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Comment survivre dans Bagdad la violente

jeudi 25 octobre 2007 - 06h:07

Asharq al-Awsat

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Même si tout va mal et que l’avenir paraît sombre, même si la classe politique n’inspire aucune confiance, les Irakiens s’accrochent à la vie et ne baissent pas les bras. Reportage.

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Des enfants irakiens jouent dans les faubourgs de Bagdad (Ph. AFP)

Depuis l’ancienne Babylone jusqu’à l’occupation américaine, les Irakiens se saluent par un : “Chako mako ?”, ce qui veut dire à peu près : “Ça va ou ça ne va pas ?” Pour savoir si ça va ou pas, nous nous sommes rendus à Bagdad. C’est à Amman, en Jordanie, que nous montons à bord d’un vieil avion fatigué. En arrivant au-dessus de la capitale irakienne, on est frappé par la couche épaisse qui surplombe la ville. Difficile de savoir si c’est du brouillard ou bien des fumées dégagées par les bombes et les bâtiments incendiés. Il est 8 heures du matin, mais il n’y a plus d’heures dans cette ville où fut pourtant inventé le premier système horaire de l’humanité. Ou bien, s’il y en a, elles se comptent au rythme des explosions et à mesure que s’accumulent les cadavres. Au lieu de dire qu’il est 10 h 30 passées de quelques secondes, on dirait qu’on est à la 10e explosion, au 30e mort et à l’énième blessé.

Pour l’instant, nous sommes dans la zone sécurisée de l’aéroport. Sur le panneau d’affichage, aucune annonce d’arrivées ou de départs. Les forces de sécurité irakiennes aussi bien qu’américaines interdisent l’accès à tout Irakien dépourvu de billet et de passeport. Nos hôtes nous attendent à l’extérieur, dans une zone qui a pourtant été la cible de plusieurs tirs de roquette. C’est là également que les voyageurs sont méticuleusement fouillés.

En ville, une odeur de fumée rend la respiration pénible

Je discute avec un voyageur qui paraît avoir la cinquantaine mais qui n’a que 35 ans. Je lui pose la question rituelle : “Chako mako ?” Avec un sourire désabusé, il répond : “Ça va : les voitures piégées, les attentats suicides, les francs-tireurs et les tirs en rafales, les cadavres qu’on retrouve dans la rue chaque matin, les prix qui flambent...” Si c’est ça qui va, qu’est-ce qui ne va pas alors ? La réponse fuse : “Le gouvernement, ça ne va pas. L’espoir, ça ne va pas. La sécurité, ça ne va pas. La stabilité, ça ne va pas.” Et d’ajouter : “Nous étions enthousiastes au moment des élections [janvier 2005]. Mais ceux que nous avons élus ont oublié le peuple et ont défendu leurs propres intérêts, leurs salaires et leurs privilèges. La plupart d’entre eux habitent dans le quartier d’Al-Qadissiya, dans des villas construites à l’époque par Saddam Hussein pour ses collaborateurs. Une autre partie vit derrière les murs de la Zone verte. Une troisième partie vit à Amman, en Jordanie, et, quand elle séjourne à Bagdad, descend à l’hôtel Al-Rachid.”

Pour aller au centre-ville, il faut emprunter la route de l’aéroport. Par le passé, il s’agissait de l’une des plus belles avenues de la ville, mais c’était aussi celle qu’on pouvait utiliser le moins souvent parce que Saddam Hussein l’empruntait régulièrement. Ensuite, après la chute du régime [avril 2003], elle est devenue la “route de la mort” parce qu’elle était l’une des plus dangereuses de la ville. Mais, depuis que les Américains l’ont envahie, elle est à peu près sécurisée. Notre chauffeur doit s’arrêter trois fois pour laisser passer des chars et des blindés. A l’arrière de chaque véhicule, une pancarte met en garde : “Risque de mort ! Ne vous approchez pas à moins de 200 mètres !” “Ceux-là, ils ne rigolent pas”, commente le chauffeur. Il nous raconte qu’il a une formation d’assistant médical et que, pendant son temps libre, il joue de la guitare. Il s’intéresse à la musique depuis son enfance et connaît la plupart des grands chanteurs à travers le monde. Il a sur lui trois cartes d’identité, dont une avec son vrai prénom, Sami, qui dénote plutôt une appartenance chrétienne, et deux autres pour pouvoir se faire passer tantôt pour un chiite, tantôt pour un sunnite.

Arrivé en ville, on est frappé par une odeur de fumée qui rend la respiration pénible, pique les yeux et rappelle en permanence les affrontements entre communautés qui déchirent la ville. Même la statue du calife Djafar Al-Mansour n’y a pas échappé. C’est lui qui fonda la ville [en 762] et en fit la plus belle capitale du monde. Aujourd’hui, sa peau de cuivre est criblée de plomb parce qu’on l’accuse de parti pris confessionnel [il avait réprimé le chiisme].

