16 septembre 2017 - CONNECTEZ-VOUS sur notre nouveau site : CHRONIQUE DE PALESTINE

Capitalisme catastrophe : Israël, l’avertissement

vendredi 19 octobre 2007 - 05h:28

Raymond Deane - The Electronic Intifada

Imprimer Imprimer la page

Bookmark and Share


L’exemple d’Israël démontre combien il est périlleux de bâtir une économie fondée sur la prémisse d’une guerre permanente et de catastrophes de plus en plus graves. »

Je pense que nous pouvons déduire avec certitude que les membres du Kach, des extrémistes juifs, n’aiment pas trop Naomi Klein. Sur leur « SHIT list » (Self-Hating and/or Israel-Threatening), instructive, nous lisons que « Naomi soutient ISM et qu’elle s’est entichée de Rachel Corrie. Si Hitler vivait aujourd’hui, elle l’aimerait tout autant ! ». Cette évaluation résolue sera probablement reformulée en termes moins ardents si des Kahanistes patients finissent par tomber sur The Shock Doctrine - the Rise of Disaster Capitalism. [La doctrine de choc - la montée du capitalisme catastrophe, de Naomi Klein].

Le cadre de la réflexion de Klein est maintenant familier à beaucoup : dans le prolongement des catastrophes naturelles et non naturelles, des réformes économiques néolibérales se sont trouvées imposées aux sociétés touchées alors que leurs citoyens étaient dans un état de déstabilisation collective. Si la classe dominante est rapide à profiter de ces « occasions », son objectif n’est pas de les créer car cela n’est pas nécessaire : « Un système économique qui requiert une croissance constante, en prenant le contre-pied de toute tentative sérieuse de régulation environnementale, génère sur lui-même un flot incessant de catastrophes, que ce soit d’ordre militaire, écologique ou financier. » Après les destructions à grande échelle vient la reconstruction privatisée, au profit des multinationales et au détriment des gens ordinaires.

En soi, la thèse selon laquelle le capitalisme se nourrit sur les catastrophes n’est pas à proprement parler nouvelle. Mais Klein a tiré des conclusions analytiques de la cohérence avec laquelle la métaphore du « choc » est employée dans ce contexte. Elle raconte comment, dans les années 50, la CIA a financé les expériences par électrocutions du psychiatre étasunien Ewen Cameron qui consistaient à « agresser le cerveau, d’un seul coup, avec tout ce qu’on savait pouvoir interférer dans son fonctionnement normal », ceci pour y faire table rase, en faire une tablette vierge sur laquelle, croyait-on à tort, tout pouvait être réécrit. Ces expériences ont inspiré le programme MKULTRA de la CIA, conçu « pour briser les prisonniers suspectés d’être communistes et des agents doubles ». En prime, les procédures de Cameron et de la CIA ont préparé le travail pour l’usage de la torture à Santiago du Chili et Abu Ghraïb.

Ensuite, Klein étudie les doctrines de Milton Friedman et de ses disciples de l’Ecole de Chicago, partisans très écoutés de la « thérapie de choc » économique, qui développaient leurs théories dans les années grisantes de 1950. Friedman, selon Klein, a été « l’autre docteur Choc... la mission de Friedman, à l’instar de celle de Cameron, reposait sur le rêve de remonter à un état de santé "naturel"... quand les interférences humaines n’avaient pas encore créé des schémas dénaturés. Là où Cameron rêvait d’un retour à un cerveau humain vierge, Friedman rêvait de sociétés déréglementées, à un retour à un capitalisme pur... le seul moyen de revenir à cet état antérieur était d’infliger délibérément des chocs douloureux... Cameron utilisait l’électricité pour créer ses chocs. L’outil préféré de Friedman était... une politique de choc à laquelle il a exhorté des politiciens sans état d’âme pour les pays en difficulté. »

La première société à être remodelée sur la base des théories de Friedman fut le Chili de Pinochet. Ici, la superposition de Friedman et de Cameron cesse d’être simplement métaphorique : l’application impitoyable de la thérapie de choc du premier a exigé l’emploi de celle du second, sous la forme de la torture.

