16 septembre 2017 - CONNECTEZ-VOUS sur notre nouveau site : CHRONIQUE DE PALESTINE

Les fraises de la colère

jeudi 20 janvier 2005 - 16h:16

Gideon Lévy - Ha’aretz

Imprimer Imprimer la page

Bookmark and Share


Un obus de char dans un champ de fraises : sept enfants tués, quatre enfants amputés des deux jambes et un père qui a perdu trois fils, deux neveux et un petit-fils. Le porte-parole de l’armée israélienne n’exprime même pas de désolation.

Issa Relia, 13 ans. Aucun enfant n’est sorti indemne du champ de fraises près de chez eux. Photo : Miki Kratzman Quatre enfants amputés des deux jambes, des moitiés d’êtres humains, sont maintenant alités à l’hôpital Shifa, à Gaza. Trois d’entre eux sont conscients, le quatrième est sous assistance respiratoire. Chez eux, dans la bourgade de Beit Lahia, au nord de la Bande de Gaza, leurs parents portent le deuil de leurs frères tués. Maryam et Kamal Raban, par exemple, ont perdu, en une fois, trois fils, deux neveux et un petit-fils. Un autre de leurs fils est couché, sous assistance respiratoire, dans le département des soins intensifs : il a perdu les deux jambes, une main et un ?il. Son père ne sait pas encore que son fils est amputé des deux jambes, on ne lui a parlé que d’une seule. Combien de pertes un être humain peut-il supporter ?

La vie de 12 enfants et adolescents qui jouaient un matin, tôt, mardi passé, premier jour de congé de la Fête du Sacrifice, dans le champ de fraises de la famille, a été anéantie en une fois. Sept d’entre eux ont été tués, quatre resteront amputés de membres, gravement mutilés pour toute leur vie. Voilà ce que peut faire un seul obus de l’armée israélienne. Aucun enfant n’est sorti indemne du champ de fraises situé près de leur maison. Un officier supérieur de l’armée israélienne a communiqué, après la catastrophe, qu’au moins une partie des victimes étaient des « activistes du Hamas ». Qui ? Raja, 11 ans ? Issa, 13 ans ? Bisaam, 14 ans ? Mahmoud, 14 ans ? Jabir, 15 ans ? Hanni, 16 ans ? Mohammed, 17 ans, le plus âgé ?

Celui qui est arrivé sur place juste après le drame a vu un spectacle terrible : les 12 enfants et adolescents étaient étendus sur le sentier de sable, à côté du champ de fraises, leurs membres dispersés en tous sens et beaucoup de sang ruisselant. Il régnait un grand silence. Seul Islam, blessé, appelait encore à l’aide. Quatre jours plus tard, lorsque nous sommes allés à Beit Lahia, on voyait encore des débris humains. Les blessés sont allongés à l’hôpital Shifa et leurs parents implorent pour qu’Israël, au moins, soigne les blessures de leurs enfants, à tout jamais infirmes.

JPEG - 10.2 ko
Issa Relia, 13 ans. Aucun enfant n’est sorti indemne du champ de fraises près de chez eux. Photo : Miki Kratzman

Des champs de fraises pour l’éternité : des sillons verdoyants avec des taches de fraises rouges recouvertes de nylon argenté à l’entrée de la zone des maisons de la famille Raban (?Aban) à Beit Lahia. Leurs fraises sont vendues à la société israélienne d’exportation agricole « Agrexco » qui les vend en Europe où elles seront recouvertes de crème fouettée. Sur les chaises blanches en plastique placées dans le sable, à côté des fraises, sont assis les paysans endeuillés qui ont ajouté au nombre de leurs jours de deuil en raison des dimensions de la perte. Maryam, la mère qui porte un triple deuil, a fait ce matin le trajet pour se rendre aux urnes et voter pour Abou Mazen. Son beau-frère, Abdallah Raban, a travaillé pendant des années à Kfar Hess, Gan Haïm et Kfar Saba ; il a même été blessé et est devenu invalide dans un accident de travail en Israël. De la catastrophe présente, il s’en sort avec la perte d’un seul fils, Jabir, 15 ans. Non rasé, le visage exprimant une grande douleur, cela fait quatre jours qu’il n’a pas fermé l’ ?il, il parle en hébreu de son malheur.

