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"Il n’existe pas d’ordre territorial idéal"

dimanche 15 juillet 2007 - 07h:44

Bertrand Badie - Le Monde

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Chat modéré par Claire Ané


Les peuples indigènes ne sont-ils pas les plus délaissés au monde ?

Bertrand Badie : C’est effectivement une question dont la "communauté internationale" a eu beaucoup de mal à se saisir. D’abord parce que nous sortons d’une longue histoire où la loi des princes était seule habilitée à dessiner la carte du monde. Ensuite, lorsque est apparu le thème des peuples, et notamment au sortir de la première guerre mondiale, on s’est vite aperçu à quel point il était difficile de trouver une définition acceptable de la notion même de peuple. Enfin, la notion d’indigénéité n’allait pas non plus d’elle-même : la décolonisation a aidé incontestablement à la forger, mais le sujet devenait beaucoup plus difficile lorsqu’il convenait d’évaluer l’existence d’un peuple qui ne sortait pas d’une domination coloniale et qui se découvrait soudain à l’intérieur de nations souvent fort anciennes.

La difficulté de nommer ce qui nous intéresse ainsi a été la source la plus claire de l’abandon dont cette question a été victime. Elle est aujourd’hui relayée par un principe simple mais très difficilement contournable : la seule façon d’assurer la paix est d’accepter a priori la légitimité des découpages territoriaux tels qu’ils sont hérités de l’histoire et tels qu’ils sont portés par le principe de souveraineté qui fait encore aujourd’hui consensus. C’est la raison pour laquelle, très vite se sont imposées en même temps la notion de succession d’Etats et celle d’intégrité territoriale des Etats souverains, dont la "communauté internationale" devenait naturellement le garant. Tout se passe en fait comme dans un jeu : chacun individuellement sent à quel point contester les frontières ou les périmètres des autres peut, à terme, se retourner contre lui et le menacer à son tour dans sa propre intégrité. Cette assurance par la prudence conduit à une continuité dans la vie internationale, contre laquelle les peuples qui se découvrent ont évidemment du mal à s’affirmer. A la limite, on pourrait dire qu’il y a une solidarité de club entre les Etats, qui se coalisent volontiers pour limiter le droit d’entrée à des nouveaux, surtout si ceux-ci se construisent à leurs dépens.

Nations improbables ? Etes-vous pour qu’on redessine, simplifie, la carte des Etats...

Vous touchez probablement ici au point essentiel : qui est habilité à redessiner la carte des Etats ? Peut-on techniquement le faire sans créer de nouveaux effets pervers et de nouvelles frustrations ? Y a-t-il en fin de compte un ordre territorial idéal qui mettrait fin, ne serait-ce que dans l’absolu, aux révoltes de minorités et aux frustrations de peuples délaissés ? Je suis convaincu que cet ordre idéal n’existe pas. Pour une raison extrêmement simple : les identités ne sont pas territorialisables. Ni la religion, ni la langue, ni la culture ne correspondent à des supports territoriaux qui s’imposeraient comme naturels. D’abord parce que l’histoire, et fort heureusement, mêle les peuples et crée un peu partout une mixité culturelle que nul ne saurait effacer.

Ensuite parce que cette mobilité est en quelque sorte accélérée par le jeu de la mondialisation. Enfin, ne l’oublions pas, les peuples purs n’existent pas, sauf dans des îles lointaines et improbables, car de plus en plus, et pour le bonheur de tous, les individus se mêlent les uns aux autres, les couples mixtes se forment. N’oubliez pas, par exemple, que dans l’ancienne Yougoslavie, on comptait deux millions de Serbo-Croates, c’est-à-dire d’individus qui appartenaient familialement à ces deux ensembles qui pourtant se menaient une guerre sans pitié.

Vouloir à tout prix créer des territoires purs, c’est donc se lancer dans l’épuration ethnique jusqu’au fond de sa folle logique. C’est aussi se préparer à des génocides. Pour cette raison, l’art de la politique est celui de la coexistence et du contrat : l’impossible cité de l’identique est alors remplacée par celle de la diversité que seule réunifie un territoire qui devient le bien commun de tous ceux qui y vivent. C’est pour cela que le droit du sol l’emporte techniquement sur le droit du sang. C’est pour cela aussi que les seuls ensembles que l’on puisse dessiner sont ceux des communautés politiques multiethniques et multi-identitaires. C’est pour cela enfin que toute cartographie du monde devient fonctionnelle en partie dans son arbitraire. Dès lors qu’elle vise à rassembler.

