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Washington, Tel-Aviv, Paris - Les ultras préparent la guerre contre l’Iran

samedi 10 novembre 2007 - 16h:57

Selig S. Harrison - Le Monde diplomatique

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« Il faut se préparer au pire », a expliqué M. Bernard Kouchner, et le pire, « c’est la guerre ». Cette déclaration du ministre des affaires étrangères à propos de l’Iran a suscité bien des critiques et mis en lumière les inflexions de la nouvelle diplomatie française (lire l’éditorial ci-contre). Elle a surtout confirmé que les Etats-Unis envisageaient très sérieusement une opération militaire contre la République islamique. En fait, malgré toutes les précautions et les circonvolutions sur la nécessité de persévérer dans la voie diplomatique, la Maison Blanche a déjà lancé une escalade contre l’Iran, autorisant des actions « non létales » à l’intérieur de ce pays et aidant des groupes séparatistes, qu’ils soient arabes, kurdes, baloutches ou azéris. Loin de soutenir l’opposition démocratique, cet interventionnisme contraire au droit international a permis aux « durs » du régime de renforcer leurs positions et de harceler les intellectuels et les démocrates. Pourtant, à Téhéran, on pense qu’il est possible d’ouvrir un dialogue avec Washington. Il faudrait, pour cela, accepter de mettre sur la table tous les sujets du contentieux américano-iranien. Et que la Maison Blanche renonce à son objectif de « changement de régime ».


Dans la lutte qui se déroule au sein de l’administration Bush sur la question de la politique iranienne, deux camps se font face. D’un côté, le vice-président Richard Cheney et ses alliés au Pentagone et au Congrès, aiguillonnés par l’American Israel Public Affairs Committee (Aipac), poussent au bombardement non seulement de l’usine d’enrichissement d’uranium de Natanz, mais aussi des sites militaires iraniens situés près de la frontière de l’Irak. De l’autre, la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice souhaite continuer dans la voie diplomatique, en renforçant et élargissant les négociations avec Téhéran, entamées en mai à Bagdad, sur la stabilisation de l’Irak. Mais elle n’a obtenu l’ajournement d’une décision sur l’option militaire qu’au prix d’un compromis dangereux : une intensification des opérations clandestines visant à déstabiliser la République islamique, lesquelles ont été confirmées par une directive présidentielle fin avril 2007 (1).

Ces opérations se poursuivent depuis une dizaine d’années ; mais, en l’absence d’une couverture officielle, la Central Intelligence Agency (CIA) n’a agi que par personnes interposées. Le Pakistan et Israël, par exemple, ont fourni des armes et de l’argent à des groupes rebelles dans le sud-est et le nord-ouest de l’Iran, où les minorités baloutche et kurde, sunnites, combattent de longue date le pouvoir central perse et chiite.

L’autorisation présidentielle d’avril permet l’intensification des opérations « non létales » conduites directement par des agences américaines. En plus d’une multiplication des émissions de propagande, d’une campagne de désinformation et de l’enrôlement d’exilés en Europe et aux Etats-Unis afin d’encourager la dissidence politique, le nouveau programme privilégie la guerre économique, notamment la manipulation des taux de change et d’autres mesures propres à perturber les activités internationales bancaires et commerciales de l’Iran.

Le contenu de la nouvelle directive a été dévoilé après sa communication aux commissions de renseignement des deux chambres du Congrès, comme la loi l’exige. A Téhéran, cet incident est au c ?ur de toutes les conversations. De manière surprenante, conservateurs et réformateurs sont d’accord pour affirmer que ce document tombe très mal alors que s’ouvrait la possibilité d’une véritable coopération entre les deux pays sur l’Irak et l’Afghanistan. La stabilisation de ces deux Etats est dans l’intérêt de Téhéran, estiment en effet de hauts responsables du ministère des affaires étrangères, du Conseil national de sécurité, du bureau du président Mahmoud Ahmadinejad et de divers think tanks iraniens. La coopération avec les Etats-Unis est possible, expliquent-ils, mais uniquement en échange d’une normalisation progressive des relations entre les deux pays, ce qui suppose l’abandon par Washington de sa stratégie de « changement de régime ».

