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Légitimité de l’Etat d’Israël. La question ne sera pas posée...

samedi 29 décembre 2007 - 07h:50

Robert Bistolfi - Confluences méditerranée

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La légitimité de l’Etat d’Israël peut-elle être considérée comme un fait établi tant que l’injustice faite aux Palestiniens - avec les dépossessions de 1948 et de 1967 - ne sera pas reconnue elle-même, par les Israéliens, comme un fait dont ils sont comptables ?

Cette question de la légitimité, une émission de télévision de 2003 en avait révélé le caractère plus que sensible à travers un incident ayant opposé Alain Minc et Pierre Bénichou à Guy Sorman : celui-ci avait affirmé que la création de l’Etat juif relevait d’une période coloniale condamnée par l’histoire, que son avenir était problématique ; Alain Minc et Pierre Bénichou avaient violemment protesté. Leur ton avait été celui de la dénonciation d’un sacrilège : la question n’avait pas à être posée. Une anecdote télévisuelle n’a certes pas valeur probante, mais il suffit d’aller sur Internet, de faire appel à un quelconque moteur de recherche avec ce simple intitulé : « Légitimité - Etat d’Israël », pour découvrir un très grand nombre de références sur le sujet.

Au-delà de la pertinence et de la contradiction des contenus, au-delà du caractère antisémite insupportable de certains propos, la profusion des prises de position et des analyses (aux arguments souvent répétitifs) témoigne - nolens volens - que la question est toujours brûlante. Nombre de défenseurs d’Israël et de sa politique s’étonnent qu’un Etat qui s’est fortifié pendant plus d’un demi-siècle puisse voir sa légitimité toujours contestée. Ils feront observer que des dizaines d’autres Etats ont vu le jour depuis la guerre 39-45 (et cela souvent dans des conditions douteuses) sans être sommés pour autant, encore et toujours, de justifier leur existence.

Les mêmes rappelleront que c’est une décision internationale - une ONU que dominaient des vainqueurs auréolés de leur victoire physique et morale sur un nazisme apparaissant comme le Mal absolu - qui a décidé du partage de l’ancienne Palestine mandataire. D’autres ajouteront que l’histoire est faite d’injustices et que si l’on faisait un retour critique sur l’émergence de nombre de nations et d’Etats bien établis - la France par exemple - on trouverait la violence et la négation de l’autre au départ de ce qui est devenu ensuite un destin commun : le temps ayant passé, le massacre des Albigeois ou des Camisards a été oublié, et ce qui aurait pu devenir l’Occitanie a donné nombre de présidents de la République à l’Hexagone...

Un article de Dan Diner [1] (Les trois légitimités d’Israël, Le Monde, 18-19 août 2002) avait examiné successivement une légitimité liée à la promesse divine (qu’il qualifie de sioniste), une légitimité puisée dans l’horreur du génocide (ou légitimité juive ), enfin une légitimité de l’état de fait (légitimité israélienne). Sans épuiser le problème, son analyse avait eu le mérite de distinguer différents plans où se joue l’affaire et en « déterminent (...) souterrainement l’agenda politique ».

La légitimité unilatérale tirée de la Bible aurait précisément pour défaut son unilatéralité : on ne peut demander à ceux qui ne sont pas juifs, et d’abord aux Arabes concernés, de la considérer comme fondée au seul titre d’une élection divine qui leur est étrangère : la Bible, a-t-on observé à juste titre, n’est pas un traité de Droit international.

La légitimité découlant du génocide aurait selon notre auteur une assise plus large : l’entreprise nazie ayant imposé aux Européens l’acceptation du projet sioniste, la création de l’Etat d’Israël (dans les frontières de 1967, « frontières d’Auschwitz ») aurait désormais une légitimité « partiellement universelle ». Elle n’obligerait que ces seuls Européens pour l’instant, mais cette légitimité pourrait devenir réellement universelle si l’antisémitisme se généralisait (notamment dans les pays arabo-musulmans).

La troisième légitimité se fonderait sur la seule existence de l’État nouvellement établi : Israël a un droit irrévocable à l’existence pour la simple raison qu’il existe. Notre auteur se défend cependant d’avancer une simple justification tautologique du fait accompli. Selon lui, cette « variante de la légitimité (...) fondée en termes de droit naturel » et étant « par là universelle », serait de surcroît « la seule valable d’un point de vue politiquement réaliste ». En bref : « Du côté des Arabes, il suffirait de reconnaître l’état de fait de l’existence d’Israël (...) ». Ce « il suffirait » résume la question centrale à laquelle se heurte depuis un demi-siècle la légitimation de l’Etat d’Israël. L’auteur sent bien, parce qu’il éprouve le besoin d’évoquer un obscur « droit naturel », qu’une légitimité universellement reconnue doit pouvoir être fondée éthiquement - à travers une reconnaissance accordée par l’autre - avant qu’une consécration par le droit puisse intervenir.