Pensez-vous que les peuples délaissés peuvent être des boucs émissaires pour certains Etats-nations, permettant de structurer leur identité ou de justifier les pouvoirs autoritaires en place (par exemple dans le cas de la Russie et du conflit tchétchène) ?

C’est exactement ici que notre histoire commence : le peuple délaissé, qui est celui pour lequel la
communauté internationale se doit de se mobiliser, doit d’abord être approché comme peuple dominé. C’est dans l’exercice de relation hégémonique et asymétrique, dans la privation des droits, dans la répression de toute autonomie culturelle que la notion de peuple délaissé gagne ce contenu en même temps juridique et politique qui lui donne un sens. Le rejet par une communauté politique d’un de ses sous-ensembles sous prétexte qu’il ne communique pas à la même foi, à la même langue ou à la même culture donne clairement consistance à la notion de droit des peuples. Autrement dit, la façon la plus juste et la plus objective de concevoir un peuple, c’est encore de le repérer dans la domination dont il est victime collectivement.

Comment le droit international et les démocraties peuvent-il protéger les peuples délaissés, comme par exemple les Kurdes ou les Albanais du Kosovo ?

La question est éminemment difficile pour un juriste, car il doit d’abord trouver la voie de contournement du principe de souveraineté des Etats ; Il doit savoir s’opposer de façon rigoureuse à la prétention qu’a chaque Etat, et notamment les plus autoritaires, à régler lui-même et tout seul les questions qui lui sont intérieures.
Avec la notion de responsabilité de protéger qui s’est généralisée notamment après 1991, ce contournement est aujourd’hui en bonne voie, bien qu’il continue à être encore contesté, textes écrits à l’appui, par la plupart des Etats. Rappelons-nous même l’attitude de la France à l’égard des autres nations lorsque celles-ci lui reprochaient la guerre qu’elle menait en Algérie.

L’autre difficulté, comme je l’ai déjà établi, est de concevoir des critères objectifs pour construire la notion de peuple et distinguer entre les peuples opprimés et ceux des mouvements sociaux ou politiques qui s’efforcent de capter à leur profit l’emblème du droit des peuples à disposer d’eux mêmes. De ce point de vue, la jurisprudence du Conseil de sécurité n’est pas très claire.

Plus généralement, les Nations unies ont eu le plus grand mal à sortir du cadre de la décolonisation qui fut en réalité le seul à recevoir un contenu juridique et à dessiner les contours d’une légitimité incontestable.
N’oublions pas, en outre, que la plupart des peuples qui s’affirment doivent le faire dans des contextes non démocratiques où les élections sont inexistantes ou trafiquées, et qu’il est de ce point de vue très difficile de repérer objectivement la volonté générale. C’est hélas à travers la guerre et le traitement international des conflits que, dans la plupart des cas, la situation a pu évoluer.

La mondialisation n’est-elle pas justement à l’origine de ces phénomènes de "balkanisation", par la confrontation des cultures ?

La mondialisation joue un jeu étrange, car d’une part, et incontestablement, elle réunit, elle incite aux échanges, à l’interdépendance, à la coexistence et à la communication. Mais d’autre part, il est clair qu’elle défait les cadres nationaux, ceux-là même qui recevaient les communautés politiques et les unifiaient autour d’un territoire. En affaiblissant les nations, la mondialisation flatte les particularismes et leur donne de nouveaux espoirs. Mais surtout, la mondialisation est une machine à créer des inégalités, et plus encore, à les afficher. Ce qui crée de la ranc ?ur, de la frustration, voire de l’humiliation chez les laissés-pour-compte des changements sociaux globaux. Cette crispation est la source idéale pour faire naître de nouvelles identités revendiquées, pour donner aux délaissés l’idée qu’ils constituent un peuple distinct de ceux qui ne leur donnent pas la place au soleil qu’ils attendent. Par cette dialectique de l’inégalité et de l’humiliation, la mondialisation devient ainsi paradoxalement la grande pourvoyeuse des peuples, la responsable par excellence de l’allongement contemporain de la liste de ceux-ci.

Pensez-vous que le cadre de l’Etat-nation va un jour "exploser" sous l’effet des revendications des minorités nationales ?

