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Iraq : « Comment détruire un pays en 5 ans »

mardi 18 mars 2008 - 05h:47

Patrick Cockburn - CounterPunch

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« Si nous partons, ce sera l’anarchie » avaient l’habitude de me dire les gens de l’autorité de l’occupation... Les Américains sont restés, mais l’anarchie est arrivée quand même.

Les anniversaires inondés de sang de l’Iraq

« Cela me rappelle l’Iraq sous Saddam » me disait, en colère, un militant opposant à Saddam Hussein, la semaine dernière, alors qu’il regardait des soldats iraquiens, chargés de la police, boucler une partie du centre de Bagdad pour que le convoi du Premier ministre iraquien, Nouri al-Maliki, puisse s’aventurer dans la cité.

Cinq ans après l’invasion de l’Iraq, les USA et le gouvernement iraquien prétendent de pair que l’Iraq devient un endroit moins dangereux, mais les mesures prises pour la protection de Mr Maliki nous montrent une autre réalité. Des soldats brandissant des armes ont d’abord bloqué toute circulation dans les rues. Puis, 4 véhicules blindés, chacun avec trois mitrailleurs sur le toit, ont surgi d’une issue fortifiée de la Zone verte, suivis de Humvees américains couleur sable [véhicules de transport léger à roues de l’armée américaine] et d’autres véhicules blindés. Enfin, au milieu du convoi filant à toute vitesse, nous avons pu voir six véhicules aux vitres fumées et à l’épreuve des balles, dont l’un devait transporter Mr Maliki.

Ces précautions n’étaient pas excessives car Bagdad reste la ville la plus dangereuse du monde. Le Premier ministre iraquien ne faisait là que se rendre au siège du parti Dawa dont il est membre et qui n’est qu’à un demi-mile de la Zone verte, mais ses centaines de gardes de sécurité ont agi comme s’ils rentraient en un territoire ennemi.

Cinq années d’occupation ont détruit l’Iraq en tant que pays. Bagdad aujourd’hui, c’est une collection de ghettos sunnites et chiites hostiles séparés par des murs de béton. Certains districts ont même des drapeaux nationaux distincts. Les secteurs sunnites arborent l’ancien drapeau iraquien avec les trois étoiles du parti Baath et les chiites en exhibent une version nouvelle, adoptée par le gouvernement chiite-kurde. Les Kurdes ont leur propre drapeau.

Le gouvernement iraquien essaie de donner l’impression que la normalité est de retour. Il a été demandé aux journalistes iraquiens de ne pas parler de la poursuite de la violence. Quand une bombe a explosé dans le district de Karada, près de mon hôtel, tuant 70 personnes, la police a frappé et chassé des caméramans de la télévision qui essayaient de prendre des images du carnage. Le nombre de victimes civiles est tombé de 65 Iraquiens, tués quotidiennement de novembre 2006 à août 2007, à 26 en février 2008. Mais la baisse du nombre de morts s’explique en partie par le nettoyage ethnique qui a déjà fait son ?uvre macabre et parce que dans une grande partie de Bagdad, il ne reste aucune zone mixte.

Plus que beaucoup d’autres guerres, celle d’Iraq reste mal comprise à l’extérieur du pays. Les Iraquiens eux-mêmes, souvent, ne la comprennent pas, car s’ils ont une connaissance profonde de leur propre communauté, qu’elle soit chiite, sunnite ou kurde, ils connaissent très peu les autres communautés iraquiennes. Dès le moment où le président George W. Bush a décidé de renverser Saddam Hussein, il aurait dû être évident que ce serait une guerre très différente de celle menée par son père en 1991. Celle-ci avait été une guerre modérée pour rétablir le statu quo au Koweit.

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Un attentat au coeur de Bagdad, le 7 mars 2008, a fait au moins 68 morts.

La guerre de 2003 est appelée à avoir des conséquences très radicales. Si Saddam Hussein avait été renversé et que des élections se soient tenues alors, la domination par une minorité sunnite de 20% aurait été remplacée par celle de la communauté majoritaire chiite alliée aux Kurdes. Avec une élection, les partis religieux chiites liés à l’Iran auraient gagné, comme ce fut le cas aux deux élections en 2005. Beaucoup de problèmes de l’Amérique en Iraq viennent de la tentative de Washington d’arrêter l’Iran et les dirigeants chiites anti-américains, tels Muqtada al-Sadr, occupant le pouvoir vacant après la chute de Saddam Hussein.

Les USA et leurs alliés n’ont jamais vraiment compris la guerre qu’ils gagnaient, commencée le 19 mars 2003. Leurs armées sont entrées facilement dans Bagdad parce que l’armée iraquienne n’a pas combattu. Même ce qu’on appelait les unités d’élite de la Garde républicaine spéciale, bien payées, bien équipées et de la même communauté que Saddam, même elles sont rentrées à la maison. La couverture de la guerre par les télévisions et beaucoup de la presse écrite a été extrêmement trompeuse car elle donnait l’impression de combats généralisés alors qu’il n’en était rien. Je suis entré à Mosul et à Kirkuk, deux villes du nord, le jour où elles avaient été prises sans tirer même un coup de feu. Des chars d’assaut iraquiens incendiés encombraient les bords des routes autour de Bagdad, donnant l’impression de violents combats, mais presque tous avaient été abandonnés par leur équipage avant d’être brûlés.

