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Des artistes palestiniens érigent un mur de séparation culturel

vendredi 14 décembre 2007 - 05h:13

Marie Medina - Babelmed

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Ce court métrage ne sera jamais diffusé dans une salle israélienne. La jeune réalisatrice palestinienne refuse. Elle boycotte les institutions de l’Etat hébreu.

Un mur. Un checkpoint. Des juifs humiliés par des soldats arabes. Dans "OccupaZion", Enas Muthaffar a inversé les rôles. Le résultat, frappant, fait rire le public. Et les réactions sont nombreuses après la première projection, dans un centre culturel de Jérusalem Est.


Ce court métrage ne sera jamais diffusé dans une salle israélienne. La jeune réalisatrice palestinienne refuse. Elle boycotte les institutions de l’Etat hébreu.

En août 2006, en pleine guerre du Liban, elle et plus de 120 autres artistes ont dénoncé dans une lettre la "violence militaire" israélienne. Les signataires fustigeaient aussi l’occupation de la Bande de Gaza, de la Cisjordanie et du Golan. Et ils appelaient leurs confrères, palestiniens et étrangers, à "cesser toute coopération avec les institutions culturelles et artistiques qui, à ce jour, n’ont pas pris position contre l’occupation".

Enas Muthaffar estime ne pas avoir d’autre moyen que le boycott pour exprimer sa désapprobation de la politique israélienne. "Nous ne pouvons pas combattre physiquement. Nous n’allons pas jeter des pierres", lance la vidéaste.

Le boycott a des retombées jusqu’au musée de la Coexistence. Cet établissement privé, situé sur l’artère séparant l’est et l’ouest de Jérusalem, n’a aucun lien avec l’Etat hébreu puisqu’il est financé en majeure partie par une riche famille allemande. Des Arabes israéliens avaient pris part aux deux premières expositions du musée. Mais la troisième, "Bare Life", s’est ouverte en octobre sans le peintre palestinien Taleb Dweik, qui s’était pourtant montré enthousiaste à l’idée d’y contribuer.

Cet artiste renommé avait même déjà choisi l’oeuvre qu’il voulait accrocher parmi celles d’une cinquantaine de créateurs venus du monde entier, y compris d’Iran. Il s’agit d’une toile intitulée "Dignité", réalisée avec du papier de verre, de l’acrylique, de l’encre et du charbon. Des silhouettes y éclipsent une muraille de béton. "L’honneur des gens les fait paraître plus grands que le mur", explique-t-il.

A contre-coeur, Taleb Dweik a finalement décliné l’invitation à "Bare Life", où neuf Israéliens sont présents. "J’ai le sentiment que je devrais exposer partout parce que j’ai un message à transmettre. Mais je craignais qu’on interprète mal ma participation", confie-t-il. Ce quinquagénaire avait fait auparavant une dizaine d’expositions communes avec des Israéliens. Il avait chaque fois reçu un "appui politique", c’est-à-dire l’assurance que sa démarche ne serait pas perçue comme un geste de normalisation. Pour "Bare Life", "cela n’a pas été le cas".

La lettre d’août 2006 n’est en effet qu’une étape dans un processus entamé un peu plus tôt et qui poursuit encore aujourd’hui sa consolidation.

En juillet 2004, des intellectuels palestiniens avaient publié une "déclaration de principes" appelant universitaires et artistes à boycotter toutes les institutions académiques et culturelles israéliennes. Et ce jusqu’à ce que trois revendications soient satisfaites : 1) fin de l’occupation, démantèlement des colonies et du mur, 2) égalité entre les Arabes israéliens et les autres ressortissants de l’Etat hébreu, 3) droit au retour des réfugiés.

Fin novembre, de nombreuses associations palestiniennes se sont réunies à Al-Bireh (Cisjordanie) pour encore renforcer le boycott d’Israël.