D’un certain point de vue, c’est déjà fait. L’Etat-nation ne ressemble plus aujourd’hui à ce qu’il était, bien entendu au XIXe siècle, mais encore sous la guerre froide. Toutes les incertitudes que nous avons repérées poussent les grands comme les petits, les riches comme les pauvres, en même temps à s’atomiser autour de particularismes nouveaux, et aussi à se fédérer dans de grands ensembles régionaux de plus en plus dynamisés. Cette géographie nouvelle est déjà largement attentatoire aux Etats-nations tels qu’ils avaient été conçus. Mais il y a plus : la montée des expressions identitaires ne cesse, chaque année ou presque, de faire éclater les anciens Etats. Regardez durant les quinze dernières années comment sont apparus la Tchéquie, la Slovaquie, la Slovénie, la Bosnie, puis, l’an dernier, le Monténégro, pour ne donner que quelques exemples localisés en Europe, là même où l’Etat est réputé être le plus solide.


L’EXEMPLE AFGHAN

Certaines zones sont en guerre permanente depuis des siècles, comme la Tchétchénie, l’Afghanistan... Pourquoi à votre avis la paix ne parvient-elle pas à s’installer, au moins à la longue, dans ces zones ?

La difficulté tient au fait que le jeu est double : alimenté de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur. La naissance des revendications identitaires est très souvent liée à un sentiment d’insatisfaction ou de frustration dont on sait que, par définition, la violence répressive ne peut jamais venir à bout. Au contraire, elle l’encourage et, pire encore, la légitime. Cette dynamique, qui ressemble ainsi à un cercle vicieux, est à son tour renforcée par un jeu international qui, pour diverses raisons, a accru de semblables pressions tout en en jouant, et tout en bloquant les possibilités de solutions.

Prenons le cas de l’Afghanistan. C’est une nation déjà ancienne, qui a en tout cas pour elle presque deux siècles d’âge, ce qui est bien supérieur à l’actuelle moyenne mondiale des Etats-nations. Pendant ces deux siècles, un véritable sentiment national s’est constitué, qui s’est renforcé à l’épreuve de la pression coloniale, venue d’abord de la Grande-Bretagne, puis ensuite de la Russie, devenue URSS. La guerre que celle-ci a menée à l’Afghanistan a en même temps renforcé la cohésion nationale et religieuse du peuple afghan, et peu à peu donné une nouvelle vertu aux identités ethniques. Celles-ci se sont distinguées et affichées à mesure que durait le conflit. Mais le malheur a voulu qu’elles aient été instrumentalisées par un peu tout le monde : l’URSS, le voisin pakistanais, puis plus tard, à partir de 2001, les Etats-Unis qui, en s’appuyant sur les différences identitaires, ont cru pouvoir créer les conditions d’une nouvelle mobilisation politique.

Aujourd’hui, le voisin pakistanais flatte l’identité pachtoune et vient donner à celle-ci une orientation politique qui servit naguère les talibans. Ce jeu curieux, qui ressemble à ce que l’on pourrait appeler de la "community building", vient pérenniser la guerre civile, mais ne cesse de produire de nouvelles bases identitaires qui, à mesure qu’elles s’affichent, deviennent ineffaçables. En Tchétchénie, à mesure que le peuple tchétchène a été réprimé par l’URSS, les solidarités musulmanes transnationales sont devenues sans cesse plus visibles, plus actives, donnant ainsi davantage de contenu aux revendications identitaires tchétchènes, et rendant le conflit d’autant plus difficile à résoudre. Notez enfin qu’au Liban comme en Irak, le jeu de la communauté internationale a été de flatter les particularismes, même les plus étroits, jusqu’à en faire des points fixes évidemment belligènes.

Le mouvement islamiste peut-il profiter de l’atomisation que vous évoquiez plus tôt ?

Evidemment oui. Le principal résultat des dynamiques particularistes est d’affaiblir l’allégeance nationale, et donc aussi l’allégeance citoyenne. Face à ce qui conduit parfois jusqu’à l’effondrement, l’individu a évidemment tendance à rechercher des allégeances de substitution qui deviennent d’autant plus désirables qu’elles comblent un vide, qu’elles satisfont des besoins matériels et symboliques souvent très aigus, et qu’elles apportent des solidarités au-delà des frontières, sous forme de relations transnationales que la religion, mieux que tout autre, est capable d’assurer. Tout cela, en contrepartie, donne aux entrepreneurs religieux une latitude d’action pour satisfaire leur stratégie et leur offre une chance unique d’agir sur la scène internationale.

