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Irak : « Nous, soldats de la 82e division aéroportée... »

mardi 28 août 2007 - 08h:44

The New York Times

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Six sous-officiers américains, présents depuis quinze mois en Irak, prennent la plume dans les pages du New York Times pour souligner le fossé entre les déclarations rassurantes de Washington et la situation sur le "théâtre des opérations". Et suggèrent de laisser les Irakiens régler eux-mêmes leurs différends.


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Des soldats américains en Irak rendent hommage à deux de leurs camarades morts au combat (AFP)

Vu d’Irak, au terme de quinze mois de service, le débat politique en cours à Washington paraît bien surréaliste. Par définition, la bataille pour contrer l’insurrection est une compétition entre insurgés et contre-insurgés pour le contrôle et le soutien de la population. Croire que les Américains, avec une force d’occupation qui dès le départ ne suscitait que peu d’enthousiasme, peuvent l’emporter sur une population récalcitrante et parvenir à vaincre l’insurrection en cours est extrêmement hasardeux.

En tant qu’hommes du rang et sous-officiers responsables de la 82e division aéroportée devant bientôt rentrer au pays, nous tenons à faire part de notre scepticisme à la lecture de récents articles qui dépeignent un conflit sous contrôle. Nous estimons que les médias sous-estiment l’aggravation de l’agitation civile, politique et sociale que nous constatons chaque jour. Bien entendu, il s’agit là de notre opinion personnelle, qui n’engage en rien notre chaîne de commandement.

Prétendre que nous sommes en train de prendre le contrôle de la situation en Irak nous paraît être une conclusion erronée issue d’un raisonnement américano-centré. Certes, nous sommes militairement supérieurs, mais chacun de nos succès est aussitôt contrebalancé par un échec. Ce que les militaires appellent le "théâtre des opérations" est resté inchangé, si l’on excepte quelques changements marginaux. Ce théâtre est peuplé d’acteurs échappant aux définitions simples : extrémistes sunnites, terroristes d’Al-Qaida, miliciens chiites, criminels et tribus armées. Cette situation est rendue encore plus complexe par la loyauté douteuse et le rôle ambigu de la police et de l’armée irakiennes, qui ont été formées et armées aux frais du contribuable américain.

Lors d’une mission de nuit récente, par exemple, un soldat américain a été tué et plusieurs autres blessés par un puissant engin explosif placé entre un poste de contrôle de la police irakienne et un autre de l’armée irakienne. Des habitants du quartier ont spontanément déclaré aux enquêteurs américains que des policiers et des officiers de l’armée irakienne avaient escorté les auteurs de l’attentat et les avaient aidés à placer la bombe. Ces civils irakiens ont d’ailleurs évoqué le dilemme devant lequel ils étaient placés : s’ils avaient informé les Américains de la présence de la bombe avant l’incident, l’armée irakienne, la police ou les miliciens chiites auraient massacré leur famille.

Beaucoup d’hommes de terrain vous le diront : c’était là un événement quasi routinier. Les rapports qui affirment que la majorité des officiers irakiens sont nos partenaires ne sont que rhétorique trompeuse. Même animés des meilleures intentions, les commandants de bataillon n’ont que peu d’influence sur leurs milliers de subordonnés obstinés, qui ne sont loyaux qu’envers leurs milices respectives.

De la même façon, les sunnites, sous-représentés dans les nouvelles forces armées irakiennes, se sont mis à former à leur tour des milices, parfois avec notre accord tacite. Les sunnites estiment que la meilleure garantie qu’ils puissent avoir contre les milices chiites et un gouvernement dominé par les chiites est de constituer leurs propres bandes armées. Et nous les équipons pour qu’elles nous viennent en aide dans notre lutte contre Al-Qaida.

S’il est essentiel de constituer des forces d’appoint pour venir à bout de l’insurrection, il importe que ces auxiliaires soient loyaux envers ceux que nous soutenons. Les tribus sunnites armées sont de fait devenues des auxiliaires efficaces, mais la question demeure de savoir où ira leur loyauté lorsque nous serons partis. Le travail du gouvernement irakien est en contradiction avec le nôtre, car il craint à juste titre que les milices sunnites ne se retournent contre lui si les Américains devaient s’en aller.

Bref, nous opérons dans un contexte déroutant, pris entre des ennemis déterminés et des alliés douteux, un contexte dans lequel le rapport des forces sur le terrain demeure extrêmement confus. (Alors que nous rédigions cet article, une nouvelle preuve en a été apportée : l’un d’entre nous, le sergent-chef Murphy, ranger et chef de section de reconnaissance, a été blessé à la tête le 12 août au cours d’une "mission urgente d’acquisition de cible" ; il a été évacué vers un hôpital militaire aux Etats-Unis et devrait survivre à ses blessures.) Alors que nous avons la volonté et les moyens de combattre dans un tel contexte, nous avons de fait les mains liées. La réalité du terrain exigerait des mesures que nous nous refuserons toujours à employer : le recours généralisé à la force brutale.

Au vu de cette situation, il est important de ne pas procéder à une évaluation de la sécurité à partir d’un point de vue strictement américain. La capacité, disons, d’observateurs américains à se déplacer sans risque dans des villes autrefois plongées dans la violence n’est pas un indicateur significatif du niveau de sécurité. Ce qui importe, c’est l’expérience quotidienne des habitants irakiens de ces villes et l’avenir de notre contre-insurrection. Or, de ce point de vue, nous constatons qu’une large majorité d’Irakiens se sentent de moins en moins en sécurité et nous considèrent comme une force d’occupation qui a échoué en quatre ans à rétablir les conditions d’une vie normale. Et la perspective d’un retour à la normale s’éloigne à mesure que nous armons deux camps opposés.

