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Réseaux de la communauté palestinienne d’Europe et impact des nouvelles technologies (2/2)

vendredi 5 octobre 2007 - 07h:10

Sari Hanafi - Hommes et Migrations

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- Réseaux de la communauté palestinienne d’Europe et impact des nouvelles technologies (partie 1/2)

Une direction trop centralisée

En 1999, il fut décidé que les membres de la liste pourraient entrer en contact les uns avec les autres sans l’aide du serveur. Ce changement est fondamental, car ce nouveau mode de mise en lien a enfin ouvert aux Palestiniens de l’étranger une fenêtre leur permettant d’entrer en contact avec d’autres communautés, mais il a également permis d’approfondir les débats sur la contribution de la diaspora palestinienne au développement des Territoires. Palesta devint alors un intermédiaire capital pour le recrutement d’experts palestiniens dans le cadre de divers projets de développement. Ainsi, le programme Tokten mit grandement à profit la base de données de Palesta afin d’identifier les personnes compétentes alors que, par le passé, les experts étaient choisis sur la base du clientélisme et du népotisme.

Au cours de cette seconde phase, Palesta est parvenu à encourager la création de plusieurs n ?uds de réseau afin de faciliter le contact avec et entre les Palestiniens expatriés. Si les professionnels se montrent parfois isolés de leur propre communauté dans la plupart des pays occidentaux, la création de n ?uds spécifiques s’est avéré un facteur décisif pour le recrutement de nouveaux membres de Palesta. La première réunion en 1999 de la Palestinian canadian professional association est un exemple des bénéfices tirés de l’ouverture de la liste de discussion. Il s’est également tenu en Europe, en mars 1999, une réunion des ingénieurs et professionnels palestiniens dans les bureaux parisiens de l’Unesco et sous l’égide de Palesta.

Cependant, l’expérience passée de Palesta témoigne d’une faible capacité à recruter de nouveaux membres individuellement. De fait, de nombreux facteurs liés à la persistance d’une direction centralisée ont engendré de l’inertie. En dépit de l’ouverture relative de la liste, le mode de lien privilégié a persisté à aller du centre vers la périphérie, entravant du coup les relations de la périphérie vers la périphérie. C’est une des raisons pour lesquelles Palesta entre en hibernation à partir de 2001. Cela ne signifie pas l’échec du projet : en septembre 2003, le ministre palestinien de la Planification a décidé de relancer le réseau.

Cette expérience a démontré l’importance croissante des réseaux professionnels de la diaspora palestinienne. La liste électronique de discussion a permis d’offrir un espace et une forme pour une expérience communautaire nouvelle et de récompenser un rassemblement multiple et égalitaire. Le réseau a créé, même sous une forme limitée, un espace social tangible capable d’engendrer une conscience collective pour une communauté mondiale de professionnels expatriés. Mais, la communauté virtuelle a ses limites. Un examen critique montre, comme le suggère Wilson, une tendance à “réduire les complexités de l’engagement humain au niveau d’une transaction unidimensionnelle ainsi qu’à détacher l’utilisateur des responsabilités politiques et sociales de l’environnement réel” [4].

Bien que Palesta compte plus de mille membres, on estime que seuls 20 % participent régulièrement aux échanges de messages. Pour paraphraser, dans le cyberespace, le sujet tend à devenir “un simple écran pour l’assimilation de données” [5]. La technologie des nouveaux médias comme Internet n’est pas une panacée au manque de lien de la diaspora palestinienne. La faiblesse de Palesta reflète une surestimation de l’approche technologique dans laquelle le lien est principalement fondé sur l’échange électronique et où les contacts physiques comme la mise en ?uvre de projets concrets sont rares. Il semble qu’un minimum de contacts en face à face soit indispensable pour produire des résultats.

Palesta et la refonte de l’identité palestinienne
Il importe maintenant d’essayer d’évaluer l’impact de Palesta sur la subjectivité et la perception, par les communautés diasporiques, du rôle de la terre natale. Comme le montre Anthony Giddens, l’une des conséquences de l’évolution de la modernité est le découplage du temps et de l’espace par rapport au lieu, ce qui produit des systèmes sociaux “désencastrés" ou la “ ?sortie’ des relations sociales hors des contextes locaux d’interaction et leur restructuration dans d’infinies étendues d’espace-temps” [6]. Au cours de cette période de mondialisation, la relation de l’individu à la terre nationale se relativise.