L’occasion offerte par une guerre d’effectuer une restructuration néolibérale dans des sociétés accablées et désorientées fournit aux néo-conservateurs des éléments pour tirer profit des catastrophes naturelles. En décembre 2004, le tsunami qui a fait 250 000 morts et 2,5 millions de sans-abri a fourni une occasion en or aux gouvernements du Sri Lanka, de Thaïlande et d’Indonésie, pour effectuer un « second tsunami », libéral, par l’utilisation fréquente des fonds reçus au nom des victimes - pour « épurer » les pêcheurs et les autres indigènes en trop grand nombre sur les régions côtières - au profit exclusif des riches touristes. L’ouragan Katrina, l’année suivante, a donné à Milton Friedman, âgé alors de 93 ans, l’occasion de faire son ultime intervention publique proposant que la « tragédie » de la destruction des écoles de la Nouvelle-Orléans soit « l’occasion de réformer radicalement le système éducatif », par sa privatisation. Ce conseil amical fut suivi bien hâtivement, à l’opposé de la cadence réfrigérée à laquelle les levées ont été réparées et le réseau de l’électricité remis en activité... »

Quelque part entre les catastrophes naturelles et les guerres surgissent des évènements, comme les interventions désastreuses de Jeffrey Sach en Bolivie et en Pologne, le massacre de la place Tiananmen, l’arrivée au pouvoir ubuesque de Boris Eltsine en Russie. Dans chaque cas, cependant, l’armée - et les mercenaires aujourd’hui - joue le rôle belliqueux pour réduire la foule au silence. En un mot, nous avons affaire à une lutte de classe particulièrement meurtrière et inégale (même si Klein évite l’expression).

Pièce à conviction n° 1 : Israël

Avant l’avènement de Friedman et de ses successeurs, la sagesse traditionnelle voulait qu’« une paix et une stabilité relatives étaient nécessaires à une croissance économique soutenue. » Plus récemment, cette situation à céder le pas au « dilemme de Davos » : « Pour parler franchement, le monde se dirige vers l’enfer, il n’y avait aucune stabilité en vue et l’économie mondiale clamait fort son accord. » Dans un contexte où « l’instabilité fait office de nouvelle stabilité », « Israël est souvent considéré comme une sorte de pièce à conviction n°1. » En dépit - ou à cause - de sa situation politique alarmante, « Israël a modelé une économie qui se développe nettement en réponse directe à l’escalade de la violence. »

L’explication, c’est que les entreprises en technologie d’Israël se sont emparées des potentialités du boom mondial pour « la sécurité intérieure » bien avant que cette affreuse expression ne soit même inventée, et elles dominent maintenant ce secteur en pleine extension. Klein souligne les aspects négatifs de cette évolution : « Israël devrait nous servir... d’avertissement pur et simple. Le fait qu’Israël continue de jouir d’une prospérité grandissante, même s’il est en guerre contre ses voisins et accentue la violence dans les territoires occupés, démontre combien il est périlleux de bâtir une économie fondée sur la prémisse d’une guerre permanente et de catastrophes de plus en plus graves. »

JPEG - 6.8 ko
Naomi Klein

Avec une grande perspicacité, Klein dégage les deux éléments qui ont contribué au repli d’Israël dans l’unilatéralisme dans la période post-Oslo, tous les deux liés à la croisade pour le libre marché de l’Ecole de Chicago. « L’un a été l’afflux des Juifs soviétiques, conséquence directe de la thérapie de choc expérimentée par la Russie. » Exactement trois semaines après la poignée de main Rabin/Arafat sur la pelouse de la Maison-Blanche, le 13 septembre 1993, Eltsine envoyait les chars tirer sur l’immeuble du parlement (russe)... ». Suivit une vague d’immigration vers Israël depuis l’ancienne Union soviétique, « augmentant sensiblement le nombre de Juifs par rapport à celui des Arabes, tout en fournissant en même temps un nouveau réservoir de main-d’ ?uvre bon marché », et renforçant la population dans les colonies illégales. Il est soudain devenu possible pour Israël de renoncer aux travailleurs palestiniens et de mettre en ?uvre une politique de fermeture, « fermant hermétiquement la frontière entre Israël et les territoires occupés... empêchant les Palestiniens de se rendre sur leur lieu de travail et de vendre leurs produits. » Le résultat fut que les territoires « se sont transformés de dortoirs décrépits abritant le sous-prolétariat de l’Etat israélien en prisons étouffantes. »

L’autre élément « a été le volte-face de la politique d’exportation d’Israël, passant d’une politique basée sur les produits traditionnels et la haute technologie à une politique soumise de façon disproportionnée à la vente de compétences et de dispositifs en matière de contre-terrorisme, » un processus vigoureusement stimulé par l’éclatement de la bulle spéculative en 2000 et le 11 Septembre. En 2004, Israël s’est promu lui-même « comme une sorte de centre commercial pour technologies en sécurité intérieure. » Klein liste dix exemples de la portée de l’industrie sécuritaire d’Israël, qui vont du Palais de Buckingham à la Police montée royale canadienne, aux riches quartiers d’Audubon Place, à la Nouvelle-Orléans, où la police est mise entre les mains d’une firme israélienne joliment nommée Instinctive Shooting International.