Vouloir associer notre stratégie militaire au progrès des Irakiens sur la voie de conditions politiques permettant la réconciliation est également inutile. Par son incurie, le gouvernement a nourri l’impatience et la confusion, et a été incapable d’assurer un semblant de sécurité pour l’Irakien moyen. Les dirigeants sont encore loin d’un règlement politique durable. Cela n’a rien d’étonnant, dans la mesure où une solution politique durable demeurera impossible tant que la situation militaire restera changeante.

Le gouvernement irakien est dirigé par le principal partenaire de la coalition, l’Alliance irakienne unie, dominée par les chiites, les Kurdes en formant la minorité. Le clergé chiite a constitué cette alliance afin de s’assurer que les chiites ne retombent pas dans la même erreur qu’en 1920, lorsqu’ils se rebellèrent contre la force d’occupation occidentale (britannique à l’époque) et perdirent ce qu’ils considéraient comme leur droit légitime à diriger le pays en tant que majorité. L’accueil réticent que nous avons reçu de la part des chiites depuis notre invasion doit être replacé dans ce contexte historique. Ils nous ont considérés comme un élément utile à un moment donné.

Ce moment arrive à son terme, puisque les chiites ont obtenu ce qu’ils estimaient leur revenir de droit. Leur prochaine tâche consistera à trouver les moyens de consolider leurs acquis, car une réconciliation sans consolidation comporterait pour eux le risque de tout perdre. L’insistance avec laquelle Washington exige des Irakiens qu’ils corrigent les trois plus grandes erreurs que nous avons commises - la débaasification, le démantèlement de l’armée irakienne et la création d’un système de gouvernement fédéral branlant - nous met en contradiction avec le gouvernement que nous nous sommes engagés à soutenir.

La réconciliation politique se réalisera un jour en Irak, mais elle ne résultera pas de notre insistance et ne se fera pas en vertu des objectifs intermédiaires que nous avons fixés. Elle se réalisera suivant des modalités irakiennes, lorsque la réalité sur le champ de bataille correspondra à la réalité de la scène politique. Il n’y aura pas de solution magnanime susceptible de donner à chaque parti ce que nous aimerions le voir recevoir, et il y aura des gagnants et des perdants. Le seul choix qui nous reste est de décider de quel côté nous allons nous ranger. Essayer de faire plaisir à tous les camps à la fois - comme nous le faisons aujourd’hui - ne peut à long terme que susciter la haine de l’ensemble des Irakiens à notre égard.

Dans le même temps, le front le plus important pour la victoire de la contre-insurrection, c’est-à-dire l’amélioration des conditions sociales et économiques de base, est celui où nous avons le plus lamentablement échoué. Deux millions d’Irakiens croupissent dans des camps de réfugiés installés dans les pays voisins. Près de 2 millions d’autres ont été déplacés à l’intérieur même de l’Irak, et s’entassent aujourd’hui dans de nombreux bidonvilles urbains. Les agglomérations connaissent des coupures de courant, le téléphone fonctionne mal et les conditions sanitaires sont déplorables. Les Irakiens les plus "chanceux" vivent dans des communautés barricadées, entourées de murs antiattentats qui suscitent plus un sentiment de claustrophobie communautaire que de sécurité au sens où nous l’entendons habituellement.

Dans un contexte de non-droit où des hommes en armes font la loi dans les rues, accomplir les simples actes de la vie quotidienne est devenu un défi permanent à la mort. Au bout de quatre années d’occupation, nous avons manqué à toutes nos promesses, tout en substituant à la tyrannie d’un parti Baas celle d’une violence islamiste, milicienne et criminelle. Lorsque la première préoccupation des Irakiens est de se demander quand et comment ils risquent de trouver la mort, il nous est difficile de nous sentir satisfaits lorsque nous leur distribuons nos colis de vivres. Comme nous l’a déclaré il y a quelques jours un Irakien d’un air profondément résigné : "Nous avons besoin de sécurité, pas de nourriture gratuite."

Au bout du compte, nous devons reconnaître que notre présence a peut-être délivré les Irakiens des griffes d’un tyran, mais qu’elle les a également privés de leur respect d’eux-mêmes. Ils ne vont pas tarder à comprendre que la meilleure façon de recouvrer leur dignité est de nous qualifier de ce que nous sommes - une armée d’occupation - et de nous obliger à nous retirer.

Avant que cela ne se produise, nous serions bien avisés de laisser les Irakiens occuper peu à peu toute la scène dans tous les domaines, et de définir une politique nuancée dans laquelle nous les soutiendrions aux marges tout en les laissant régler leurs différends à leur manière. Cette suggestion n’a rien de défaitiste, elle est destinée à mettre en lumière notre poursuite de politiques contradictoires visant des objectifs absurdes sans en reconnaître les incongruités.

Nous nous abstiendrons d’évoquer la question de notre moral. En tant que soldats, nous poursuivrons jusqu’à son terme la mission qui est la nôtre.

Buddhika Jayamaha, Wesley D. Smith, Jeremy Roebuck, Omar Mora, Edward Sandmeier, Yance T. Gray et Jeremy A. Murphy
(The New York Times)



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The New York Times, via le Courrier international, le 24 août 2007
Version originale : Boots on the Ground Tell the Real Story in Iraq (1 letter)


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