellules étrangères, se mettent à attaquer d’autres cellules du même corps en impliquant sa propre autodestruction, des Musulmans arabes, membres de ce grand corps malade ottoman, suivent les sirènes du grand vautour britannique et portent les armes contre d’autres Musulmans turcs de plus en plus chauvins et nationalistes.

Ils ne restent aux vautours britanniques et français qu’à facilement dépecer ce corps mourant et à se partager la proie.

Mais comme le montre le texte de Robert Fisk ci-dessous, basé sur l’expérience de Lawrence d’Arabie, les peuples ne meurent pas si facilement, et les morceaux que les vautours tentaient d’avaler s’avéraient brûlants et immangeables.

De nos jours, de nouveaux vautours arrivent et tentent d’avaler ces morceaux appétissants. Mais les vautours, tout comme les humains, n’apprennent jamais de l’histoire. Plus ils s’acharnent, plus ils se brûlent.

Il est aussi dommage que les Arabes et les Musulmans, quelque soit leur ethnie d’origine, n’apprennent pas, eux non plus, de l’histoire, et certains parmi eux n’hésitent pas à se mettre sous les ailes de ces vautours en croyant qu’ils ne seront pas atteints par leurs griffes.

1° mai 2008 - Newstateman.com - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.newstatesman.com/200805010042
Traduction de l’anglais : Iyad


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