LA QUESTION PALESTINIENNE

Pensez-vous qu’une issue au conflit israélo-palestinien puisse être apportée par la communauté internationale, et est-ce vraiment de son ressort ?

Le grand paradoxe du conflit israélo-palestinien est que, dans le climat de blocage actuel, chacun connaît d’avance la solution. Elle passe par la construction d’un Etat palestinien donnant précisément au peuple de Palestine ce droit d’exister hors de toute logique de domination et débarrassé de ce statut de sujétion et d’infériorité dans lequel il se trouve enfermé. De toutes les questions identitaires, celle-ci ne paraît pas, au regard tant de la géographie politique que du droit, la plus difficile à résoudre. La grande difficulté tient à de tout autres considérations, et principalement au formidable déséquilibre de puissances qui incite Israël et son allié américain à miser sur un statu quo favorable, tandis que les Palestiniens s’enferrent dans l’idée que toute solution venant de la communauté internationale est nécessairement illusoire, irréalisable et défavorable.

Evidemment, la communauté internationale a une responsabilité. N’oublions pas que c’est elle qui avait fait au mandataire britannique la proposition de partage dont dérive l’actuel découpage territorial, mais qui s’est considérablement aggravé dans le sens d’un déséquilibre largement profitable à Israël. Depuis, le Conseil de sécurité a adopté plusieurs résolutions qui font figure de droits et qui attendent d’être appliquées. C’est précisément dans ce refus de mettre en pratique les résolutions adoptées que réside la paralysie actuelle de la communauté internationale. Il ne s’agit donc pas d’un défaut de droit, mais plutôt d’un défaut de volonté politique d’utiliser la force, ou en tous les cas la contrainte, pour imposer un règlement conforme au cadre qui a été consensuellement arrêté. Nous sommes bien ici face à une situation dont les causes de détérioration sont à rechercher dans un immobilisme stratégiquement souhaité et qui annonce en même temps de graves dangers pour l’avenir.

Etant donné la stagnation du conflit, quel événement ou type d’événement peut, selon vous, faire apparaître aux yeux d’Israël et de ses alliés la nécessité de créer un véritable Etat palestinien ?

L’immobilisme, et surtout le jeu de puissances auquel il est associé, a un coût. A mesure que celui-ci s’aggravera, on peut imaginer que tous les acteurs de la région, et notamment Israël et les Etats-Unis, s’en écarteront. Ainsi procédèrent la France dans la guerre d’Algérie, les Etats-Unis au Vietnam, ou l’URSS elle-même en Afghanistan. Tout le danger est bien là : le jeu de certains mouvements palestiniens est de miser sur l’aggravation de ces coûts en relançant la violence. La réponse jusqu’ici opposée par Israël a été d’aggraver l’usage de la force, et donc d’accepter, comme on l’a vu l’été dernier, la réévaluation de ces coûts. Cette dangereuse spirale inflationniste est redoutable, car précisément, le déséquilibre de puissance est tel aujourd’hui que les uns et les autres peuvent continuer dans cette escalade en nourrissant l’espoir insensé qu’elle est encore rationnelle.

Je pense que le Proche-Orient, plus que toute autre région du monde, paie très cher le passage à une apparente unipolarité, et que l’engagement des Etats-Unis aux côtés d’Israël rend difficile la sortie par la porte de la "pax americana". Une initiative autonome de l’Europe aurait pu rééquilibrer en partie cette situation et créer cet événement que vous attendez. Ce choix de rééquilibrage, assez clair dans la diplomatie européenne entre 1999 (déclaration de Berlin) et 2003, a aujourd’hui disparu, prolongeant d’autant l’improbabilité d’une solution.


LES CONFLITS EN EX-URSS

Pourquoi médiatise-t-on autant les projets étatiques échoués au Moyen-Orient (Palestine), alors que les régions séparatistes et les Etats autoproclamés du pourtour de la mer Noire (Transnistrie, Ossétie du Sud, Abkhazie) et du Caucase (Nagorno Karabach) restent largement inconnus en Occident ?

Il y avait de bonnes raisons à la surmédiatisation du conflit israélo-palestinien. D’abord à cause de son exceptionnelle durée, ensuite par les bouleversements qu’il a créés tout autour de lui, enfin et surtout, parce qu’il est devenu un vrai lieu d’affrontement international, prenant la succession de l’Europe comme véritable cratère du monde. Il est vrai qu’en nombre de victimes, il reste à un niveau inférieur des véritables catastrophes qu’ont été les conflits dans l’Afrique des Grands Lacs, en Afrique occidentale, voire en Asie du Sud ou ailleurs encore.

