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Qui marche pour honorer les morts de Baga ?

vendredi 16 janvier 2015 - 06h:27

John V. Whitbeck

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Je vis à Paris, c’est le centre de ma vie depuis 1976. J’aime cette ville et j’aime la France. Jusqu’à présent j’hésitais à diffuser des articles ou réflexions sur les récents événements sanglants en France, en partie parce que mes propres pensées n’ont pas cessé d’évoluer.

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Réfugiés nigérians en fuite devant les exactions de "Boko Haram" (littéralement : "L’éducation occidentale est un péché"), dans la ville de Mora, dans le nord du Cameroun - Photo : Unhcr/D. Mbaoirem

Néanmoins, alors que l’unanimisme induit par le choc initial s’est calmé et que des articles et des réflexions nuancés commencent à apparaître, je souhaite maintenant partager mes propres pensées.

Il va sans dire – en tout cas je ne DEVRAIS pas avoir à le dire – que TOUS les massacres d’innocents sont horribles et injustifiables.

Mais un bref communiqué de l’agence AP dans l’édition du week-end de l’International New York Times rapporte que le jour même où les dessinateurs de Charlie Hebdo étaient assassinés, « quelque 2.000 personnes étaient tuées » par Boko Haram dans la zone de Baga, une ville nigériane à la frontière avec le Tchad. « La plupart des victimes étaient des enfants, des femmes et des personnes âgées qui n’ont pu s’enfuir assez vite lorsque les insurgés ont envahi Baga, tirant sur les habitants avec des lance-grenades et des fusils d’assaut.

Peu de gens sur la planète peuvent ignorer que 20 personnes (y compris les trois tueurs) ont été tués à Paris et près de Paris cette semaine. Peu de gens - même parmi mes distingués correspondants – seront conscients du fait qu’autant de personnes ont été tuées à Baga cette semaine.

Un grand nombre de personnes non occidentales, non chrétiennes et non juives sont massacrées chaque jour dans différents pays du monde, par leurs camarades musulmans, par des Occidentaux, par des chrétiens et par des athées. De telles morts sont tellement communes et routinières qu’elles méritent à peine un entrefilet journalistique ennuyé.

A Paris cette semaine, un nombre relativement limité d’athées (les caricaturistes), de chrétiens, de juifs et — aussi – de musulmans ont été tués par des musulmans cherchant à se venger des insultes et des humiliations qui, dans leur ressenti, avaient été infligées à leur prophète, leur religion et leurs coreligionnaires. Tués non pas en raison d’une quelconque hostilité plus générale à la « liberté de la presse » ou à la « liberté d’expression » : les caricaturistes n’auraient pas été une cible pour leurs assassins s’ils s’étaient contentés d’insulter les chrétiens et les juifs – ou les valeurs proclamées de la Civilisation Occidentale.

C’est un événement rare, donc d’une actualité très médiatique (d’autant plus que des journalistes étaient ciblés) et choquant. Il est également indéniable que pour la plupart des mentalités occidentales, chrétiennes et juives, des vies occidentales, chrétiennes et juives ont infiniment plus de valeur que des vies non occidentales, non chrétiennes et non juives.

Cet après-midi plus d’un million de personnes, y compris le Président François Hollande et une cinquantaine de dirigeants étrangers, ont marché dans les rues de Paris. A ma connaissance, personne n’a marché, où que ce soit, pour honorer la mémoire de ceux qui se sont fait tuer à Baga.

Ces derniers jours en France on a rendu de nombreux hommages à la « liberté de la presse » et à la « liberté d’expression ». Ce sont là de nobles concepts. Toutefois, provoquer autrui consciemment et gratuitement, en particulier des minorités marginalisées, en les insultant, eux, leur dignité humaine et leurs croyances les plus profondes, cela ne me vient pas à l’esprit comme étant un exercice de liberté d’expression au niveau les plus noble, humain ou constructif.

On peut se demander ce que signifie proclamer “Je suis Charlie” ou “Nous sommes tous Charlie”, comme le font les gens dans le monde entier. Tous des athées ? Tous des islamophobes ? Tous des insulteurs tous-azimuts de toutes les religions, de tous les croyants et de tous les détenteurs de pouvoir et de notoriété ? Déclarent-ils qu’ils sont POUR certaines valeurs ou CONTRE certaines personnes ? Le temps le dira. On peut espérer que ce sera pour le mieux.

A la lumière de mon vif intérêt pour la justice au peuple palestinien, je suis conscient de plusieurs cas ces dernières années où la « liberté d’expression » en France s’est révélée nettement subjective et discriminatoire :

1. A plusieurs occasions, des militants pour la solidarité avec la Palestine et pour le mouvement BDS ont été poursuivis pour délit « d’incitation à la discrimination et à la haine raciale » après avoir publiquement défendu un boycott de la consommation de produits israéliens.