Son neveu, Ghassan Raban, a perdu son fils Raja, 11 ans, et il parle de son malheur en arabe. Ghassan a été témoin de l’horreur. D’une distance de quelques dizaines de mètres, il a vu les enfants qui s’étaient rassemblés tôt matin dans le champ de fraises, frères et neveux avec les enfants des voisins, jouant aux billes, cueillant et mangeant des fraises avec délice, le premier jour des congés. Ceux qui avaient tiré des obus de mortiers étaient partis depuis longtemps, raconte-t-il. Chaque nuit, ils les entendent. « Nous sommes des gens perdus entre les Israéliens et les Palestiniens », dit le père endeuillé, « Si nous tentions d’empêcher les Palestiniens de tirer des Qassam, ils nous tireraient dessus. Nous sommes perdus entre les deux côtés. Parfois ils viennent ici, ils tirent un Qassam et nous essayons de les en empêcher. Mais ils nous disent : "Ils nous tirent dessus, ils détruisent nos maisons, alors comment arrêterions-nous les tirs ?" Quand nous faisons pression sur eux, ils disent : "Il ne nous reste rien, ni terre ni maison". Maintenant nous espérons que l’élection d’Abou Mazen amènera le calme. Nous sommes extrêmement proches des Juifs et ils doivent veiller sur nous et nous sur eux. Mais nous sommes perdus entre les grands. »

JPEG - 9.4 ko
Mahammed Raban, 17 ans, le plus âgé des blessés. Photo : Miki Kratzman

Mohammed Raban, 17 ans. Le plus âgé des blessés. Le char se tenait sous la tour de guet qui se dresse au dessus de la colonie de Nisnit, recouverte d’un effrayant treillis de camouflage, comme une ?uvre de l’artiste Christo, et qui observe leurs maisons depuis la colline, au nord. Quelque 800 mètres séparent la colonie barricadée comme une forteresse des maisons des paysans exposés à tous les coups. Un obus, un coup direct, une moisson d’enfants parmi les billes et les fraises. Voilà leurs photos, sur l’affiche à leur mémoire, une affiche avec le plus grand nombre d’enfants qui soit sortie jusqu’ici : sept enfants, certains d’entre eux souriants, certains avec un regard perplexe, pas encore l’ombre de la première barbe, des gouttes de sang dessinées les enveloppent. Ghassan : « Mofaz [ministre israélien de la défense - NdT] a dit que vous aviez tué des terroristes. C’est ça les enfants d’un Qassam ? Celui-là est capable de soulever un missile ? Notre c ?ur est consumé pour eux. »

Enveloppé dans une cape, un sweet-shirt, un manteau et une écharpe aux bords dorés, Kamal Raban, de tous le plus frappé par le sort, arrive d’un pas peu assuré : trois fils, deux neveux et un petit-fils tués, et encore un fils qui lutte pour la vie, à Shifa. Il était aux obsèques d’un cousin quand il a reçu l’appel téléphonique : viens vite, il y a eu une grande catastrophe. Hanni, 16 ans, voulait devenir enseignant ; Bisaam, 15 ans, voulait être ingénieur ; Mahmoud, 14 ans, voulait être médecin ; et puis Mohammed, 17 ans, dont les jambes, un ?il et une main ont été arrachés et qui est sous assistance respiratoire. Tous étaient ses fils.

Maryam, son épouse, revient du bureau de vote : « Nous en appelons à Sharon et à Mofaz et à tous les gens de bonne volonté, de bon c ?ur et de miséricorde : toutes les chairs de mes enfants, que j’ai ramassées et nouées dans un linge, jamais je n’oublierai ça. Le premier jour des congés, ils ont reçu un cadeau, un obus. Si je voyais un Israélien tué, je pleurerais pour lui. Je pleurerais pour sa mère. Nous ne méritons pas que Sharon et Mofaz tuent nos enfants, des enfants de cet âge occupés à cueillir des fraises. J’en appelle à Sharon et Mofaz qui m’ont tué trois enfants : je n’ai personne pour m’aider. Il me reste un enfant à l’hôpital. Je demande qu’on l’emmène dans un hôpital en Israël. Que simplement on le prenne dans un hôpital et nous pardonnerons pour les enfants tués. S’ils les prennent et les soignent, nous dirons merci. Nous regardons vers Dieu et vers l’Etat d’Israël, pas vers les pays arabes. Nous avons grandi avec l’Etat d’Israël ».

Il n’y a pas de Zaka ici et les champs de fraises sont encore semés de débris humains. Ils disent avoir trouvé une main, hier. Des lambeaux de vêtements roussis, imprégnés de sang, dispersés à côté de la pompe à eau. Ghassan raconte que depuis quelques temps, il pensait vendre la brebis de la famille. Raja, son fils, insistait pour qu’on ne la vende pas et qu’on la garde pour la Fête du Sacrifice, qui approchait. « Maintenant que la fête arrive, la brebis est restée et Raja n’est plus là ».