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Au cours de cinquante ans de controverses, l’affirmation de la légitimité de l’Etat d’Israël à partir des arguments précités s’est vue opposer de multiples critiques.

Si nombre de nouveaux Etats sont apparus au cours du dernier demi-siècle, souvent dans la violence, c’est soit par scission d’Etats préexistants, soit après des luttes de libération contre la domination coloniale. Préparée par le mouvement d’immigration que le mouvement sioniste avait encouragé, prolongée après le partage de la Palestine par de nouvelles immigrations (la dernière en date ayant été l’importante immigration en provenance de l’ex-Union soviétique), la création de l’Etat d’Israël n’entre dans aucun de ces schémas : à l’encontre du mouvement général de l’histoire qui, à ce moment-là, va dans le sens de la décolonisation, elle apparaît comme l’une des dernières entreprises coloniales du siècle.

L’argument que le sionisme est un mouvement de libération nationale (ce que l’on peut admettre, mais en observant que d’autres courants du monde juif donnaient une orientation et un contenu différents à l’objectif de libération et d’affirmation autonome de l’identité juive), cet argument-là rencontre vite une limite insurmontable : cette limite, c’est l’existence de Palestiniens vivant sur la terre convoitée, qu’il va falloir déposséder et chasser.

Dans de multiples expériences nationales, l’on avait vu se fondre vainqueurs et vaincus d’hier en un seul peuple : était-il imaginable que la violence fondatrice de l’Etat d’Israël soit dépassée avec le temps, et que le nouvel Etat s’impose comme celui de tous ? L’expérience française peut-elle, ici encore, être évoquée ? Plusieurs groupes humains (occitan, corse...) avaient été niés par le fer et le feu, auxquels s’étaient joints les armes de la domination linguistique et culturelle, puis la Révolution avait sinon réparé les injustices anciennes du moins fondu en un seul peuple, avec des citoyens égaux en droit, tous les habitants du pays. Le temps ayant préalablement fait son ?uvre, était-il possible d’espérer entre Israéliens et Palestiniens une « Fête de la Fédération » qui les instituerait membres égaux d’un même peuple tourné vers l’avenir ?

Les fondements mêmes de la démarche sioniste interdisaient une telle issue heureuse. Sa visée ethnique était de créer un pays et d’instaurer un Etat pour tous les juifs du monde désireux de se mettre à l’abri à jamais d’un « antisémitisme des nations » supposé inscrit à tout jamais dans l’histoire. La question étant ainsi étroitement ethnocentrée, et ancrée dans un pessimisme définitif, la construction de l’Etat d’Israël était dès le départ engluée dans une double négation : négation du droit des gens (avec l’expulsion massive d’une population palestinienne qui ne s’était pas encore dotée de vrais outils de défense nationale), négation de l’assise démocratique de l’Etat (avec des droits inégaux entre personnes, l’Israélien juif ayant seul tous les droits de la citoyenneté). Avec la guerre de 1967 et l’occupation intégrale de la Palestine, cette idéologie de départ n’a pas été remise en cause : la victoire obtenue par l’armée israélienne sur des adversaires divisés et impuissants a renforcé dans le pays le sentiment que seule la violence convenait face aux Arabes, et que l’Etat d’Israël pourrait finalement s’imposer après sa naissance au forceps.

La concurrence de plusieurs nationalités sur un même territoire avait autrefois posé des problèmes aigus en Europe (Russie tsariste, Empire austro-hongrois), problèmes qui se reposeront au moment de la désagrégation de la Yougoslavie. Des réponses modérées et inventives permettant de satisfaire ces exigences concurrentes en sauvegardant une unité politique et étatique avaient alors été imaginées. Mais après 67, celui qui aurait avancé l’idée d’un Etat binational, ou encore des formules d’autonomie culturelle inspirées des théories du Bund et des théoriciens austro-marxistes, aurait été inaudible : à l’ubris de la victoire des Israéliens faisait face la volonté de revanche des Arabes, et la Charte de l’OLP assignait au mouvement national palestinien la destruction de l’Etat d’Israël.