Quand on interroge les gens pour savoir qui est responsable de la situation sécuritaire, les avis divergent. Pour certains, ce sont les pays voisins qui créent ce chaos, et en premier lieu l’Iran. Il y en a qui jurent avoir été torturés par des officiers iraniens dans la prison d’Al-Jadiriya [dépendante du ministère de l’Intérieur, réputée pour être dominée par des factions chiites]. D’autres glorifient l’Iran en le considérant comme un recours pour les chiites. Quant à la Syrie, les uns l’accablent d’ouvrir ses frontières aux terroristes entrant en Irak, les autres la défendent d’ouvrir ses frontières aux Irakiens fuyant le terrorisme. Et il y a ceux qui accusent les Américains d’être responsables de tout ce qui arrive et ceux qui les considèrent comme les libérateurs sans lesquels l’ancien régime serait toujours en place.

Mais les Irakiens sont surtout préoccupés de l’absence de signes d’autorité gouvernementale, de règles et de lois dans la vie quotidienne. Comme le dit Imane Al-Chakarji, employée au ministère des Finances : “Comment pourrions-nous nous sentir en sécurité alors que la puissance publique elle-même constitue une menace pour notre vie ? Nous avons peur de la police et de la garde nationale !” Il faut savoir que les gens ne vont pas dans les centres de police pour résoudre un problème. “Qui te garantit que tu en ressortiras ?”, disent-ils. “Tu risques de devenir une monnaie d’échange pour libérer des otages détenus par des bandes du crime organisé.” Ces enlèvements rapportent beaucoup d’argent à d’anciens prisonniers, qui ont été relâchés par l’ancien régime juste avant le début de la guerre [mars 2003] alors qu’ils avaient été condamnés à mort pour des crimes sauvages.

La plus grande surprise est que la vie suit son cours

L’ingénieur Saad Hussein explique qu’il a fait l’objet d’une tentative d’enlèvement mais qu’il a réussi à s’enfuir. Deux jours après, son frère était enlevé “avec une demande de rançon de 100 000 dollars. C’est une rançon qui correspond à deux otages, comme s’ils voulaient me faire payer l’échec de leur première tentative. Au bout d’une semaine, on a réussi à obtenir la libération pour 75 000 dollards dollars.”

La plus grande surprise est peut-être que la vie suit malgré tout son cours, comme le Tigre qui traverse la ville. “Bagdad n’arrive pas à se défaire de ses habitudes culturelles”, nous explique l’artiste Nouri Al-Rawi, qui n’a jamais cessé de peindre dans son atelier du quartier d’Al-Harithiya. Comme lui, beaucoup d’artistes continuent de fréquenter les salles d’exposition, malgré les attentats et les tentatives d’enlèvement. L’un des plus connus, Fahmi Al-Qayssi, expose ses ?uvres dans son atelier d’Al-Karadah. L’écrivain et comédien Youssef Al-Ani, 80 ans, l’actrice de théâtre Chaza Salim et sa s ?ur Soha continuent à se battre contre les ennemis de la vie.

Cette volonté de vivre, on la constate également chez les élèves et les étudiants des deux sexes et de tout âge, qui vont tous les matins à l’école et à l’université comme pour défier les dangers. L’une d’entre eux, Zaynab, nous parle de son mariage : “Nous allons organiser nos fiançailles au Kurdistan, probablement près d’Erbil, où la situation est plus stable. Mon futur mari y a trouvé un travail. Mon père et mon frère songent aussi à s’y installer, attirés par les nombreux chantiers qui se sont ouverts là-bas et qui embauchent.” Il faut savoir que les fiançailles s’organisent en fonction de la situation économique du futur mari. Si les riches Irakiens ont pour habitude de les célébrer à Amman ou dans l’émirat de Dubaï, les classes moyennes supérieures doivent se contenter d’aller dans une ville kurde.

Asharq al-Awsat



L’exil des artistes

“De nombreux artistes irakiens s’obstinent à rester dans leur pays malgré le climat de terreur qui y règne. Non que les portes de l’exil leur soient fermées, mais parce qu’ils refusent de choisir cette solution”, relève As-Safir. Pourtant ils ont déjà été plus d’une fois la cible de meurtriers. “C’est le cas du célèbre calligraphe Khalil Al-Zihaoui, tué devant sa porte alors qu’il sortait de sa maison, du sculpteur Kamel Said, mort sous les bombes, et d’autres encore”, rappelle le quotidien beyrouthin. Mais le marché irakien est devenu très limité et, pour vendre leurs ?uvres, les artistes sont obligés de s’expatrier. “C’est la raison pour laquelle des galeries comme Orfali ont pris le chemin d’Amman. Près de 250 artistes se sont ainsi déplacés vers la capitale de la Jordanie. D’autres s’en sont allés à Damas ou dans d’autres capitales arabes. Quelque 80 artistes ont choisi les Pays-Bas et une trentaine se sont installés en Suède.”

Asharq al-Awsat, via le Courrier international, le 25 octobre 2007


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