Vanunu : l’homme qui en savait trop
jeudi 5 juillet 2007 - 00h:02
Robert Fisk - The Independent
The Independent, le 23 mars 2004
Tout israélien qui aurait acheté l’édition du 16 février du quotidien Yediot Aharonot penserait qu’un véritable affreux est sur le point d’être libéré de la prison d’Ashkelon, un prisonnier du genre à se réjouir à chaque attentat-suicide ; pire, aux dires du journal, un détenu, autrefois gardien des secrets nucléaires d’Israël, tout prêt aujourd’hui à mettre son pays en danger dès sa libération : « Il m’a dit, affirme un ancien co-détenu cité, qu’il avait d’autres informations et révélerait d’autres secrets. »
Serait-il surpris d’apprendre que le même prisonnier, que l’on imagine se réjouissant au massacre des innocents et se préparant à trahir de nouveau son pays, est titulaire d’une brassée de récompenses offertes par des groupes pacifistes européens, du prix Sean McBride pour la paix et est docteur honoraire de l’université de Tromso ? En l’an 2000, The Church of Humanism a déclaré à son propos : « Vous êtes honnête, courageux, vos qualités morales sont grandes ; que votre grand sacrifice serve à protéger non seulement les habitants d’Israël, mais aussi tous les peuples du moyen-orient et, sans doute, du monde. » Ce même homme a aussi été proposé pour le prix Nobel de la paix.
- Mordechaï Vanunu
On ne peut qu’adorer ou exécrer Mordechaï Vanunu, on ne peut rester indifférent à cet ancien technicien du nucléaire israélien. Car, il est l’homme qui, en 1986, a fourni au Sunday Times toutes les preuves concernant l’usine de fabrication d’armes nucléaires israélienne de Dimona, située dans le désert du Néguev, détaillant le nombre de ses bombes à fission nucléaire - deux cent à l’époque -, et, plus dérangeant même, a fourni des photos de ses installations.
Il a déclaré alors qu’Israël était capable de concevoir une bombe thermonucléaire et possédait déjà quelques engins en état de marche.
Suite à cela, il a été séduit et entraîné de Londres à Rome par une fille et, de là, a été enlevé, drogué et transporté en Israël par des agents secrets israéliens.
Mais, dans six semaines, après dix-huit années d’emprisonnement - dont douze placé en isolement - l’homme qui a vendu la mèche le plus célèbre du monde devrait être libéré. Israël et le monde retiennent leur souffle.
Révélera-t-il d’autres secrets de Dimona - à supposer bien sûr qu’il en connaisse après dix-huit ans d’emprisonnement - ou bien maudira-t-il le pays dont il reste citoyen - un citoyen qui s’était tout de même converti au christianisme et voulait émigrer aux États-Unis avant son arrestation ? Sortira-t-il en homme abattu, seulement désireux de se faire pardonner l’abominable traîtrise faite à son pays ? Ou bien deviendra-t-il, comme l’espèrent ses amis et supporteurs ainsi que ses parents adoptifs américains, un apôtre de la paix, un des plus grands prisonniers de conscience de notre époque, l’homme qui a essayé de débarrasser le monde de la menace de la destruction nucléaire ?
Le gouvernement israélien ne sait pas encore comment faire face à la libération de Vanunu le 21 avril prochain. On dit qu’ils réfléchissent à - et ont peut-être déjà adopté - « divers moyens de contrôle » et des « mesures appropriées » pour faire taire Vanunu. Dans la deuxième quinzaine de janvier, le premier ministre Ariel Sharon a rencontré le procureur général d’Israël Menachem Mazuz ainsi que le ministre de la défense Shaul Mofaz pour discuter de la délivrance d’un passeport à Vanunu. Il serait libre de se faire bronzer sur les plages de Tel Aviv mais pas de se promener partout dans le monde pour faire la publicité de la puissance nucléaire israélienne. Un signe supplémentaire de la crainte de l’administration israélienne à la perspective de la libération de cet homme là est que Sharon ait invité à cette réunion Yehiel Horev, responsable de « l’unité de sécurité du ministère de la défense », les services secrets intérieurs et extérieurs du pays - le Shin Beth et le tout aussi surestimé Mossad - ainsi qu’un représentant du Comité de l’énergie nucléaire israélienne.
On sait désormais que Horev voulait aller beaucoup plus loin que Sharon et proposait de coller à Vanunu un ordre de détention administrative - la manière habituelle de procéder avec les palestiniens qu’Israël désigne comme des « terroristes » -, bien que la réunion semble avoir conclu que cela ne ferait que renforcer la renommée de Vanunu, en tant que martyr de la paix mondiale.
Il y a bien sûr une autre façon de clouer le bec à Vanunu : il peut être relâché officiellement et ensuite, dès le moment où il commencera à parler de son travail de technicien nucléaire, rejugé et renvoyé derrière les barreaux d’Ashkelon (la prison de Shikma, comme les israéliens l’appellent aujourd’hui).