En Irak, « les Etats-Unis sont comme un renard pris au piège, explique Amir Mohiebian, rédacteur en chef du quotidien conservateur Reselaat. Devons-nous libérer le renard alors qu’il veut nous dévorer ? Si les Etats-Unis modifient leur politique, la coopération devient possible ». A l’autre bout du spectre journalistique, Mohammed Adrianfar, rédacteur en chef de Hammihan, proche de l’ancien président Hachémi Rafsandjani, élu début septembre 2007 à la tête de l’Assemblée des experts (2), affirme que « l’ambiance ici incline aux négociations et à l’établissement de relations. Les gens veulent la stabilité. Le slogan “Mort à l’Amérique” ne passe plus, et nos dirigeants le savent. Il est paradoxal de constater que deux gouvernements ennemis ont des intérêts communs en Irak et en Afghanistan ».

Les responsables n’ont pas voulu répondre directement à la question de savoir si Téhéran soutient les organisations chiites en Irak. Mais M. Allaeddin Boroudjerdi, président de la commission des affaires étrangères du Majlis (Parlement), critique Washington pour la protection accordée à des baasistes et à d’autres éléments sunnites, déclarant sans ambages que l’Iran considère l’acceptation d’une prépondérance chiite à Bagdad comme nécessaire à la stabilisation et comme un préalable à toute coopération entre Washington et Téhéran.

Selon ces journalistes et plusieurs interlocuteurs officiels, un geste important de la Maison Blanche consisterait à démanteler la milice iranienne installée en Irak, les Moudjahidines du peuple (MEK). Ceux-ci ont soutenu Saddam Hussein dans sa guerre contre l’Iran (1980-1988) et, si leurs trois mille six cents combattants ont été désarmés à la suite de l’invasion américaine, ils restent regroupés dans des bases. Les services de renseignement américains les utilisent pour des missions d’espionnage et de sabotage en Iran, et pour l’interrogatoire d’Iraniens accusés d’aider les milices chiites en Irak. Jusqu’à très récemment, ils disposaient dans ce pays d’émetteurs de radio et de télévision ; mais, à la suite de pressions exercées par Téhéran sur Bagdad, ceux-ci ont été transférés à Londres. Pourtant, lorsque le modéré Mohammad Khatami a été élu président de l’Iran en 1997, le département d’Etat américain, dans un geste de conciliation, avait ajouté les Moudjahidines à la liste des organisations terroristes, coupables de violations des droits humains à grande échelle... Ils y figurent toujours.

Démanteler ces forces paramilitaires serait un geste fort, explique M. Abbas Maleki, consultant auprès du Conseil national de sécurité. Or M. Alireza Jaffarzadeh, président de la vitrine politique des Moudjahidines, le Conseil national de résistance d’Iran, fait des apparitions fréquentes sur les antennes de la chaîne conservatrice Fox News. Il joue un rôle comparable à celui de M. Ahmad Chalabi lors de la préparation de l’invasion de l’Irak, tentant de rallier le soutien du Congrès à une action militaire contre l’Iran.

La désignation des Moudjahidines comme organisation terroriste illustrait la volonté de dialogue avec Téhéran de l’administration Clinton. Lorsque M. Newton Gingrich, alors président républicain de la Chambre des représentants, était parvenu à faire voter un crédit de 18 millions de dollars pour des actions clandestines « non létales » destinées à « provoquer le remplacement de l’actuel régime en Iran », la Maison Blanche avait contraint la CIA à la prudence. Mais l’administration Bush a changé rapidement de cap. M. Cheney partage les vues de M. Gingrich, et il est parvenu à convaincre les quelques sceptiques que des pressions sur Téhéran fourniraient à Washington des atouts dans ses négociations en vue d’arrêter le programme d’enrichissement d’uranium de l’Iran.

Complicité du Pakistan
Pour commencer, la nouvelle administration a ranimé et élargi le projet en sommeil d’interventions « non létales » ; ensuite, en février 2006, elle a fait voter par le Congrès des crédits se montant à 75 millions de dollars pour « promouvoir la liberté de parole et de mouvement pour le peuple iranien ». Enfin, elle s’est mise à chercher des moyens clandestins pour harceler militairement le régime.

Le plus facile était d’obtenir que le Pakistan et Israël arment et financent des groupes rebelles déjà actifs dans les régions baloutche et kurde. Les services de renseignement pakistanais (ISI) ont fourni des armes et de l’argent aux dissidents du Jundullah (« Les soldats de Dieu »), un groupe armé basé au Baloutchistan, qui a causé de lourdes pertes à des unités des gardiens de la révolution en 2005 et 2006, lors d’une série de coups de main à Zahedan et dans le sud-est du pays. Le 2 avril 2007, La Voix de l’Amérique a diffusé un entretien avec le dirigeant de ce mouvement, M. Abdolmalek Rigi, présenté comme « chef de la résistance populaire en Iran ». Nos nombreux contacts familiers du nationalisme baloutche (3) ont confirmé l’existence de liens entre M. Rigi et l’ISI, une assertion corroborée par un correspondant de la chaîne ABC (4).