Le porte-parole de l’armée : « A la date du 4.1.2005, deux obus de mortier ont été tirés en direction de la zone industrielle d’Erez. Un des obus est tombé près du territoire israélien et a fait un blessé, un citoyen israélien. A un moment proche de cet incident, dans la région de Beit Lahia, un détachement de l’armée israélienne a identifié un groupe de tireurs d’obus de mortier dont une partie des membres appartient à l’organisation du Hamas. Le détachement a ouvert le feu en direction du groupe dans le but de l’atteindre. Il faut signaler que le groupe de terroristes opérait depuis un territoire palestinien peuplé. L’armée israélienne enquête sur l’incident et au terme de celle-ci, les résultats en seront présentés ».

Pas même un mot pour exprimer de la désolation pour la mort des enfants, pas même un mot pour demander pardon aux familles en deuil, et un désintérêt flagrant, une absence de c ?ur, à l’égard de la question adressée au porte-parole sur le non-transfert des blessés pour des soins en Israël. L’armée israélienne, comme d’habitude, enquête.

Sur le chemin de l’hôpital Shifa, les souvenirs des employeurs israéliens remontent à la surface. Dans le taxi, deux pères endeuillés et un proche de la famille se rappellent les propriétaires israéliens dont ils ne se souviennent qu’en bien. Moshe Kishana de Kidron dont Ghassan dit qu’il l’aimait comme son père, et Yaakov de Yad Mordechai qui leur a un jour dit que son âme à lui n’était pas plus précieuse que la leur et qui alors les amenaient chez eux en voiture pour aller chercher la carte magnétique qu’ils avaient oubliée. Mounir, le chauffeur du taxi, demande si quelqu’un dans le taxi hait les Juifs et ils répondent comme un seul homme : non, on n’a pas de haine. Dans les sacs noirs, ils emportent des fraises pour les fils blessés.

C’était le jour des élections et ils s’acharnaient sur Abou Mazen : « Regardez quels yeux il a, des yeux de voleurs », dit Yihie Galia, qui va rendre visite à son neveu blessé, et il montre du doigt un taxi qui porte la photo du candidat en tête. « Tous des voleurs. Qui a tué Abou Amar ? Abou Mazen, qui voulait son fauteuil ». Une odeur de poisson frais monte du marché du camp de réfugiés de Shati. Dans ses ruelles, on perçoit difficilement les préparatifs d’élections. « D’ici, on jettera Abou Mazen à la mer », prophétise quelqu’un dans le taxi. « Si seulement pouvait revenir le temps de la piscine à vagues de Yad Eliahou [palais des sports au sud de Tel Aviv - NdT] », espère un autre. Et nous voilà déjà dans la cour de Shifa.

Premier étage, soins intensifs : Mohammed Raban, 17 ans, sous assistance respiratoire. De temps en temps, il ouvre tout grand le seul ?il qu’il lui reste et jette des regards déments dans tous les sens. De temps en temps, passe aussi sur son visage un sourire nerveux, dont on ne sait s’il s’agit d’une convulsion, sans signification. De son corps, il reste la moitié, à peine une main entière. En est-il conscient ?

Deuxième étage, le département d’orthopédie : Issa Relia, 13 ans, ses deux jambes amputées au dessus du genou. Dans un lange. Un transistor près de l’oreille. Il se souvient des gens du Hamas qui ont tiré puis ont fui. Sur un vieux bout de carton, il a dessiné un char qui tire sur des enfants. Le couloir du deuxième étage, près de la fenêtre : Imad Al-Kaseeh, 16 ans, et Ibrahim Al-Kaseeh, 14 ans. Deux cousins, tous deux amputés des deux jambes. Maintenant, on les a amenés dans le couloir pour qu’ils voient un peu le monde. Deux enfants amputés des deux jambes, jetant depuis leur lit des regards égarés par la fenêtre de l’hôpital Shifa.

JPEG - 2.8 ko
Gideon Lévy

Pour l’information du soldat qui a tiré, du commandant qui l’a approuvé et du porte-parole qui n’est pas désolé et ne s’excuse de rien.

Gideon Lévy - Ha’aretz, le 14 janvier 2005
Traduit de l’hébreu par Michel Ghys


Les articles publiés ne reflètent pas obligatoirement les opinions du groupe de publication, qui dénie toute responsabilité dans leurs contenus, lesquels n'engagent que leurs auteurs ou leurs traducteurs. Nous sommes attentifs à toute proposition d'ajouts ou de corrections.
Le contenu de ce site peut être librement diffusé aux seules conditions suivantes, impératives : mentionner clairement l'origine des articles, le nom du site www.info-palestine.net, ainsi que celui des traducteurs.