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La justice pénale internationale pour le Liban : bienfait ou malédiction ?

dimanche 17 février 2008 - 06h:37

Georges Corm - Confluences Méditerranée

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La création d’un tribunal spécial à caractère international pour juger les responsables de l’assassinat, le 14 février 2005, de l’ancien Premier ministre libanais, Rafic Hariri, a été à l’origine de la crise gouvernementale et constitutionnelle majeure qui secoue le Liban depuis novembre 2006.

Cette crise a abouti à une désintégration constitutionnelle progressive des institutions politiques du Liban, empêchant l’élection d’un président de la République dans les délais constitutionnels prescrits.

La création de ce tribunal, dont le mandat a été étendu à la série d’assassinats politiques qui ont suivi celui de Rafic Hariri, s’est inscrite, en effet, dans un contexte de tensions internes et de luttes régionales et internationales très particulières. Ce contexte est né des attentats terroristes commis sur le sol des États-Unis, le 11 septembre 2001, l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak par les États-Unis, ainsi que les accusations répétées portées par le gouvernement américain contre la Syrie et l’Iran, accusés de saboter les efforts occidentaux pour remettre de l’ordre au Moyen-Orient et y apporter un vent de démocratie. Elle s’inscrit aussi dans le désir du gouvernement des États- Unis de « remodeler » le Moyen-Orient.

Ce qui surprend à première vue, c’est la saisine des Nations Unies pour un assassinat de nature politique. Il n’y a pas dans ce cas génocide, crime contre l’humanité, crime de guerre ou déplacement forcé de population, tous actes criminels portant atteinte à la conscience de l’humanité, qui entraînent la saisine d’une justice internationale. Cette dernière, en effet, s’est considérablement développée au cours des vingt dernières années, soit à travers la création de cours de justice internationales spécifiques pour juger de génocides, comme au Rwanda, en Sierra Leone, au Cambodge, en ex-Yougoslavie, soit par la saisine de la nouvelle Cour pénale internationale, créée en 1998, mais dont la convention n’a pas été signée par les États-Unis et Israël. Jusqu’ici, cependant, les actes terroristes ne sont pas de la compétence de cette justice ; si cela avait été le cas, l’assassinat de Rafic Hariri, réalisé par une opération terroriste d’envergure qui a tué dix-huit personnes, aurait pu relever automatiquement de la Cour pénale internationale.

En réalité, la création du Tribunal spécial pour le Liban a été précédée d’une autre innovation concernant le système des Nations Unies, celui de l’envoi de deux Commissions d’enquête successives. L’une, sitôt après l’assassinat, conclut en quelques jours à la responsabilité de la Syrie et, selon elle, au climat d’hostilité créé par la Syrie et ses alliés politiques au Liban contre Rafic Hariri, son parti politique et les partis qui lui sont alliés.

La Commission d’enquête

Le premier président de la seconde Commission d’enquête dotée de moyens considérables, le juge allemand Detlev Mehlis, s’était signalé par son style abrasif et le contenu léger de ses rapports qui accusaient nommément de hauts responsables du gouvernement syrien et les responsables des appareils de sécurité libanais sur la base de témoignages qui se sont révélés faux par la suite. Des allusions étaient même faites dans ses rapports à de possibles implications du Président de la République libanaise et du Hezbollah.

Le second président, le juge belge Serge Brammertz, grâce à un style discret et à des rapports à contenu technique préservant le secret de l’instruction, a réussi à rétablir la crédibilité de la commission.

Detlev Mehlis, par son comportement, avait jeté une grande suspicion sur les objectifs recherchés par les États-Unis et leurs alliés européens à travers cette commission. Aussi la requête d’une partie du gouvernement libanais, à l’exclusion des ministres représentant le Hezbollah ou le Mouvement Amal, de constituer un tribunal spécial pour juger des assassins de Rafic Hariri, a-t-elle suscité une méfiance assez vive dans certains milieux.

En dépit des remarques pertinentes détaillées présentées par les services juridiques de la Présidence de la République sur le statut de ce futur tribunal au gouvernement et aux Nations Unies, ce statut n’est pas sensiblement modifié par le gouvernement libanais ou les Nations Unies. C’est ce qui entraîne, en novembre 2006, la démission de tous les ministres chiites du gouvernement et de l’un des trois ministres de la communauté grecque-orthodoxe qui exigeaient plus de temps et de discussions sur ce projet, ce qu’avait refusé le Premier ministre.

Du fait de ces démissions, le gouvernement de M. Signora ne répond plus aux exigences de la Constitution qui requièrent sans ambiguïté que toutes les communautés soient représentées équitablement au gouvernement (article 95, alinéa A). Ces exigences constitutionnelles, issues des amendements adoptés à la suite de l’accord de Taëf en 1989, ne font d’ailleurs que formaliser une longue pratique constitutionnelle depuis l’indépendance, en vertu de laquelle toutes les communautés doivent être représentées dans la composition du gouvernement ; aussi, on ne s’étonnera pas que le préambule de la Constitution libanaise (alinéa J), introduit à la suite des réformes de 1989, affirme sans équivoque possible qu’« aucune légitimité n’est reconnue à un quelconque pouvoir qui contredit le pacte de vie commune ».