Pour sa part, le Mossad israélien a des contacts vieux de cinquante ans avec les Kurdes d’Iran et d’Irak. Ce qui tend à accréditer une information rapportée par le journaliste américain Seymour Hersh, selon laquelle le service de renseignement israélien fournirait au Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK), iranien, « de l’entraînement et des équipements (5) » - alors même que le PJAK est lié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), turc, dénoncé par Washington et par Ankara comme une organisation terroriste. Dans un entretien accordé au journaliste Lee Anderson, un haut fonctionnaire kurde a déclaré que le PJAK utilisait des bases au Kurdistan irakien pour mener des attaques contre l’Iran, « secrètement appuyées par les Etats-Unis (6) ». En représailles, Téhéran a effectué plusieurs bombardements contre des bases au Kurdistan irakien, suscitant une protestation de Bagdad.

Du point de vue économique, c’est au Khouzistan, province située dans le sud-ouest du pays et qui produit 80 % de son pétrole brut, que Téhéran est confronté à la menace séparatiste potentiellement la plus sérieuse. Les chiites arabes de cette province partagent avec ceux qui vivent en Irak, sur l’autre rive du Chatt Al-Arab, une même identité ethnique et religieuse. Ahwaz, capitale du Khouzistan, ne se trouve qu’à cent vingt kilomètres de Bassora, où sont basées les troupes d’occupation britanniques lesquelles ont cependant transféré aux Irakiens le contrôle de cette ville et de sa province.

Au vu de l’histoire de la région, il n’est pas étonnant que Téhéran accuse les services de renseignement britanniques installés à Bassora d’y fomenter des troubles. En 1897, les princes arabes du Khouzistan, avec le soutien des militaires et des groupes pétroliers anglais, avaient fait sécession de la Perse pour créer un protectorat sous contrôle de Londres, l’« Arabistan », qui ne retourna à la Perse qu’en 1925. Jusqu’ici, les factions séparatistes éparpillées à travers la province n’ont pas été capables de créer une force militaire unifiée comme le Jundullah au Baloutchistan, et rien n’indique qu’elles reçoivent de l’aide de l’étranger. Mais elles organisent régulièrement des coups de main contre les forces de sécurité gouvernementales et font sauter des installations pétrolières. Plusieurs d’entre elles assurent des émissions de propagande en arabe à partir d’émetteurs basés à l’étranger. Le Mouvement de libération nationale d’Ahwaz, partisan de l’indépendance, possède un canal satellite, Ahwaz TV, qui affiche à l’écran un numéro de fax en Californie (7). Un autre canal satellite, Al-Ahwaz TV, également tenu par des exilés iraniens en Californie, est lié à la British Ahwazi Friendship Society, qui réclame l’autonomie régionale pour la province au sein d’un Iran fédéral (8).

Près de la moitié des 75 millions de dollars alloués par Washington en 2006 sont réservés à La Voix de l’Amérique, à Radio Farda et à d’autres émetteurs tenus par des exilés iraniens. Vingt millions vont à des activistes non gouvernementaux des droits de la personne en Iran et aux Etats-Unis. Envoyer ces fonds directement en Iran « est une chose très difficile », a admis le sous-secrétaire d’Etat Nicholas Burns ; c’est pourquoi, poursuit-il, « nous travaillons avec des organisations arabes et européennes pour appuyer des groupes démocratiques à l’intérieur du pays (9) ». L’un des Iraniens qui ont participé à un atelier organisé par les Etats-Unis à Dubaï, l’année dernière, a déclaré au journaliste irano-américain Negar Azimi que « c’était un camp d’entraînement pour révolutionnaires à la manière de James Bond (10) ».