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On connaît la suite de l’histoire : du côté israélien, l’annexion de Jérusalem et une colonisation intensive des « territoires occupés », couplées avec le développement de l’immigration juive. Dans la mise en ?uvre des Accords d’Oslo, un arrêt de la colonisation aurait été la pierre de touche de la volonté vraie, chez les Israéliens, de parvenir à la paix avec deux Etats, - dont un Etat palestinien indépendant et réellement viable. Cette colonisation de la Cisjordanie et de Gaza que tous les gouvernements, de gauche comme de droite, ont poursuivie systématiquement, dit assez que l’objectif de l’Etat d’Israël était radicalement autre dès le départ, et que la négation initiale des Palestiniens et de leurs droits nationaux était toujours l’axe stratégique de sa politique.

Du côté palestinien et arabe, une prise en compte réaliste du rapport des forces a conduit, souvent dans le désordre, à des infléchissements que d’aucuns ont qualifié d’abandons. Les étapes essentielles de cette évolution ont été la reconnaissance par Yasser Arafat de la caducité de la disposition de la Charte de l’OLP qui prévoyait la destruction de l’Etat d’Israël, l’acceptation d’un Etat palestinien à côté de l’Etat d’Israël, l’engagement dans le processus d’Oslo... Du côté arabe, après des reconnaissances dispersées de l’Etat d’Israël (Egypte, Jordanie...), le « Plan Abdallah » a consenti à ce qui, pour beaucoup représentait une avancée réaliste, pour d’autres une reddition sans les honneurs de la guerre : il offrait la reconnaissance et la paix de la part de tous les Etats arabes contre la restitution de tous les territoires conquis en 1967 et la constitution d’un Etat palestinien à Gaza et en Cisjordanie, avec Jérusalem Est pour capitale.

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Soixante ans après un partage qui a amorcé la longue tragédie palestinienne, soixante ans d’actes destructeurs, d’initiatives politiques sans lendemain et d’échecs programmés, une double constatation s’impose : tout d’abord l’existence de l’Etat d’Israël n’est pas menacée dans l’immédiat, mais sa pérennité demeure problématique ; par ailleurs la question de la légitimité s’est déplacée du terrain de la politique à celui de l’éthique.

Israël n’est plus un petit pays menacé, un David face au Goliath arabe (image lourde de références bibliques, qui lui avait valu tant de solidarités aveugles). Le pays est fort, son armée est l’une des plus puissantes au monde, et l’arme nucléaire lui assure une dissuasion efficace. Face à cela, les diatribes destructrices du président Ahmadinejab ne doivent pas tromper car elles semblent d’abord à finalité politique immédiate, d’ordre largement interne. Ne doit pas tromper, non plus, le refus du Hamas de reconnaître formellement l’Etat d’Israël : ce refus vise d’abord, sans doute, à préserver une carte de négociation essentielle : avant que ne prévale, en face, une stratégie de containment, de nombreux signes montraient que l’on s’acheminait vers une acceptation de facto. Enfin, si la résistance victorieuse du Hezbollah lors de la guerre du Liban de l’été dernier a suscité certaines illusions dans le monde arabe, tout donne néanmoins à penser que dans une guerre totale la supériorité israélienne demeurerait absolue.

Même si elle demeure conditionnelle, la reconnaissance d’ensemble de l’Etat d’Israël à laquelle ont procédé les Etats arabes en adoptant le « Plan Abdallah » ôte une partie de sa base au procès touchant à l’illégitimité politique. Certes, la dimension coloniale du projet sioniste a été sans cesse ravivée depuis 1967 par la politique de grignotage de la Palestine résiduelle (socle du futur Etat palestinien) : les implantations de colonies, officielles ou « sauvages » mais tolérées, et les mesures prises à Jérusalem Est afin de rendre irréversible dans les faits l’annexion de jure sont à cet égard évidentes.

De même, l’afflux d’immigrants en provenance de l’ex-URSS (au demeurant des immigrants non juifs souvent) a-t-elle redonné une nouvelle évidence au caractère colonial du fait israélien. Mais, d’autre part, l’ancienneté de l’implantation israélienne enlève de sa force à ce caractère : des générations d’Israéliens sont nées et ont grandi ici (les Sabras), et les liens avec les pays de provenance des premières vagues d’immigration se sont tellement distendus qu’une solution semblable au retour en France des Pieds-Noirs serait ici inconcevable.