La guerre était trop facile. Consciemment ou inconsciemment, les Américains ont cru que ce que disaient ou faisaient les Israéliens n’avait aucune importance. Ils étaient censés se comporter comme les Allemands ou les Japonais en 1945, même si la plupart des Iraquiens ne se voyaient pas comme des vaincus. Il y a eu par la suite des controverses acerbes pour savoir qui était responsable de l’erreur majeure de la dissolution de l’armée iraquienne. Mais à l’époque, les Américains étaient imbus d’une arrogance impériale, outrancière, et faisaient fi de ce que les Iraquiens, militaires ou non, étaient en train de faire. « Ils nous prenaient simplement pour des métèques » dit rudement Ahmad Chalabi, chef de l’opposition. « Nous ne comptions pas ».

Dans les premiers mois de la chute de Bagdad, il était extraordinaire, et parfois amusant, de voir les vainqueurs américains se comporter exactement comme les Britanniques à l’apogée de leur puissance dans l’Inde du 19è siècle. Les méthodes du Raj (période de domination britannique du sous-continent indien - ndt) reprenaient vie. Un ami qui tenait une agence de changes à la Bourse de Bagdad, m’a dit comment un jeune américain de 24 ans, dont la famille était donatrice au Parti républicain, avait pris en charge le marché et donné des conférences à des courtiers sérieusement irrités - la plupart d’entre eux parlant plusieurs langues et étant titulaires de doctorats - sur les vertus de la démocratie.

Il y avait une autre idée fausse qui montait à l’époque. La plupart des Iraquiens étaient heureux d’être débarrassés de Saddam Hussein. Il avait été un dirigeant cruel et dramatiquement incompétent, il a ruiné son pays. Tous les Kurdes et la plupart des chiites voulaient qu’il parte. Mais cela ne voulait pas dire que les Iraquiens de toutes sortes voulaient être occupés par une puissance étrangère.

Plus tard, le président Bush et Tony Blair ont voulu laisser croire que le renversement du régime baathiste passait nécessairement par une occupation, mais ce n’était pas le cas. « Si nous partons, ce sera l’anarchie » avaient l’habitude de me dire les gens de l’autorité de l’occupation pour justifier celle-ci à mes yeux. Les Américains sont restés, mais l’anarchie est arrivée quand même. Durant la première année d’occupation, il était aisé de dire comment soufflait le vent. A chaque fois qu’un soldat américain se faisait tué ou blessé à Bagdad, je m’y rendais en voiture aussitôt. Il y avait toujours une foule en délire près des restes d’un Humvee ou d’une tâche de sang sur le bitume. Après un tir contre un soldat, un homme m’a dit : « Je suis un homme pauvre mais dans ma famille on va fêter ça, on va faire cuire un poulet ».

Pourtant, c’était l’époque où le président Bush et son secrétaire d’Etat à la Défense, Donald Rumsfeld, affirmaient que les insurgés n’étaient que des « vestiges de l’ancien régime », « dans une impasse ». Il y avait encore une idée erronée chez les Iraquiens à propos de la profondeur des divisions au sein de leur société. Les sunnites m’avaient accusé d’exagérer leurs différences avec les chiites mais lorsque je parlais des dirigeants chiites éminents, ils levaient la main d’un air dédaigneux et disaient : « Mais ce sont tous des Iraniens ou payés par les Iraniens ». Ceux d’Al Qaïda en Irak sont considérés par les chiites comme des hérétiques qui méritent la mort, comme les Américains. D’énormes bombes lors d’attentats suicide ont explosé sur des places de marché et des processions religieuses chiites, tuant des centaines de personnes, et les chiites ont alors répliqué avec des meurtres de sunnites en représailles par les milices chiites des escadrons de la mort ou par la police.

Après que les guérilléros sunnites aient commis un attentat sur le lieu de pèlerinage chiite de Samarra (contre le dôme de la Mosquée d’Or - ndt), le 22 février 2006, les combats entre communautés ont tourné en une véritable guerre civile ouverte. Mrs Bush et Blair ont nié fermement que c’était le cas, mais quel que soit le critère, c’était bien une guerre civile d’une sauvagerie extraordinaire. Torturer avec des perceuses électriques et de l’acide était devenu la norme. La milice chiite armée de Mehdi a mis la main sur une grande partie de Bagdad et en a contrôlé trois quartiers. Quelque 2 millions 200 000 personnes ont fui vers la Jordanie et la Syrie, dont une forte proportion était sunnite.

La défaite sunnite dans la bataille de Bagdad en 2006 et au début 2007 a été le motif pour de nombreux guérilléros antérieurement anti-américains de faire, d’eux-mêmes, soudainement alliance avec les forces américaines. Ils avaient tiré la conclusion qu’ils ne pouvaient combattre tout à la fois les USA, al Qaïda, l’armée et la police iraquiennes, et l’armée du Mehdi. Il existe maintenant une milice sunnite forte de 80 000 hommes, payée par les USA auxquels elle est alliée, mais hostile au gouvernement iraquien. Cinq années après que les armées américaine et britannique aient pénétré en Iraq, le pays n’est plus qu’un terme de géographie.

Patrick Cockburn est l’auteur de L’Occupation : guerre, résistance et vie quotidienne en Iraq, il a été finaliste pour le National Book Critics’ Circle Award pour le meilleur livre de non fiction en 2006. Il couvre, sur le terrain, pour le quotidien anglais The Independent, les développements quotidiens en Irak.

Du même auteur :

- "Iran : le raid américain avorté qui a conduit à la crise des otages" - 6 avril 2007 - Loubnan ya Loubnan.

- "Iran : Une incursion et des arrestations américaines ont préparé le terrain pour la capture des marins britanniques" - 28 mars 2007 - The Independent.

Bagdad - 15-16 mars 2008, CounterPunch- Traduction : JPP


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