En dépit de la clarté des textes et de la pratique constitutionnelle permanente, le gouvernement dirigé par M. Signora a refusé de démissionner. Le Premier ministre, qui appartient au Courant du Futur créé par M. Hariri, devait recevoir un appui remarqué et presque quotidien des chefs d’État occidentaux, ce qui a aggravé la crise interne. De plus, le gouvernement accepte le statut du tribunal sans que le Président de la République ne le ratifie, malgré les stipulations très claires de l’article 52 de la Constitution qui l’exige explicitement. Une résolution 1757 du Conseil de sécurité du 30 mai 2007 confirme la création du tribunal, en dépit de sa non-ratification par le Président de la République et par le Parlement. Curieusement, cette résolution est placée sous le chapitre VII de la Charte des Nations Unies permettant le recours à la force en cas de non-application de la résolution, ce qui constitue un précédent assez curieux dans une situation où il n’y a pas de crime contre l’humanité, mais une série d’assassinats politiques odieux.

Pas plus la décision du Conseil de sécurité de créer le tribunal sous le chapitre VII que la Commission d’enquête (environ deux cents experts) ne parviennent à arrêter la vague d’attentats et d’assassinats politiques au Liban qui frappe surtout, mais pas exclusivement, des députés ou des journalistes membres du « 14 mars ». Aucune des enquêtes menées sur les différents assassinats et attentats ne débouche sur des conclusions. La justice libanaise, qui aurait dû être aidée par les nombreux experts de la commission d’enquête, apparaît plus que jamais paralysée.

Ceci se traduit notamment par l’affaire des quatre officiers supérieurs de l’armée libanaise, arrêtés sur la demande de Detlev Mehlis et sur la base des accusations de deux témoins qui se récusent, mais aussi sur d’autres arrestations de civils. La justice libanaise se refuse à rendre leur liberté aux personnes arrêtées, mais ne produit pas d’acte d’accusation. Le successeur de M. Mehlis semble avoir même fait savoir à la justice libanaise que la commission d’enquête n’avait rien retenu contre les quatre officiers de l’armée. Sur le plan interne, la question paraît donc être devenue exclusivement politique, un élargissement des personnes arrêtées sur la base des faux témoignages recueillis par M. Mehlis, devenant trop embarrassante pour les personnalités politiques au pouvoir.

Le gouvernement libanais, qui avait passé outre à la démission des ministres de la communauté chiite protestant contre la façon dont était escamotée toute discussion un peu approfondie du statut du tribunal à caractère international, avait affirmé que sitôt ce statut adopté, il ferait des ouvertures à l’opposition. Pourtant, il n’en fut rien et la crise ne fit que s’aggraver. L’argument le plus fort pour accélérer la création du tribunal, de façon aussi désinvolte créant une grave crise ministérielle, avait été l’effet dissuasif que cet acte aurait dû avoir pour arrêter la série d’assassinats. Il n’en a malheureusement rien été, plusieurs assassinats odieux ayant continué d’avoir lieu, dont un, en décembre 2007, était pour la première fois dirigé contre un militaire de haut rang. Par ailleurs, cette précipitation pour créer le tribunal apparaît, elle aussi, très politique, puisqu’en novembre 2006 la commission d’enquête était loin d’avoir terminé son travail et que, si elle a progressé à la fin de l’année 2007 sur la façon dont le crime a été commis, les hypothèses quant aux commanditaires de l’opération ne sont toujours pas précisées.

On peut ainsi constater, dans le cas du Liban, qu’aussi bien les travaux de la commission d’enquête sous le mandat de M. Mehlis, que par la suite l’entreprise de créer un Tribunal spécial pour le Liban afin de juger l’assassinat de M. Hariri, n’ont guère contribué à calmer les esprits et le jeu de la déstabilisation sanglante du pays. L’instrumentalisation de la scène libanaise depuis la fin de l’année 2004 dans les desseins géostratégiques des puissances agissantes au Moyen-Orient a incontestablement contribué à cette politisation de l’action de l’organisme des Nations Unies. On a d’ailleurs assisté à une inflation de résolutions ou de déclarations du Conseil de sécurité sur le Liban (environ une vingtaine), sauf lors de l’agression israélienne contre le Liban, au cours de l’été 2006 où il aura fallu 32 jours au Conseil de sécurité pour produire une résolution demandant « l’arrêt des hostilités ».

Une nouvelle avancée pour la justice ?