Khitam Saafin, vice-présidente de l’Union des comités des femmes palestiniennes, considérait que les artistes palestiniens devaient en priorité "travailler pour leur propre culture". Rana Nashashibi, la directrice du Centre de conseil palestinien (qui s’occupe de santé mentale dans les Territoires), notait que le boycott était "un moyen pacifiste très important de lutter contre l’idéologie sioniste". Sa collègue, Siham Rashid, soulignait pour sa part que les artistes palestiniens n’avaient pas la même liberté pour travailler que leurs homologues israéliens : à l’intérieur même de la Cisjordanie, un documentariste palestinien sera stoppé à d’innombrables checkpoints tandis qu’un Israélien pourra tranquillement emprunter les routes réservées aux colons. Pour Islah Jad, professeur à l’université de Birzeit, à côté de Ramallah, le boycott vise à "montrer le vrai visage d’un Etat qui ne respecte pas les Droits de l’Homme".

Daoud Barakat, ancien représentant de l’Autorité palestinienne dans plusieurs capitales européennes, est favorable aux mesures d’isolement économique, mais pas intellectuel. "Je ne peux pas être contre un bon livre, qu’il soit écrit par un Israélien ou un Palestinien", confie-t-il. "Je ne peux pas mettre des limites à l’intellectualité, à l’intelligence", poursuit le diplomate. "Je crois qu’il est plus important de toucher l’autre partie".

Taleb Dweik, qui peint les souffrances des Palestiniens dans chaque touche sombre qu’il pose sur ses toiles, préfèrerait lui aussi que les Israéliens aient accès à ses oeuvres. "J’aimerais qu’ils comprennent nos problèmes".

C’est ce même argument qu’avaient avancé les cinéastes palestiniens qui avaient participé en 2004 au Festival international du film de Haïfa, tandis que d’autres avaient boycotté l’événement. "Pourquoi aurions-nous besoin de raconter notre version de l’histoire aux Israéliens ?" s’interrogeait ensuite le réalisateur Rowan Faqih. "Qu’est-ce qu’ils n’ont pas compris après près de 40 ans d’occupation et qu’un film, ou dix, pourraient leur faire comprendre ?" Et "depuis quand est-ce le devoir de l’occupé d’éduquer l’occupant ? Ou du colonisé d’éveiller la conscience du colonisateur ?"

Ainsi, si Enas Muthaffar a mis les juifs dans la peau des musulmans pour son court métrage, ce n’était nullement dans un but pédagogique. "Est-ce que vous voulez me dire que les Israéliens ne savent pas ce que signifie l’occupation pour les Palestiniens ? Ils connaissent les faits !" En outre, la jeune réalisatrice ne croit pas qu’une oeuvre puisse changer l’opinion israélienne. "Si l’art a le pouvoir d’inspirer des individus, il ne peut pas concrètement changer la situation", considère-t-elle.

Islah Jad espère, pour sa part, que le boycott culturel aura des effets similaires au boycott académique. "On a vu pour la première fois des universitaires israéliens qui commençaient à prendre position contre la politique israélienne de colonisation", se souvient la professeur de Birzeit. Selon elle, ce n’était avant le cas que d’une infime minorité, très ancrée à gauche. L’enseignante se félicite notamment de la "petite campagne" menée l’été dernier pour qu’Israël laisse repartir des étudiants de la Bande de Gaza dans les pays occidentaux où ils suivent leurs études. Campagne jusqu’à présent restée vaine.

Mais pour Samia Halaby, "l’efficacité n’est pas la question". "Le boycott culturel est moral", estime cette artiste palestinienne de 70 ans vivant à New York. Elle refuse "toujours" de participer aux expositions ayant un lien avec Israël. Sans aucun regret. "Ce n’est pas un sacrifice que de m’abstenir de présenter mes oeuvres à ceux qui bénéficient des meurtres de Palestiniens".

Enas Muthaffar ne se chagrine pas plus de cette diffusion limitée auto-imposée. "Nous avons d’autres moyens pour communiquer nos idées, non seulement aux Israéliens mais au monde entier", note-t-elle. Son premier court "East to West" a été projeté dans une dizaine de pays ; "A World Apart Within 15 Minutes" peut être visionné sur internet ; et à terme, elle compte mettre "OccupaZion" en ligne.