Les conflits autour du Caucase et de la mer Noire perdent en visibilité parce que leur faculté d’internationalisation demeure assez limitée. Ils restent par ailleurs fortement marqués par le jeu, hélas banal et répertorié, de la succession d’empires : dès que l’un d’entre eux vient à disparaître, des expressions identitaires périphériques tendent à se former sans pouvoir recevoir de fondements étatiques et territoriaux solides. Ils ne sont pas pour autant négligés ni déconsidérés, mais les puissances, refusant d’en faire un enjeu majeur, s’accordent souvent pour les occulter.

Le pouvoir et l’influence de Poutine se renforçant, quelle sortie de crise, quelle résolution ou évolution peut-on attendre des conflits nationalistes et identitaires dans le Caucase ( Tchétchénie, Abkhazie, Haut-Karabakh...) ?

Il y a tout lieu d’être pessimiste, car la "communauté internationale" a tout simplement oublié de considérer que la Russie était un empire avant d’être un Etat, peut-être le dernier empire, avec la Chine, à vouloir s’insérer dans un système d’Etats-nations. Voilà qui est parfaitement contradictoire et qui entretient, notamment à la périphérie de la Russie, une chaîne de contentieux particularistes qui conduit à des logiques dangereusement opposées. Du côté de Moscou, et selon un parfait réflexe impérial, les marges peuvent prétendre à une certaine autonomie, mais ne sauraient être érigées en Etats-nations, qui démentiraient ainsi le rayonnement impérial de la "Troisième Rome". Du côté des peuples dits périphériques, le désir d’imiter les autres et de s’ériger en leur tour en Etats-nations est évidemment incompressible.

Les grandes puissances ont agi en fonction des choix les plus cyniques, ou du moins les plus intéressés.
Il devenait stratégique pour les Etats-Unis de soutenir les Etats baltes, la Géorgie, mais aussi l’Ukraine. Il était en revanche inutile et contre-productif de soutenir la Tchétchénie et ces potentiels micro-Etats qui sortiraient de la Géorgie et l’affaibliraient. Tout est donc réuni pour empoisonner la situation : des prétentions notoirement contradictoires, une alimentation internationale sélective, et une grammaire du monde qui n’a aucune solution à apporter.


UN ETAT KURDE ?

La Turquie masse 140 000 soldats à sa frontière avec l’Irak. Qu’en est-il des revendications du peuple kurde à cheval sur trois Etats ?

La culture kurde est fort ancienne, se perdant dans la nuit des temps. Le désir de certaines élites kurdes, puis d’une partie significative du peuple kurde, de se construire en Etat est en revanche beaucoup plus récent et s’affiche lui aussi, comme à propos du Caucase, dans le climat d’effondrement d’empires, avec la disparition de l’empire Ottoman au lendemain de la première guerre mondiale. L’incapacité de tous les Etats-nations de la région d’intégrer le peuple kurde, de lui donner une citoyenneté, de respecter son autonomie culturelle, mais aussi, encore une fois, le jeu international et les conflits récents, ont contribué à dynamiser cette volonté d’indépendance qui fait aujourd’hui - et à juste titre - si peur à la Turquie.

Pourtant, nous sommes là encore placés face à une aporie : créer un Etat kurde mutilerait bien sûr cinq Etats de la région (Turquie, Iran, Irak, Syrie et Géorgie). Mais surtout, cet Etat n’aurait aucune chance de coïncider avec une identité kurde "épurée" de tout voisinage. Songez que la première ville kurde au monde est aujourd’hui Istanbul, et que dans le tissu du Kurdistan irakien et iranien se trouvent quantité d’autres peuples entremêlés, qui seront à leur tour prompts à revendiquer leurs propres droits, donnant naissance à des conflits nouveaux.

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Bertrand Badie

Quand on voit comment l’indépendance du Kosovo risque de créer une épuration ethnique à l’envers, on imagine comment la création volontaire d’un Etat kurde risquerait de conduire au même retour de bâton. L’avenir du peuple kurde serait probablement davantage assuré dans un contexte moyen-oriental pacifié qui pourrait aider à reconstituer de vrais contrats sociaux, de vraies concordes : c’est en définitive, ici et ici seulement, que se trouve l’art de la politique.


Du même auteur :

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Bertrand Badie - Le Monde, le 12 juillet 2007


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