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La divergence euroaméricaine devient un conflit stratégique

vendredi 6 juillet 2007 - 06h:32

Alain Joxe - Cirpes

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Malgré toutes les précautions électorales, des indices durables d’une distance croissante entre les conceptions Américaines de l’ordre mondial et les conceptions Européennes, se font jour depuis longtemps. Le malaise est manifeste au contact entre les deux moles de l’ « Occident » dans cet espace nommé « Grand Moyen-Orient » par Washington qui constitue en fait, le grand voisinage de l’Europe, une zone où la politique expéditionnaire américaine cherche à détruire les abords de la souveraineté sécuritaire de l’Union Européenne. Il est temps pour l’Union Européenne d’assumer cette divergence et de défendre explicitement un point de vue différent de celui que les Etats Unis ont fini par représenter depuis la prise de pouvoir de l’extrême droite américaine. On peut suivre pas à pas l’accélération de cette sécession par des prises de positions et des analyses politiques, mais aussi par des pratiques qui montrent que les Européens prennent garde à n’être pas entraînés par des compromissions organisationnelles dans des représentations aberrantes de la sécurité.

Représentations divergentes

Dès 2002 on pouvait penser que la militarisation impériale l’emportait désormais sur la rationalité économique libérale et que l’application permanente de la force dans des guerres externes asymétriques, directement ou grâce au libre marché de la violence, publique ou privée, s’érigeait, à partir de la présidence de Bush fils en instance principale de régulation du processus de globalisation , Ceci conduisait à la mort de l’ONU et au non-droit du plus faible à toutes les échelles, une culture stratégique qu’il fallait combattre frontalement comme s’il s’agissait d’un « fascisme global ». Le livre de Robert KAGAN, paru en 2003 en français sous le titre la puissance et la faiblesse, évoque cette divergence comme un contraste croissant entre la toute puissance (triomphale) des Etats Unis et la faiblesse (décadente) des Européens, présentés comme des pacifistes n’ayant plus le savoir de l’usage de la force. Ce point de vue de « soldat fanfaron » est depuis lors dévalorisé par l’échec de la surpuissance techno-militaire et les crimes de guerre mis en ?uvre en Iraq et ailleurs par la droite américaine.

Mais la description que donnait Kagan de la différence des deux civilisations stratégique était assez exacte. Il manquait seulement une clé politique à sa définition purement « comportementale ». L’Europe préfère en effet la non-guerre par politique. Elle a financé la guerre du golfe et accepté la guerre d’Afghanistan comme chasse à Binladen mais le cas de la guerre d’Iraq actuelle est plus grave ; les décisions stratégiques, politiques et économiques prises par les Etats-Unis peuvent paraître absurdes, ou en tout cas contraires aux intérêts de sécurité de l’Union. Elle rejette l’idée d’une guerre générale de trente ans au Moyen Orient contre le terrorisme, banalisée comme un slogan-programme tout à fait normal par une présidence messianique illuminée. « L’isolationnisme interventionniste providentialiste américain », décrit par Jacques Sapir en 2003 est bien, quatre ans plus tard un facteur confirmé de chaos pour l’ensemble de l’Eurasie.

L’opinion centriste prend plus récemment à son compte une description critique des visions américaines. En octobre 2006, Bruno Tertrais, dans une plaquette publiée par la Fondation Robert Schuman, temple de l’Europe démocrate chrétienne, fait le bilan du divorce, en montrant que la thèse banale des valeurs communes est fondamentalement inexacte, en matière de religion, de violence, d’attente vis-à-vis de l’Etat, de pratiques internationales. Les raisons en sont : la « différence entre conceptions des droits de l’Homme », la « différence d’expérience de la guerre sur son propre territoire », la « différence de l’expérience coloniale ». Bref tout nous sépare ou presque. Ce que Pierre Rosanvallon a résumé comme suit « l’universalisme dogmatique américain s’oppose à l’universalisme expérimental européen » ; comme la guerre s’oppose à la diplomatie ! Pour une version dure de la globalisation économique, la violence, la précarité, l’inégalité, jouent partout un rôle fondateur ; le gouvernement américain va jusqu’à préconiser l’extension de la démocratie par la guerre ; et impose l’idée d’une destruction des terroristes et des états voyous, sans traitement des causes