Résumons-nous : une acceptation internationale mieux établie (le Vatican, longtemps réticent, a signé un « Accord fondamental » avec l’Etat d’lsraël en 1993), des reconnaissances - formelles ou conditionnelles - maintenant acquises du côté des Etats arabes, une « naturalisation de fait » d’Israël dans le paysage proche-oriental, tout cela suffit-il à vider de leur pertinence les interrogations persistantes sur la légitimité ? C’est ce que beaucoup pensent, en accusant ceux qui affirment que le dossier n’est pas clos de n’être en fait que des antisémites masqués.

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Le dossier de la légitimation n’est pas clos et ne pourra vraiment être refermé que lorsque la question éthique sera elle-même résolue. Que des Etats arabes opportunistes, apeurés et contraints, une Direction palestinienne affaiblie et décrédibilisée se soient résignés à ce qui était jadis impensable - l’existence d’un Etat d’Israël avec, à ses côtés, une Palestine en lambeaux - ne suffit pas à légitimer moralement les acquis israéliens. Pour juger de cette légitimité-là, et parce que l’appréciation repose sur des valeurs de justice qui sont universelles, le reste du monde est concerné et devrait se sentir mis en demeure d’intervenir. Mais c’est évidemment aux Palestiniens eux-mêmes qu’il appartiendra en premier lieu d’apprécier si la réponse du gouvernement israélien à leurs attentes est moralement légitime.

Les termes du compromis politique pour sortir de dizaines d’années d’affrontements sont connus. La formule « La paix contre la terre » en a résumé l’esprit. Les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité de l’ONU ont prévu la rétrocession aux Palestiniens de tout ce qui a été conquis en 1967 par l’armée israélienne, un droit au retour sur leurs terres de ceux d’entre eux qui en ont été chassés depuis la première guerre israélo-arabe, la création d’un Etat viable avec la Cisjordanie et Gaza, et Jérusalem-Est pour capitale. Malgré ses nombreuses ambiguïtés, et même s’il ne s’assignait pas explicitement ces objectifs-là, le processus d’Oslo à ses débuts se situait dans cette perspective, et il avait en tout état de cause déjà rendu caduque la formule de Golda Meir qui, interrogée par Pierre Vidal-Naquet sur la question de l’Etat palestinien, avait répondu après 1967 : Où le mettre ? Mais en intensifiant la politique de colonisation dans ce qui aurait dû devenir la Palestine indépendante, l’Etat d’Israël a sapé les bases même du compromis d’ensemble qui semblait se dessiner et, s’il avait été conduit à son terme, aurait réglé simultanément les préalables politiques et moraux de la légitimité israélienne.

La suite est connue, avec les enchaînements régressifs qui ont conduit au chaos et à la désespérance d’aujourd’hui, et rendu plus que jamais actuelle, au-delà des jeux sémantiques des politiciens israéliens sur l’Etat palestinien à venir, la formule cynique de Golda Meir indiquant qu’il n’y avait pas place pour un Etat palestinien sur le territoire de l’ancienne Palestine.

Liée au compromis territorial qui, malgré tout, apparaît toujours comme une base réaliste pour la sortie du conflit, la question du retour des réfugiés a depuis le début une importance particulière car se situant à la jonction des deux volets - politique et éthique - de la problématique de la légitimité. Sur le versant politique, des formules de compromis pourraient toujours être recherchées pour les applications concrètes du droit au retour : négociées par une Autorité palestinienne à la légitimité démocratiquement établie, elles pourraient porter sur l’ampleur de ce retour et sur les générations concernées, les lieux du retour (Israël et/ou Palestine), les compensations financières envisageables en substitution d’un retour effectif... Sur le versant éthique, des exigences préalables s’imposent : accepter, même à reculons, de discuter du droit au retour, c’était de la part de l’Etat d’Israël admettre implicitement que sa propre création avait été source d’injustices. Une formule un peu plus précise sur les torts faits aux Palestiniens - torts devant être explicitement reconnus et assumés - aurait même été avancée à Taba, avant que ne capote définitivement le processus d’Oslo.

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S’il faut bien reprendre le sentier de la paix, sans céder à un désespoir qui ne peut que conduire à de plus grands désastres, est-ce à partir du point ultime atteint dans les tentatives antérieures les plus avancées qu’il faut reprendre l’ouvrage ? On citera alors, sur des niveaux de pertinence différents, le « Plan de Taba » (2001) et la dite « Initiative de Genève » (2003) [2]. La rencontre d’Annapolis a eu lieu depuis, et l’on sait ce qui advint. La réponse n’est pas évidente, car l’expérience a montré que lorsque les Palestiniens étaient contraints à des concessions, ces concessions étaient engrangées, puis le gouvernement israélien en faisait ensuite la base de départ de nouvelles exigences. Inversement, les avancées consenties par les négociateurs israéliens étaient toujours floues, indéterminées dans le temps, accompagnées d ?échappatoires rédactionnelles qui faciliteront leur négation ou leur oubli.