Mais, le vrai problème que représente Vanunu est qu’il va rappeler au monde, à un moment particulièrement important de l’histoire du moyen-orient, qu’Israël est une puissance nucléaire et que ses têtes nucléaires sont prêtes à être lancées du désert du Néguev. Il va aussi rappeler au monde que les américains, bien qu’ils se soient militairement frayés un chemin à travers l’Irak pour détruire les armes de destruction massive inexistantes de Saddam Hussein, persistent à donner leur soutien politique, moral et économique à un pays qui a amassé en secret un trésor d’armes de destruction massive.
Comment le président Bush peut-il rester silencieux à propos de la puissance nucléaire d’Israël alors qu’il a non seulement envahi un pays arabe sous le prétexte fallacieux qu’il cacherait des armes nucléaires et condamné l’Iran pour des ambitions similaires, mais aussi félicité - comme le gouvernement de Tony Blair - le colonel Kadhafi d’avoir abandonné ses prétentions nucléaires ?
Si on « arrache les crocs » aux pays arabes - en supposant d’abord qu’ils aient eu des « crocs » - pourquoi Israël ne serait-il pas « dé-nucléarisé » ? Pourquoi les États-Unis n’appliquent-ils pas les mêmes critères à Israël qu’aux arabes ? Et pourquoi, sur ce sujet donné, Israël ne se soummet-t-il pas aux mêmes exigences qu’il impose à ses ennemis arabes ?
C’est la controverse que les gouvernements israélien et américain voudraient bien étouffer. Aux États-Unis, où toute discussion sur les relations israélo-américaines qui s’écarte du superficiel est automatiquement rejetée comme subversive ou « antisémite », la question de la puissance nucléaire israélienne n’est pas un sujet que Washington veut voir débattu dans les émissions de plateau du dimanche.
Vanunu, cela mérite d’être dit au moins une fois, est très conscient de tout ceci, de sa propre importance - bien plus que lorsqu’il n’était qu’un technicien débutant à Dimona - et du rôle que des dizaines de milliers d’anti-nucléaires aimeraient le voir jouer dans le monde. À de multiples reprises, par l’intermédiaire d’amis ou bien de ses propres frères, Vanunu a déclaré qu’il ne connaissait pas d’autres secrets nucléaires mais qu’il avait le droit de s’opposer aux armes nucléaires, en Israël et partout ailleurs. « Tout ce que je veux faire, c’est aller en Amérique, me marier et commencer une nouvelle vie », a-t-il dit.
Personne ne peut mettre en doute les convictions de Vanunu. Né dans une famille religieuse juive au Maroc, il a émigré à l’âge de neuf ans en Israël, effectué son service militaire au milieu des années soixante-dix et commencé à travailler à Dimona en novembre 1976 tout en menant à bien des études de philosophie et de géographie. Ce fut peut-être pendant ses voyages en Thaïlande, en Birmanie au Népal et en Australie au début de 1986 qu’il se convainquit de son devoir moral de parler des armes nucléaires israéliennes. La même année, il a été baptisé dans une église anglicane de Sidney. Vanunu s’inquiétait vraiment du pouvoir nucléaire grandissant d’Israël lorsqu’il se rendit dans les bureaux d’un journal anglais en septembre 1986, dans l’espoir de dire au monde la vérité sur Dimona. Il a d’abord débarqué au Daily Mirror de Robert Maxwell, leur faisant passer ses photographies de l’usine nucléaire, puis attendant leur réponse. Sans le prévenir, Maxwell envoya ses images à l’ambassade israélienne à Londres, pour qu’ils « leur jettent un coup d’ ?il », soit-disant pour « confirmer » si l’histoire était vraie ou non. Il semblerait que Maxwell ait eu d’autres motifs que d’éthique journalistique pour trahir Vanunu. Après sa mort en mer en 1991, Maxwell, qui avait volé des millions à ses fonds de retraites, reçu des funérailles d’état en Israël durant lesquelles Shimon Peres fit l’éloge des « services » rendus au pays.
Le Daily Mirror de Maxwell sortit une manchette le 28 septembre, rabaissant Vanunu et affichant le titre « L’étrange affaire d’Israël et de l’escroc nucléaire. ». Le Sunday Times publia l’histoire complète mais Vanunu avait déjà disparu. Piégé par un agent féminin du Mossad, il avait été embarqué sur un vol British Airways pour Rome et allégrement enlevé. Il semble que l’on se soit emparé de lui l’intérieur de l’aéroport de Fiumicino. Empêché de parler aux journalistes, il a noté attentivement ses déplacements sur la paume de sa main qu’il a pressé contre la fenêtre du camion de la prison qui l’emmenait au tribunal : « Rome ITL 30:9:86 2100 venu à Rome par BA504 », écrivait-il. Il a été enlevé à neuf heures du soir le 30 septembre à l’aéroport international de Rome. Les autorités italiennes furent-elles mêlées à l’enlèvement ? Étaient-elles présentes lorsqu’on s’est emparé de lui ? Peut-être Vanunu pourra-t-il nous le dire.