Dans un monde qui se transforme lui-même en une mosaïque de forteresses séparant les riches des pauvres, Israël se rend indispensable. Ceci « a coïncidé précisément avec l’abandon [par Israël] des négociations de paix, aussi bien qu’avec une stratégie claire visant à recadrer son conflit avec les Palestiniens comme un combat non plus contre un mouvement nationaliste... mais intégré dans la guerre mondiale contre le terrorisme... » Généralisant à partir de ces « visions fugitives d’une sorte d’avenir cloisonné, construit et géré par le complexe du capitalisme catastrophe » comme à Bagdad, à la Nouvelle-Orléans et à Sandy Springs (une banlieue huppée [Républicains] d’Atlanta, Georgie, qui s’est transformée en « ville privée » pour que ses impôts ne servent pas à subventionner les quartiers pauvres), elle conclut que « c’est à cela que ressemble une société quand elle a perdu sa motivation économique pour la paix et qu’elle s’est investie fortement en combattant et profitant d’une guerre contre le terrorisme sans fin et ingagnable. Une partie de cela ressemble à Israël ; l’autre partie ressemble à Gaza... En Afrique du Sud, en Russie et à la Nouvelle-Orléans, les riches construisent des murs autour d’eux. Israël s’est servi de ce processus discriminatoire à un niveau au-dessus : il a construit des murs autour des pauvres menaçants. »

Une lumière au bout du tunnel

Le bestseller de Naomi Klein est le digne successeur - en portée, ambition et réussite - du Deterring Democracy de Noam Chomsky. Sa contextualisation de la politique israélienne est tout à fait convaincante et ne peut que confondre ceux qui croient encore qu’Israël a le moindre intérêt à parvenir à un arrangement équitable avec ses voisins.

Au bout de ce tunnel de pessimisme, l’Amérique latine apporte une lueur d’espoir : « Aujourd’hui, les Américains latins reprennent un projet [pour un "développementalisme" indépendant] qui a été si brutalement interrompu... De nombreuses politiques qui surgissent nous sont familières : nationalisation des secteurs clé de l’économie, réaménagement du territoire, nouveaux investissements majeurs dans l’éducation, l’alphabétisation et la santé. ...Les mouvements de masse d’Amérique latine... sont en train d’apprendre comment se donner des amortisseurs dans leurs modèles organisateurs. » Elle évoque les réseaux progressistes populaires du Venezuela et de Bolivie, le mouvement des Sans terre du Brésil et ses coopératives, le mouvement national des « entreprises récupérés » d’Argentine, » et l’émancipation croissante de toute la région (Colombie exceptée malheureusement) de la tutelle militaire et financière de Washington.

Elle omet de préciser que de telles évolutions vers l’indépendance n’ont été rendues possibles que parce que la concentration de plus en plus fanatique de Washington sur le Moyen-Orient a détourné son attention (temporairement ?) de son « arrière-cour ». La solidarité avec les peuples du Moyen-Orient, laquelle est sûrement une condition requise pour la libération de la Palestine, est contrariée à chaque évolution par la répression de régimes arabes (y inclus désormais, et tragiquement, l’Autorité palestinienne) soutenus de façon inconditionnelle par des moyens financiers et militaires venant des Etats-Unis et de l’Union européenne.

Néanmoins, c’est dans ce climat d’oppression que le peuple libanais, sunnites et chiites, syndicalistes et Hezbollah, ensemble, est parvenu à s’opposer à la tentative de ceux de l’Occident, et de leur ami le Premier ministre Siniora, à refaire le Liban, après l’agression catastrophique d’Israël en 2006, comme cela s’est passé à la Nouvelle-Orléans après Katrina. Klein est l’une des rares intellectuelles occidentales qui a mesuré l’importance de cette histoire, et ce n’est que l’une des nombreuses qualités de ce livre extraordinaire. Qu’elle ait raison ou non quand elle se dit convaincue que « le choc est en train de se dissiper », il existe une vérité indélébile dans son affirmation « la seule perspective qui peut menacer l’économie catastrophe en plein essor dont dépendent tant de richesses... est la possibilité d’atteindre un certain niveau de stabilité climatique et de paix géopolitique. »


Raymond Deane est compositeur et membre fondateur de la Campagne de Solidarité Irlande/Palestine.


Lire aussi :

- Une bombe au pied de la statue de la liberté

15 octobre 2007 - The Electronic Intifada, traduction : JPP


Les articles publiés ne reflètent pas obligatoirement les opinions du groupe de publication, qui dénie toute responsabilité dans leurs contenus, lesquels n'engagent que leurs auteurs ou leurs traducteurs. Nous sommes attentifs à toute proposition d'ajouts ou de corrections.
Le contenu de ce site peut être librement diffusé aux seules conditions suivantes, impératives : mentionner clairement l'origine des articles, le nom du site www.info-palestine.net, ainsi que celui des traducteurs.