Pourtant, l’idée de territoire natal demeure présente à l’esprit des Palestiniens exilés ; elle est même régulièrement mise à jour grâce au contenu du flux continu émis par des chaînes de télévision-satellite (Al Jazeera, ANN et MBC) diffusant des images quotidiennes de la terre encore occupée. Le lien avec la terre natale palestinienne engage un processus complexe composé de différents niveaux de réseaux sociaux tant virtuels que physiques. La difficulté de parvenir au lien physique a donné naissance à une réalité virtuelle qui constitue désormais une nouvelle forme de relation sociale. Loin d’imposer une identité cosmopolite, le cyberespace permet au contraire de promouvoir de nouvelles possibilités pour ancrer la culture et l’identité dans le local et renforcer l’identité ethnique.

Palesta construit un discours orienté en direction d’un groupe défini non seulement par une identité nationale, mais aussi par une identité professionnelle. La terre natale doit alors rencontrer en même temps l’inspiration nationale et professionnelle. Au travers de mécanismes de lien avec le pays d’origine tels que Tokten ou Palesta, ce n’est plus uniquement le droit au retour qui est en jeu pour les Palestiniens, mais aussi l’utilité de la “terre natale” pour eux. Bien qu’il ne s’agisse plus d’une idée abstraite, les ressources des Palestiniens n’ont pas atteint un niveau suffisant pour envisager un généreux plan d’insertion comme cela avait été le cas pour les immigrants juifs venant en Israël.

Au cours de mes entretiens avec des membres de Palesta, expatriés ou déjà revenus, j’ai été frappé par l’émergence du sujet dans leurs discours sur le retour. La terre natale de Palestine, en tant qu’icône symbolique de service et de sacrifice, ne supplante plus le soi ; on considère plutôt qu’on peut la servir tout en y assurant sa propre position sociale. Cette posture exprime clairement une subjectivité très différente du discours dominant des mass medias décrivant le Palestinien en diaspora comme un réfugié uniquement désireux de se sacrifier pour sa terre. D’ailleurs, les interviewés ont fait état de sentiments de dissonance avant qu’ils ne puissent bâtir un lien via les médias électroniques : ils se sentaient coupables de ne pas s’engager pour la Palestine tout en se sentant engagés pour leur propre vie dans un pays de résidence qui ne leur accordait pas nécessairement la liberté de circulation vers la terre natale.

La mobilité physique empêchée, la circulation des idées et de l’expertise devint cruciale. Cette circulation touche tous les domaines : le type de développement en Palestine, le type d’infrastructure nécessaire à l’accueil des enfants de seconde génération éduqués dans les pays d’accueil, le débat sur la démocratie et le multiculturalisme... En dépit de la géographie, ce lien virtuel a influencé la construction identitaire de la population dans les Territoires et en diaspora. Avec Palesta, la Palestine n’était plus synonyme seulement d’Intifada et d’aliénation politique, mais aussi d’opportunités d’emploi, d’évolution scientifique et technologique, d’ateliers spécialisés etc. L’identité palestinienne a quitté le cadre entièrement territorial. Désormais, on peut être un Palestinien de l’étranger, lié au pays et actif dans son développement depuis le cyberespace.

Le retour virtuel

Le réseau Palesta et l’option-diaspora semblent constituer une véritable possibilité de transformer les effets négatifs de l’émigration forcée en bénéfices tangibles. Contrairement au vieux proverbe chinois selon lequel “les feuilles mortes retournent toujours aux racines”, les professionnels palestiniens sont loin du retour massif dans un contexte où le “retour” est fortement contrôlé par l’occupant israélien. À la place d’un retour physique, j’ai tenté de montrer que l’expérience de Palesta a fait émerger une autre forme de retour, le retour virtuel. Ce réseau fut très important pour “dresser la carte des mouvements diasporiques par-delà les frontières nationales”, comme l’écrit Shohat à propos d’une liste de discussion de la diaspora irakienne [7].

La mise en réseau par Internet ne suggère pas la “fin de la géographie”, mais bel et bien une forme de “refonte de la géographie” en connectant les communautés dispersées au centre mais aussi entre elles. Si le processus de construction et de reconstruction de l’identité palestinienne fut affecté par l’existence d’une population dispersée et d’un centre de gravité fragile (les Territoires) à l’accès presque impossible, les nouveaux médias peuvent être un instrument fondamental pour lier entre elles ces communautés sans toujours passer par le centre. Ces nouveaux médias fonctionnent dans l’exclusion comme dans l’inclusion. Le risque d’exclusion ne concerne que le monde arabe car le groupe-cible est la population hautement diplômée et, donc, vraisemblablement, la classe moyenne plutôt qu’une tranche entière de population. Ce groupe-cible se voit encore réduit par le fait que seuls ceux qui sont capables de lire et d’écrire l’anglais peuvent utiliser le réseau. Cela peut expliquer pourquoi Palesta possède peu de membres, non seulement dans les pays arabes, mais aussi en France et en Allemagne.