C’est assurément un homme résistant. À une reprise, durant ses douze ans d’isolement, les responsables de la prison le firent sortir pour l’exercice avant que les prisonniers arabes de la cour ne soient retournés dans leurs cellules. Vanunu se dirigea immédiatement vers eux. L’un d’entre eux, un libanais emprisonné pour avoir fait de la contrebande d’armes à Gaza, fut l’un des premiers étrangers à donner des nouvelles de la santé de Vanunu au monde extérieur. « Vanunu s’avança parmi nous et nous sourit et il se passa un moment avant que nous réalisions qui il était », déclara le libanais une fois libéré à l’Independent. « Il a déclaré qu’il était content d’être avec nous et nous avons pensé que c’était un homme courageux. Puis, les gardes se sont rendus compte de leur méprise et nous ont bousculés et éloignés de lui, direction nos cellules. »
Un journaliste israélien qui rendait visite à un autre prisonnier fut ahuri de voir Vanunu. « Pendant un bref moment j’ai vu une scène bucolique », écrivit-il, « presqu’iréelle : un homme tranquille, assis sur un banc dans un jardin et lisant Nietzsche en anglais. Je m’approchai de lui et lui tendit la main. « Enchanté de vous rencontrer, je m’appelle Rosen », lui dis-je. « Je suis Motti », me répondit le prisonnier le plus surveillé d’Israël. Avant que nous puissions poursuivre la conversation, des geôliers hurlants surgirent et l’entraînèrent au loin. »
Un ancien prisonner, Yossi Harush a fourni un autre aperçu du prisonnier Vanunu lorque ses années d’isolement se terminèrent. « Durant la journée, déclara Harush à Yediot Aharonot, pendant les promenades, il rencontrait les gens et leur parlait. J’ai pas mal parlé à Vanunu. Nous étions amis. Il pouvait venir dans ma cellule... Ses conditions de détention étaient bonnes. On le traite bien en prison... Il peut quitter librement sa cellule, mais ses déplacements sont restreints dans la prison. Moi-même, en tant que prisonnier-travailleur j’ai peint une ligne rouge qu’il n’avait pas l’autorisation de franchir. On m’a ordonné de le faire mais après cela nos relations se sont refroidies. »
Dean Michael Sellors, un prêtre anglican, a régulièrement rendu visite à Vanunu. C’est Sellors qui lui a fait remarqué que sa date de libération coïncidait avec l’anniversaire de la Reine. « Il a dit qu’alors, il ferait bien de se procurer un billet et d’aller la féliciter lui-même. »
Vanunu a aussi été au centre des actions de l’Association des Droits Civiques en Israël, habituellement plutôt conservatrice, qui a déclaré que « des sanctions à l’encontre de Mordechaï après sa libération seraient illégales et immorales. » Un babillard sur le site hébreu du quotidien Maariv a montré que nombre de jeunes israéliens considèrent Vanunu davantage comme un héros plutôt qu’une menace. Mary Eoloff, une institutrice américaine retraitée qui a adopté Vanunu avec son mari, dans l’espoir qu’il puisse devenir citoyen américain et être libéré, a été la première à révéler que lorsque les hommes de la sécurité israélienne ont proposé de le libérer un avant l’expiration de sa condamnation à dix-huit de prison, Vanunu les a éconduit. « Il croit en la liberté d’expression », a-t-elle dit.
Reste à savoir si Israël lui donnera la liberté d’expression qu’il défend. Horev, le responsable de la sécurité du ministère de la défense qui était présent à la réunion de Sharon, s’est exprimé à propos de la menace que le technicien nucléaire représenterait selon lui ; une menace qui tient plutôt à certaines incertitudes qu’aux secrets d’état. Horev a comparé cette incertitude à de l’eau dans un verre. « Mon travail est de m’assurer que l’eau ne déborde pas du verre » a-t-il récemment déclaré. « Jusqu’à l’affaire Vanunu, l’eau était à un bas niveau. L’affaire a fait monter de manière non-négligeable le niveau d’eau dans le verre et occaionné des dégâts à Israël, mais l’eau ne déborde pas encore. Si nous laissons certaines personnes se mêler de ce problème, l’eau débordera. »
Le journaliste israélien Raanan Shaked fut de loin bien plus cynique lorsqu’il s’exprima à ce sujet sur la télé israélienne Channel 10. « Qui est la principale menace pour Israël ?, a-t-il demandé. Mordechaï Vanunu, bien sûr ! C’est lui le grand danger. La démocratie israélienne ne pourra tout simplement pas résister à l’impact de ce que cet homme va dire et que tout un chacun sait : nous avons des armes nucléaires. »
- Robert Fisk
Le 21 avril, lorsque Vanunu sera libéré, nous devrions découvrir si l’eau va déborder - et si Vanunu transgressera la ligne rouge menaçante peinte sur le sol sur instruction des autorités.
Robert Fisk - The Independent, le 23 mars 2004 : The man who knew to much
Traduction de l’anglais : www.homme-moderne.org