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Le pétrole de l’État Islamique

mardi 8 décembre 2015 - 06h:18

Vijay Prashad

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Une enquête sur les complicités dans le trafic du pétrole de l’EI n’a que trop tardé.

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L’Etat islamique tire l’essentiel de ses revenus de la contrebande de pétrole et de façon non négligeable du trafic d’antiquités, grâce à une multitude de complicités internationales - Photo : AFP

Le 2 décembre le vice-ministre de la défense russe Anatoly Antonov a porté de sérieuses accusions de complicité de la Turquie avec l’Etat Islamique. Le réquisitoire est long et détaillé. Il aborde de nombreux éléments, mais le plus incendiaire concerne « le pétrole de l’EI. »

L’EI contrôle les champs pétrolifères irakiens près de Mossoul. Il se fait des millions de dollars chaque jour en vendant le pétrole extrait de ces champs. Comment l’EI fait-il parvenir ce pétrole jusqu’aux marchés ?

Ce que fait l’EI, c’est utiliser les anciens réseaux qui ont servi à faire passer en contrebande le pétrole du gouvernement régional kurde sans tenir compte de la souveraineté de Bagdad sur ce pétrole. C’est un sujet de discorde depuis des décennies, depuis que la région kurde a commencé à exercer un contrôle autonome sur le nord du pays.

Ce pétrole kurde était vendu à des contrebandiers qui lui faisaient traverser la frontière turque en camions citernes. Une fois en Turquie les camions traversaient tout le pays jusqu’au port de Ceyhan sur la Méditerranée. De Ceyhan, port exploité par le gouvernement turc, le pétrole est acheté par des armateurs dont les bateaux se rendent à Malte, où le pétrole est transbordé et acheminé vers des destinations telles que Ashdod (Israël).

C’est depuis longtemps une pomme de discorde entre le gouvernement irakien, le gouvernement régional kurde et le gouvernement turc. Cette question a été étudiée par Tolga Tanis dans son livre Potus ve Beyefendi (2015). Tanis accuse Berat Albayrak, gendre du président turc Recep Tayyip Erdoğan, d’implication dans ce trafic illicite. Dans cette nouvelle organisation, l’EI n’a fait que remplacer le gouvernement régional Kurde.

Comment l’EI s’y prend-il ? L’EI vend le pétrole à des contrebandiers qui le transportent jusqu’à Ceyhan. Mais, c’est ici que l’histoire devient intéressante. Qui à l’intérieur de la Turquie est impliqué dans le commerce du pétrole ? Les Russes ont accusé le groupe BMZ d’être un des principaux acteurs dans le transport du pétrole. Il s’avère que l’un des propriétaires de BMZ se trouve être Bilal Erdoğan, fils du président.

Le groupe BMZ – selon le Financial Times – a acheté le mois dernier deux nouveaux tankers. Son volume de pétrole a augmenté. Est-ce le pétrole de l’EI ? Il serait nécessaire de vérifier plus à fond les allégations russes. Au parlement britannique, le dirigeant du Parti Travailliste Jeremy Corbyn a dit : « Nous avons besoin de savoir quelles banques et quels pays sont de mèche dans la contrebande du pétrole de l’EI. » C’est la question la plus importante. Tout le monde en fait fi.

Une bonne partie de ceci est bien connue en Turquie, où des journalistes ont courageusement écrit sur le rôle que joue le gouvernement turc le long de la frontière poreuse turco-syrienne. C’est la raison pour laquelle le gouvernement d’ Erdoğan s’en est pris impitoyablement aux médias.

L’arrestation de Can Dündar, rédacteur de Cumhuriyet et de Erdem Gül, chef du bureau d’Ankara n’est qu’une partie des mesures répressives. Dündar et Gül ont eu l’audace de publier des photos montrant le réapprovisionnement turc des extrémistes en Syrie.

Erdoğan a poursuivi Ceylan Yeginsu du New York Times lorsqu’elle a fait un reportage sur les centres de recrutement de l’EI en Turquie. C’est la tolérance zéro en matière de liberté de la presse sur ces questions. Si l’on cite les noms suivants – Bilal Erdoğan, Berat Albayrak, Ahmet Çalık – il existe un danger de poursuites judiciaires.

C’est Çalık qui détient les clefs du royaume à la raffinerie de Ceyhan – par laquelle, il est dit, que transite le pétrole de l’EI. Y aura-t-il une enquête impartiale là-dessus ? Peu probable. Les enjeux sont trop élevés. Erdoğan a dit qu’il démissionnerait si la preuve de l’existence d’un quelconque lien de ce type était apporté. Il est probable qu’aucun lien de la sorte ne sera démontré.

Que les Russes aient porté ces accusations ne fera qu’accroître les tensions entre Ankara et Moscou. En effet, le 3 décembre, le président russe Vladimir Putin a laissé entendre que les représailles pour l’avion abattu étaient à venir. Le rythme des menaces est à la hausse.