Il appartiendra certes aux Israéliens et aux représentants des Palestiniens de décider, et comme toujours cela se fera sous la tutelle inéquitable de Washington. Le rapport des forces, qui est défavorable aux Palestiniens, joint à la pression d’une « communauté internationale » docile au maître étatsunien ne leur laisse sans doute, pour ce qui les concerne, que peu de choix autre qu’une docilité analogue.

Les défenseurs extérieurs de la cause palestinienne, défenseurs « libres » qui échappent au déséquilibre direct des forces en présence comme au réalisme froid des Etats, doivent-ils pour autant soutenir la démarche dont on affirme qu’à Annapolis elle serait la meilleure à espérer ? Doivent-ils pousser à la roue ? Il leur faut ici être attentif à la perversité d’un positionnement qui prévaut depuis longtemps sur le dossier israélo-palestinien : celui d’une exigence d’efforts identiques, de concessions parallèles, pour parvenir à la paix. Apparemment équitable, ce renvoi dos-à-dos recouvre en fait un aval donné aux dirigeants israéliens qui se trouvent dédouanés de tous leurs blocages. Il masque le fait que les concessions essentielles pour parvenir à une paix globale, juste et équitable, incombent désormais, et plus que jamais, au seul Etat d’Israël.

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Le noyau dur des incompatibilités a été bien cerné : Quels territoires ? Quid de Jérusalem ? Quid du droit au retour ? De la position finale qui sera celle de l’Etat d’Israël sur ces trois sujets dépend toujours sa double légitimation en suspens : une relégitimation politique après les régressions de ces dernières années que la droite extrême israélienne a orchestrées avec la complicité des travaillistes et l’aval des néo-conservateurs américains ; une légitimation d’ordre moral par une reconnaissance de culpabilité qui avait été vite étouffée après de premiers balbutiements.

Ce serait affaiblir imprudemment la cause palestinienne que d’abandonner le fil directeur solide du droit international, de la défense sans concession des frontières de 1967, du retour de Jérusalem Est à la future Palestine indépendante, du droit au retour. Les défenseurs des Palestiniens n’ont pas à s’engager dans la recherche de formules « réalistes » (échanges de territoires à la marge, indemnisations des réfugiés pour renonciation au retour, etc.) : il y a là autant de pièges à éviter. Les négociateurs palestiniens feront quant à eux ce qu’ils voudront et seront en mesure de négocier, mais la meilleure manière de les aider c’est, pour les autres, de rappeler haut et fort les exigences du droit et de l’équité. Ou, en d’autres termes, le prix à payer par l’Etat d’Israël pour atteindre enfin à une légitimité politique et morale qui serait unanimement reconnue.

Au Proche-Orient un déni persistant de justice frappe les Palestiniens. Quelles que soient les erreurs ou les fautes de leurs dirigeants, l’Etat d’Israël en est le responsable principal. Sa présence ne sera pleinement légitime que lorsqu’il acceptera que s’appliquent à lui les règles fondamentales du droit international : la spécificité tragique de l’histoire juive pendant le siècle écoulé ne suffit plus - s’il a jamais suffi ! - à justifier un comportement hors normes, à « régulariser » rétrospectivement le projet sioniste par le simple fait accompli. Cette légitimation, en fait, ne relève plus que des seuls Palestiniens : victimes d’une création coloniale, ils sont les seuls à pouvoir conférer une existence légitime à l’Etat d’Israël.

L’option israélienne pour la force a précisément visé à contourner cette condition-là. La voie choisie : une fragmentation physique des territoires appelés à constituer une Palestine indépendante et viable, fragmentation associée à une politique de division et d’atomisation des Palestiniens eux-mêmes (n’oublions pas les encouragements pervers donnés aux Islamistes pour contrer une OLP aux options progressistes et laïques). L’objectif : « dissoudre » [3] le peuple palestinien, c’est-à-dire vouloir effacer la lancinante question de la légitimité en niant purement et simplement la seule instance en mesure, in fine, de reconnaître cette dernière.