Mohanad Yaqubi, un réalisateur de Ramallah, refuse également de participer à des événements israéliens : "Si c’est soutenu par le gouvernement, bien sûr, c’est non". Sa société de production, Idioms, n’a cependant aucun problème à coopérer avec des artistes israéliens soutenant la cause palestinienne. Un collectif de Tel Aviv l’a ainsi contactée en vue du 60ème anniversaire, au printemps 2008, de la Nakba (en arabe, catastrophe, nom par lequel les Palestiniens désignent la création de l’Etat d’Israël). Idioms n’y participera pas, mais uniquement parce qu’elle n’a pas de film correspondant au sujet.

La "Dignité" de Taleb Dweik avait sa place au Musée de la Coexistence. Elle en est absente parce que, pour protester contre les grilles et le béton qui enserrent la Bande de Gaza et la Cisjordanie, des artistes palestiniens construisent un mur invisible autour d’Israël.

Cependant, l’aspiration à la liberté est un passe-murailles qui trouve des expressions universelles. Dans son exposition personnelle "Waiting", en cours à Bethléem, Taleb Dweik rêve de silhouettes survolant une Jérusalem dorée. Des lévitations nocturnes qui rappellent l’univers d’un célèbre peintre juif. "Oui, j’aime bien Chagall", avoue l’artiste palestinien.

Notes :

Taleb Dweik et Enas Muthaffar ont été interviewés en face-à-face le vendredi 7 décembre à Bethléem et à Jérusalem Est.

Mohanad Yaqubi par téléphone le jeudi 6 décembre.

Samia Halaby a répondu aux questions par e-mail le 6 décembre.

Khitam Saafin, Rana Nashashibi, Siham Rashid, Islah Jad et Daoud Barakat ont été interviewés en face-à-face en marge de la Conférence palestinienne pour le boycott d’Israël le 22 novembre 2007 à Al-Bireh.

Les citations de Rowan Faqih sont extraites d’une tribune qu’il a publiée en octobre 2005.

Tous ces interlocuteurs s’exprimaient en anglais, sauf Islah Jad, qui parlait français.

Voici les titres et citations en anglais :

- "OccupaZion"
- "military violence"
- "to end all cooperation with these cultural and artistic institutions that to date have refused to take a stand against the Occupation"
- "We cannot physically fight. We are not going to throw stones"
- Coexistence Museum, "Bare Life"
- "Dignity", "the pride of the people makes them look taller than the wall"
- "I feel that I should exhibit everywhere because I have a message to convey, but I worried about the misinterpretation of my participation"
- "political backing so that it would not be interpreted as normalization"
- "that was not the case"
- "statement of principles"
- Khitam Saafin, vice-chair of the Union of Palestinian Women’s Committees, "work for their own culture".
- Rana Nashashibi, director of the Palestinian Counseling Center "a very important non-violent way to struggle against the zionist ideology"
- (Islah Jad en français)
- "I cannot be against a good book, written by an Israeli or a Palestinian (...) I think it’s more important to reach to the other side (...) I cannot put limits on intellectuality, on intelligence"
- "I’d like them to understand the issues"
- "Why do we really need to tell our story to the Israelis ? (...) What is it that they do not understand after almost forty years of occupation that a film or ten will get them to understand ? (...) Since when has it been the duty of the occupied to educate the occupier ? Or for the colonized to raise the colonizer’s awareness ?"
- "Do you want to tell me that the Israelis don’t know what the Occupation means to the Palestinians ? They know the facts !"
- "Art still has the power to inspire individuals. It cannot concretely change the situation"
(re-Islah Jad en français)
- Samia Halaby : "I always refuse". "The cultural boycott is moral. Effectiveness is not the issue".
- "Not presenting my work to those who benefit from killing Palestinians is not a sacrifice".
- "We have different means of communicating our ideas, not only to the Israelis but to the whole world"
- "East to West", "A World Apart Within 15 Minutes", "OccupaZion"
- "If it’s something supported by the government, of course no"
- Idioms
- "Dignity", Coexistence Museum
- "Waiting"
- "Yes, I do like Chagall"-

11 décembre 2007 - BabelMed


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