Pratiques disjointes

La divergence, même déguisée dans des discours d’apparat, a pris donc des formes concrètes dans des pratiques qui sont déterminées par une géographie des proximités. La divergence est en effet inscrite dans une donnée géopolitique irrémédiable : l’Amérique est une île globale ; son seul voisinage est le Mexique. Elle cherche une sécurité de l’environnement global par expéditions. L’Europe est une presqu’île de l’Eurasie, voisine de l’Afrique par la méditerranée. Elle cherche une extension par proximité du « bon voisinage » des Etats, modèle qu’elle a institué dans l’Union. Le programme, ou plutôt le logiciel américain, a été reformulé récemment par le président Bush, défiant à la fois le fantôme ubiquitaire de Al-Qaida et l’opposition démocrate par cette formule : « Il faut faire la guerre à l’extérieur pour ne pas l’avoir chez nous » Il va donc directement à l’encontre du programme européen qui dit plutôt : « il faut faire la paix dans notre voisinage pour ne pas avoir la guerre chez nous ». On note aujourd’hui que, du Darfour à l’Iran, en passant par la Somalie et l’Afghanistan ; de l’Egypte à la Turquie et au Caucase, en passant par Israël-Palestine, le Liban, la Syrie, l’Irak, sur un espace si vaste, il n’existe pas un point où les conceptions américaines et les conceptions européennes soient parfaitement accordées et lorsqu’elles s’accordent c’est localement ou momentanément, pour des raisons disjointes.

On pourra donner la liste des opérations de l’Union Européenne et de l’OTAN, en étudier les objectifs et la philosophie, ce qui sera l’objet d’un prochain article. On constatera que les interventions Européennes en maintien de la paix ou en missions humanitaires sont plus nombreuses que celles de l’OTAN, ce qui est tout à fait logique car l’Europe en elle-même est une organisation politique qui pense sa sécurité comme fruit du développement pacifique, tandis que l’OTAN, malgré la réécriture de sa charte, reste une organisation militaire qui pense la sécurité sous forme d’expéditions militaires. Sur les missions conjointes règne donc un certain malaise.

Prenons simplement trois exemples :

Au Darfour, l’Union Européenne et l’OTAN entretiennent depuis juin 2005 deux commandements opérationnels disjoints : Les pays qui veulent envoyer leur aide par la voie de l’OTAN le font à partir de la base OTAN de Mons en Belgique, ceux qui veulent le faire à travers l’Union Européenne le font à travers la base de Eindhoven en Hollande Les Etats Unis, se sont opposés à ce que tout passe par la base de Eindhoven , les Français mais soutenant l’autonomie de l’Union ont maintenu la nécessité d’une logistique européenne. En Afghanistan, le recours incessant aux frappes aériennes qui détruisent des villages éloignent toute possibilité de ralliement réel des populations. Les militaires Français qui souhaitent apparaître comme des reconstructeurs ont retiré leurs unités spéciales et déplorent la vanité des plans de frappes qu’ils sont amenés à mettre en ?uvre à partir du Charles de Gaulle. Réunis à Séville en février, les ministres de la défense des « pays continentaux » de l’OTAN ont refusé de suivre les Etats Unis et la Grande Bretagne et d’envoyer des renforts de troupes pour affronter les Talibans dans le sud et l’est de l’Afghanistan. Le Ministre allemand de la défense Franz Josef Jung déclare alors : « Je ne pense pas qu’il soit bon de parler d’envoyer de plus en plus de moyens militaires. Quand les russes étaient là ils avaient 100.000 hommes et n’ont pas gagné. Nous sommes des libérateurs pas des occupants. »

En Iran, quand les Etats Unis songent à l’attaquer pour le punir de penser peut-être sa nucléarisation comme potentiellement militaire, l’Europe, Russie comprise, et la Chine freinent tout ce qui pourrait faciliter l’aventure d’une sanction ONU au titre de l’article VII. La négociation continue. Washington paraît obligé aujourd’hui de se rapprocher de l’orientation du rapport Baker Hamilton. Or le plan Baker fut rejeté avec tant de sécheresse comme contraire à la volonté dogmatique de détruire les Etats nations non conformes, que le zigzag actuel laisse à penser qu’il n’existe plus de politique américaine fixe en la matière. Croit-on vraiment que Bush, par écologisme, accepte le programme de production civile d’électricité nucléaire ?

En conclusion, la situation est très grave. Les Etats Unis subissent actuellement une diminutio capitis qui pourrait pousser l’actuel gouvernement à créer, par des troubles généralisés autour de la guerre d’Iraq, une sorte de diversion par une fuite en avant qui obligerait les alliés ou les ennemis à les soutenir. Il faut espérer que le poids de l’Union Européenne est actuellement capable de modérer ce danger, faire en sorte de sauver de la guerre civile les pays menacés d’iraquisation comme le Liban, la Palestine, la Syrie, la Turquie, et de proposer des modalités pour un règlement du système de guerre déchaîné autour des pétroles du golfe.

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Alain Joxe

Alain Joxe, sociologue et spécialiste des questions stratégiques, est directeur d’études en sciences sociales et président du CIRPES (Centre interdisciplinaire de recherches sur la paix et d’études stratégiques). Il est notamment l’auteur de Le Cycle de la dissuasion (1945-1989), Essai de stratégie critique (La Découverte, 1990), Voyage aux sources de la guerre (PUF 1991), L’Amérique mercenaire, Guerre du Golfe et empire américain (Stock, 1992, L’Empire du Chaos, La Découverte, 2002

Alain Joxe - Cirpes, Débat stratégique n° 91, le 24 juin 2007

Du même auteur : Libre marché de la diplomatie au Moyen-Orient


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