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La morale et le droit rendent souhaitable un sursaut israélien et une révision autocritique de soixante ans de négation des Palestiniens en tant qu’hommes et que collectivité nationale devant disposer d’un territoire et d’un Etat sûr et reconnu. Ce sursaut est urgent, car le droit et la morale qui plaident en ce sens se doublent d’une évidence politique : même si la supériorité de leurs armes et le soutien inconditionnel de Washington leur apportent des garanties de sécurité à court terme, le temps ne joue pas en faveur des Israéliens.

Les éléments hétérogènes mais concordants d’une fragilité croissante du « réduit » israélien sont connus. L’arithmétique démographique est sans appel : en raison de la croissance inégale des populations juive et palestinienne, l’Etat d’Israël pourrait être rapidement soumis à un choix dramatique entre la sauvegarde de la nature juive de l’Etat et le caractère démocratique du régime politique. Le contexte international, marqué par des évolutions profondes, est également lourd de menaces : alimentée par l’échec politique et social de régimes autoritaires « laïques », la montée de l’islamisme dans le monde arabo-musulman trouve dans les questions liées de la Palestine et de Jérusalem des référents mobilisateurs. Le terrorisme a puisé là, à côté d’autres déterminations, l’essentiel de sa force symbolique : la traque policière sera sans doute largement inopérante tant que ne lui seront pas ôtés ces éléments-là.

La dissémination nucléaire qui se dessine alentour a ouvert, au-delà même du cas iranien, un nouveau chapitre inquiétant : dans la région, cette dissémination trouve des justifications aisées en raison de la présence d’un Etat qui possède « la bombe » tout en ayant refusé jusqu’ici de définir ses frontières. Enfin, last but not least, l’Etat d’Israël a perdu la bataille internationale de la communication malgré la vigilance active de ses défenseurs dans la diaspora : l’on impute très généralement à sa rigidité l’impasse du processus de paix. En 2003 déjà, une majorité de citoyens de l’Union européenne en étaient venus à estimer que l’Etat d’Israël représentait la menace la plus sérieuse pour la paix dans le monde, avant même la Corée du Nord ou l’Iran ! (Sondage « Eurobaromètre », de la Commission européenne).

Dans le contexte guerrier qui prévaut, une image pourrait résumer la situation : la « fenêtre de tir » dont dispose l’Etat d’Israël pour atteindre à une légitimité irréfutable sur le double terrain politique et moral va se rétrécissant. Les initiatives espérées de sa part, et jusqu’ici écartées, sont bien connues. Poursuivre sur la voie du passé aboutirait à aggraver le chaos régional. Jusqu’ici géré par des dirigeants israéliens qui espéraient que l’ancrage régional du pays en serait facilité, ce chaos est désormais porteur de développements imprévisibles : il est de moins en moins certain que l’Etat d’Israël parviendra toujours à maîtriser les effets destructeurs en retour.

Robert Bistolfi est spécialiste des relations euro-méditerranéennes, directeur du cahier de Confluences. Il est l’auteur de Les langues de la Méditerranée, éd. Harmattan, 2003, et co-auteur avec François Zabbal de Islams d’Europe, intégration ou insertion communautaires ? , éd. de l’Aube, 1995)

Notes :

[1] Professeur d’histoire à l’université hébraïque de Jérusalem et directeur de l’Institut Simon-Dubnow pour l’histoire et la culture juives de l’université de Leipzig.

[2] C’est par exemple l’approche de l’ancien Secrétaire d’Etat Henry Kissinger qui aurait souhaité qu’à la Conférence d’Annapolis soit adoptée une démarche inverse de celle du passé : au lieu de rechercher un accord sur des objectifs à atteindre, puis de définir une progressivité, il proposait que l’on parte d’un programme ambitieux prédéfini, à charge ensuite pour les deux parties d’assurer, chacune pour sa part, les mises en ?uvre pratiques. L’esquisse de solution définitive produite à Taba aurait ainsi dû, selon lui, constituer un socle à considérer comme acquis. (V. Le Monde du 31 octobre 2007 :Proche-Orient : vers un processus de paix)

[3] L’expression est empruntée à Meron Benvenisti : « Nous avons dissous le peuple palestinien », il conclut : « le processus de fragmentation communautaire n’est (...) pas encore achevé et les contraintes politiques, économiques et sécuritaires devraient approfondir davantage chaque jour le processus de repli sur soi de ces fragments d’une identité pulvérisée. »


Du même auteur :

- Rouvrir le champ du politique
- Union Méditerranéenne : Une forme en recherche de contenu

Robert Bistolfi - Confluences méditerranée, le 20 décembre 2007


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