Est-ce à dire que le fonctionnement du futur tribunal sera entaché de partialité ou instrumentalisé dans les luttes pour l’hégémonie régionale ? Les idéalistes du droit international souhaitent, non sans de bonnes raisons, de nouvelles percées dans l’établissement d’une justice pénale internationale qui ait un effet dissuasif futur sur tous les criminels politiques qui déstabilisent des pays entiers ; ils considèrent sans doute que la création de ce tribunal, en dépit des difficultés de son démarrage et du contexte houleux dans lequel il est inséré, pourra constituer une nouvelle avancée de la justice internationale.

Inclure les opérations terroristes et les crimes politiques dans le champ de cette justice leur apparaît comme une extension logique du champ d’action international.

Seul l’avenir dira si cet optimisme est justifié, mais de nombreux juristes internationaux, à travers articles spécialisés et ouvrages [1] On ne peut toutefois s’empêcher de remarquer que le statut du tribunal tel qu’adopté par les Nations Unies, en dehors du respect des procédures constitutionnelles libanaises, reste imparfait. Sa nature de tribunal mixte (trois juges libanais sur un total de huit juges répartis entre une chambre de première instance et une chambre d’appel, de même qu’un procureur adjoint libanais), et son budget dépendant de la contribution des États (49 % par le budget libanais et 51 % de contributions volontaires des États membres) sont loin de garantir son impartialité.

On doit signaler aussi de nombreux autres domaines ou exceptions peu clarifiés par rapport aux principes reconnus d’une bonne justice (loi applicable, possibilité de juger à nouveau ou de remettre en cause des jugements libanais définitifs, nature de la responsabilité des supérieurs hiérarchiques de personnes impliquées dans les crimes) qui doivent être mentionnés pour tempérer l’optimisme des idéalistes du droit international.

Par ailleurs, comment ne pas évoquer l’effet démobilisateur sur le système judiciaire local que pourraient avoir la constitution et le fonctionnement de ce tribunal spécial international ayant pour compétence de juger tout crime politique commis au Liban depuis l’assassinat de Rafic Hariri ? Le système judiciaire libanais comprend d’éminents juristes, mais il a été totalement paralysé en matière d’assassinats politiques depuis 1975 par l’hégémonie syrienne d’abord, puis par l’intervention récente du système des Nations Unies dans son fonctionnement. Or, toute politique de rétablissement d’une pleine et entière souveraineté de l’État exige le fonctionnement normal d’une justice locale, rapide, efficace et compétente, objectif qui risque de s’éloigner à nouveau, comme le montre le fait qu’aucun jugement n’est intervenu jusqu’ici sur les assassinats et tentatives d’assassinats commis depuis octobre 2004.

Une hiérarchie dans la mort

Surtout, ce tribunal établit une hiérarchie dramatique dans la mort, puisque la justice internationale se saisit d’assassinats de personnalités politiques, tout en continuant d’ignorer les très nombreux crimes collectifs commis par les chefs de milices libanaises à la fin du siècle dernier, crimes qui n’ont jamais été jugés ou n’ont même fait l’objet d’une repentance symbolique, comme en Afrique du Sud. Entre 1975 et 1990, cent cinquante mille Libanais ont péri, victimes des bombardements aveugles de bâtiments civils et des balles des francs-tireurs, dix-huit mille ont été enlevés pour leur appartenance communautaire sans jamais rentrer chez eux, six cent mille ont été déplacés par la force : les assassins courent toujours et ont même souvent pignon sur rue au Liban ou dans les capitales des pays démocratiques pour qui ils sont des interlocuteurs de choix.

Il est vrai que la Chambre des députés libanaise avait adopté en 1991 une loi d’amnistie, mais où donc était à ce moment pour le Liban la justice internationale, alors qu’elle s’apprêtait à établir un tribunal international pour la Yougoslavie ? Aussi, faut-il tempérer l’idéalisme en matière de progrès dans l’établissement d’une justice internationale, en reconnaissant l’opportunisme qui règne aussi, malheureusement, dans ce domaine des affaires internationales. Mais, après tout, quelles que soient ses faiblesses très remarquées, le tribunal spécial pour le Cambodge a fini par voir le jour bien des années après que les Khmers rouges eurent commis leurs horribles forfaits, alors que la rapidité a caractérisé l’établissement du tribunal pour la Yougoslavie.

On eût aimé, en tout cas, qu’au Liban, on juge en priorité les responsables de massacres de malheureux civils, sans exclure évidemment, ce qui va de soi, les responsables des assassinats d’hommes politiques. Si l’on avait jugé les premiers, le Liban se serait épargné, peut-être, la période troublée et difficile qu’il traverse encore une fois dans son histoire tourmentée.

* Georges Corm est notamment l’auteur de l’ouvrage Le Liban contemporain. Histoire et société, La Découverte, Paris, 2005.

Du même auteur :

- « C’est une grave erreur de considérer qu’il existe encore une civilisation musulmane »
- L’évolution du statut du Liban dans l’ordre régional et international
- Une autre façon de penser les problèmes du Liban
- Méditerranée-Rive sud : différents modèles politiques

Revue Confluences méditerranée - N°64 - Hiver 2007-2008


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