Étonnamment, le port de Ceyhan se trouve à quelques heures en voiture de la base aérienne Incirlik, d’où s’envolent les jets états-uniens qui font des frappes en Syrie. C’est littéralement sous le nez des avions états-uniens que le pétrole est transporté.

Depuis quatorze mois que les États-Unis frappent des cibles de l’EI, ils ont évité les camions citernes. Les responsables états-uniens disent qu’ils ne frappent pas les camions citernes de l’EI de crainte de provoquer des « dégâts collatéraux. » En fait, lorsque les États-Unis ont bel et bien touché les camions citernes, ils l’ont fait après avoir averti les chauffeurs par tracts.

C’était très noble de leur part, mais ça ne leur ressemble pas. De manière générale les États-Unis ne préviennent pas leurs cibles. Ils n’ont commencé à frapper les camions citernes qu’après que les jets russes les eurent frappés. Les États-Unis ont-ils commencé leurs frappes des camions citernes afin de ne pas être en reste par rapport aux Russes ?

Quand j’ai interrogé une responsable du département d’état états-unien sur ce point, elle nia. Elle dit que les États-Unis ne faisaient que rassembler des renseignements sur les itinéraires des camions citernes et qu’ils étaient maintenant prêts à attaquer les convois. Que les attaques aient eu lieu après les bombardements russes était, dit-elle, pure coïncidence.

Les bombardements occidentaux de la Syrie vont maintenant s’intensifier. Les Français se sont joints aux Américains. Les Britanniques vont maintenant commencer leurs raids, tandis que les Allemands vont soutenir les Français.

L’histoire des bombardements aériens montre que les armées de guérilla ne sont pas facilement vaincues des airs. Les États-Unis ont pilonné les forces vietnamiennes depuis le ciel et ont quand même perdu la guerre. Comme l‘ont constaté les Britanniques lors de la deuxième guerre mondiale, les bombardements allemands n‘ont fait que renforcer la volonté de résistance du peuple britannique. Ils ont oublié cette leçon.

Les Européens veulent résoudre la crise des réfugiés. Ils croient que leurs bombardements vont dans le sens de leurs intérêts. Ils vont très probablement accentuer les déplacements de population en Syrie.

L’exigence du gouvernement turc d’une « zone tampon » intéresse les Européens. Ils croient que c’est pour les réfugiés. Mais ce pourrait tout aussi bien être pour protéger les camions citernes des bombardements aériens russes.

C’est précisément ce qui rend la revendication de Corbyn si importante – de mener une enquête approfondie sur les canaux pétroliers de l’EI. Une telle enquête doit poser les questions suivantes :

1. Qui achemine le pétrole de Mossoul jusque la frontière turque ? A qui appartiennent ces camions ?
2. Qui achemine le pétrole de la frontière turque jusque Ceyhan ? A qui appartiennent ces camions ?
3. Comment le pétrole de l’EI transite-t-il par le port de Ceyhan, qui est la propriété du gouvernement turc ?
4. A qui appartiennent les navires qui font sortir de Turquie le pétrole de l’EI et l’acheminent vers d’autres ports lointains.
5. Quelles sont les banques qui gèrent les transactions pétrolières entre l’EI et les acheteurs étrangers ? Devraient-elles aussi être considérées comme partie prenante dans la contrebande du pétrole de l’EI ?

Une enquête qui va dans ce sens n’a que trop tardé. Il ne suffit pas d’accepter ou de rejeter les accusations russes. Elles devraient être l’occasion de clarifier les véritables sources de financement de l’EI. Bombarder les champs Omar en Syrie - comme l’a fait aujourd’hui le Royaume Uni – pourrait ne pas suffire. Cela pourrait masquer les preuves d’une plus grande complicité dans le commerce du pétrole de l’EI.

Sur le même thème :

- Comment le pétrole de l’État Islamique finit à bas prix dans les raffineries israéliennes - 30 novembre 2015

* Vijay Prashad est un historien, auteur et journaliste indien, directeur des Etudes Internationales au Trinity College. Il a dirigé la publication de « Letters to Palestine » (Verso). Il vit à Northampton.

Du même auteur :

- Les Norvégiens de Palestine - 5 novembre 2015
- Intifada palestinienne : le combat pour la libération devient irrésistible - 23 octobre 2015
- Les réfugiés sur les rivages d’Europe : l’effet boomerang des guerres impérialistes - 7 septembre 2015
- Les Palestiniens et « l’État juif » - 9 mai 2014
- Les Norvégiens de Palestine - 30 juillet 2011

3 décembre 2015 - CounterPunch - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.counterpunch.org/2015/12...
Traduction : Info-Palestine.eu->/spip.php?art... - MJB


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