Les efforts visant à déstabiliser la République islamique et les pressions économiques opérées afin qu’elle abandonne son programme nucléaire vont à l’encontre du but recherché, pour quatre raisons au moins : - ils ont fourni aux partisans d’une ligne dure un prétexte pour harceler aussi bien les Iraniens travaillant à l’intérieur en faveur d’une libéralisation du régime que des intellectuels en visite dotés de la double nationalité irano-américaine - comme par exemple Mme Haleh Esfandiari, du Woodrow Wilson International Center for Scholars, qui a été emprisonnée trois mois sous de vagues accusations d’espionnage ; - en apportant son aide à des minorités ethniques insurgées, Washington a permis au président Ahmadinejad de se draper dans le rôle de défenseur de la majorité perse - alors que les minorités constituent environ 44 % de la population ; - les problèmes économiques dont M. Ahmadinejad rend les pressions extérieures responsables sont dus essentiellement à ses propres erreurs de gestion ; - pour qu’il soit possible de négocier des compromis portant sur la stabilisation de l’Irak et de l’Afghanistan, il faudrait précisément que cessent les efforts de subversion, et que le président George W. Bush ne mette pas à exécution sa menace proférée le 28 août 2007 de « répondre aux activités meurtrières de Téhéran » en Irak.

Certes, même si la pression était réduite, un compromis sur la question nucléaire serait peu probable en l’absence d’une modification de la posture militaire des Etats-Unis dans le Golfe. Cependant, une suspension des activités d’enrichissement à Natanz pourrait être obtenue si Israël acceptait le gel simultané de son réacteur à Dimona (11). « Comment pouvons-nous négocier une dénucléarisation alors que vous envoyez dans le Golfe des porte-avions dont nous avons tout lieu de supposer qu’ils sont équipés d’armes nucléaires tactiques ? », s’interroge M. Alireza Akbari, qui a été ministre adjoint de la défense dans le gouvernement du président Khatami. « Et comment voulez-vous que nous négociions quand vous refusez toute discussion sur Dimona ? »

Loin d’avoir ébranlé le régime, les pressions américaines ont exaspéré les Iraniens de toutes tendances. Certes, les sanctions économiques sont plus efficaces que l’aide secrète apportée aux rebelles. Mais, sur quarante banques européennes et asiatiques qui font des affaires avec l’Iran, sept seulement ont renoncé à leurs liens avec ce pays en réponse aux demandes de Washington. L’Iran fait de plus en plus passer ses échanges internationaux par quatre cents institutions financières basées à Dubaï, dont la plupart sont arabes.

Cette année, le commerce entre l’Iran et les Emirats arabes unis avoisine les 11 milliards de dollars, et le sous-secrétaire au Trésor américain Stuart Levey gesticule en pure perte quand il agite - dans un discours tenu à Dubaï, le 7 mars dernier - la menace de représailles contre les sociétés commerçant avec l’Iran. L’administration Bush a récemment mis en place des mesures plus ciblées à l’encontre des entreprises traitant avec les gardiens de la révolution et avec les bonyad - des fondations gérées par les religieux - mais jusqu’ici les résultats sont très modestes.

Comme le remarque un ambassadeur européen respecté qui fut en poste à Téhéran : « A quoi tout cela sert-il ? A quoi bon agiter sans cesse le chiffon rouge ?

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Selig S. Harrison

Ça fait enrager le taureau, mais ça ne le tue pas. »


Selig S. Harrison est directeur du programme Asie du Center for International Policy (Washington), chercheur principal au Woodrow Wilson International Center for Scholars (Washington).


Notes :

(1) Lire « Tempêtes sur l’Iran », Manière de voir, n° 93, juin-juillet 2007.

(2) Organe composé de religieux, chargé de désigner le Guide suprême - actuellement l’ayatollah Ali Khamenei - et de superviser son action.

(3) Cf. In Afghanistan’s Shadow : Baluch Nationalism and Soviet Temptations, Carnegie Endowment for International Peace, Washington, 1980.

(4) Brian Ross et Christopher Isham, « ABC news », 3 avril 2007.

(5) « The next act », The New Yorker, 27 novembre 2006.

(6) « Mr Big », The New Yorker, 5 février 2007.

(7) BBC World Media Monitoring, 4 janvier 2006.

(8) « Al-Ahwaz news », British Ahwazi Friendship Society, février 2006, www.ahwaz.org.uk

(9) Council on Foreign Relations, New York, 11 octobre 2006.

(10) « The hard realities of soft power », New York Times Magazine, 24 juin 2007.

(11) Pour une plus ample discussion sur le compromis nucléaire avec l’Iran, cf. « The forgotten bargain », World Policy Journal, Washington, DC, hiver 2006.

Selig S. Harrison - Le Monde diplomatique, octobre 2007


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