Pourtant, ces réseaux bénéficient aussi d’un fort potentiel d’inclusion car la mise en lien ne dépend pas nécessairement d’un lien officiel entre les communautés palestiniennes à l’étranger et l’Autorité palestinienne. On peut imaginer la création de multiples réseaux comme Palesta représentant de nombreuses entités non alignées. De plus, le cyberespace ne permet pas seulement la mondialisation de l’espace culturel, mais aussi sa personnalisation. Comme d’autres réseaux virtuels, Palesta peut faciliter l’émergence de formes d’interaction démocratiques car “il met les actes culturels, les symbolisations de toutes formes, à la portée de tous les participants et décentralise donc les positions de discours, de publication, de réalisation de films, de diffusion de programmes de radio et de télévision, bref tous les appareils de production culturelle” [8].

L’impact de Palesta sur la relation entre les Palestiniens de l’étranger et les Territoires va au-delà de la simple utilité pour le pays ou de la préparation du futur retour. Dans un monde transnational caractérisé par un processus de circulation globale des images, des sons et des marchandises, mais pas des hommes, Palesta eut un impact sur le concept même d’appartenance communautaire. Cette expérience contribue à la “dé-sanctification” du pays d’origine en le déterritorialisant, sans doute parce que les membres de Palesta ne cherchent pas la terre sainte des ancêtres, mais une terre où il y aurait une place pour leur profession et leur expertise.

La terre natale est une utopie au sens de manheim : quand on y entre, elle disparaît. L’aliya des Palestiniens vers Jérusalem ne s’est pas forcément déroulée dans un lieu géographique. Au contraire, elle s’est incorporée aux n ?uds d’un réseau où pouvait se maintenir le lien avec la terre d’origine. J’emploie volontairement l’exemple de Jérusalem parce que cette ville a été idéalisée de deux manières : en tant que royaume de Dieu, mais aussi en tant que ville-étape terrestre vers la Jérusalem céleste. Les nouveaux médias sont, eux aussi, capables d’assurer la réconciliation entre les divers héritages culturels présents dans la diaspora palestinienne en permettant de vivre dans un pays tout en restant connectés à une terre natale inaccessible et peut-être idéalisée.

Il se peut que ces nouveaux médias soient en train de transformer la question ontologique “qui suis-je ?” en une question d’identité topographique “où suis-je ?”


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Sari Hanafi

Sari Hanafi est un ingénieur civil (Damas, 1984) et un sociologue (DEA à Strasbourg et doctorat à Paris) franco-palestinien. Il a travaillé pour le CNRS de 1991 à 1994. Sari Hanafi, ancien directeur du Palestinian Refugee and Diaspora Centre à Ramallah, chercheur au Centre d’études et de documentation économique juridique et sociale au Caire (CEDEJ) et chercheur à l’Université Al-Qods, est aujourd’hui professeur de sociologie à l’Université américaine de Beyrouth (AUB)


Du même auteur :

- Réfugiés palestiniens, citoyenneté et Etat (partie 1/2)
- Réfugiés palestiniens, citoyenneté et Etat (partie 2/2)

Notes :

[4] M. Willson, “Community in the abstract : a political and ethnical dilemma ?”, in David Holmes (éd.), Virtual politics. Identity and community in cyberspace, Londres, Sage, 1997, p. 158.

[5] S. Cooper, “Plenitude and alienation : the subject of virtual reality”, in David Holmes (éd.), Virtual politics. Identity and community in cyberspace, op. cit., p. 100.

[6] Anthony Giddens, The consequences of modernity, Cambridge, Polity Press, 1990, p. 21.

[7] E. Shohat, “By the bitstream of Babylon, cyberfrontiers and diasporic vistas”, in N. Hamid (éd.), Home, exile, homeland : film, media and the politics of place, Londres, Routledge, 1999, pp. 212-232, citation p. 231.

[8] Mark Poster, “Cyberdemocracy : the Internet and the public sphere”, in David Holmes (éd.), Virtual politics. Identity and community in cyberspace, op. cit., p. 234.

Sari Hanafi - Publié dans Hommes et Migrations, n° 1253, janvier-février 2006


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