2. L’actuel Premier ministre français, Manuel Valls a interdit un spectacle du très populaire comédien humoriste Dieudonné M’bala M’bala sous le prétexte que certaines parties du spectacle insultaient les juifs (Dieudonné, tout comme les caricaturistes de Charlie Hebdo, est un insulteur tous-azimuts mais, alors qu’eux étaient surtout connus pour insulter le prophète Mohammed, l’islam et les musulmans, lui par contre a surtout attiré l’attention et les critiques des médias pour avoir insulté des juifs).

3. Pendant les massacres à Gaza l’été dernier, M. Valls a interdit à Paris une manifestation de solidarité et de sympathie avec le peuple de Gaza.

4. Inutile de dire (bien qu’on hésite à le mentionner) que personne n’oserait suggérer publiquement qu’aucun aspect des connaissances reçues au sujet de l’Holocauste pourrait être à moins de 100 % historiquement juste et exact. Le faire provoquerait non seulement l’ostracisme social mais des poursuites pour délit de « déni » [négationnisme].

On peut espérer que le choc des événements de cette semaine entraînera davantage de liberté d’expression en France plutôt que moins, idéalement d’une nature moins discriminatoire, plus cohérente et non insultante juste pour insulter.

Cette semaine je me suis inquiété en voyant la une du Monde titrée « Le 11 septembre de la France » ? J’espère que contrairement aux États-Unis après 9/11, la France – et je lui fais confiance – ne va pas se déchaîner, transformer sa démocratie en un état de surveillance guidé par la peur, avec de fortes tendances totalitaires, frappant des ennemis perçus comme tels à l’intérieur et à l’étranger et se créant ainsi encore plus d’ennemis et plus de haine envers elle et envers son peuple. (Les frères Kouachi, responsables des assassinats à Charlie Hebdo, avaient précédemment attribué leur radicalisation personnelle aux tortures et au programme d’humiliations américains mis en œuvre à la prison d’Abou Ghraïb près de Bagdad).

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Massacre au marché au bétail d’un village du nord-est du Nigéria : 56 tués. Le groupe ’Boko Haram’ aurait fait plus de 10.000 morts et 1,5 million de déplacés depuis 2009

Après le 11 septembre

Dans ce contexte, je ne peux m’empêcher de rappeler (je les transcris ci-dessous) les paragraphes concluant la version longue de mon éditorial de décembre 2001 sur l’usage et l’abus du terme "terroriste", article qui a été publié au printemps 2002 par Global Dialogue (Nicosie), Politica Exterior (Madrid), International (Vienne) et par la Pugwash Newsletter (le magazine semestriel du Mouvement Pugwash, lauréat du Prix Nobel de la Paix en 1995), et qui est toujours publié in extenso sur un site web du Parti Démocratique aux Etats-Unis.

... " Si le monde veut éviter de sombrer dans l’anarchie, où la seule règle est le droit du plus fort, où toutes « représailles » provoquent des « contre-représailles » et allument une authentique « guerre de civilisations », le monde, et en particulier les Etats-Unis, doit reconnaître que « terrorisme » n’est qu’un simple mot, une épithète subjective et non une réalité objective, certainement pas une excuse pour suspendre toutes les règles du droit international, les libertés civiques du pays et l’équité fondamentale, lesquelles ont à tout le moins, jusqu’à présent, rendu dignes d’y vivre certaines parties de notre planète.

Le monde, et en particulier les Etats-Unis, doit reconnaître aussi que dans un monde plein d’injustice, des explosions de violence chez ceux qui attendent désespérément une vie meilleure ou cherchent simplement à marquer un coup contre l’injustice de leurs bourreaux avant de mourir ne pourront jamais être éradiquées. Au mieux pourra-t-on réduire la fréquence et la gravité de telles explosions en cherchant à soulager (plutôt qu’à aggraver) les injustices et les humiliations qui les créent, en appliquant de manière plus cohérente et universelle le principe religieux fondamental de « faire à autrui ce que vous voudriez qu’autrui vous fasse » et celui des pères fondateurs de la démocratie américaine, que tous les homes sont créés égaux et dotés des mêmes droits inaliénables, en traitant tout le monde (même ses ennemis) comme des être humains bénéficiant des droits humains fondamentaux et en luttant pour offrir l’espoir et la dignité humaine aux millions de misérables qui n’en ont pas. Se concentrer uniquement sur un accroissement des programmes et des dépenses militaires pour la « sécurité » et le »contre-terrorisme » se révélera certainement contre-productif par rapport aux objectifs déclarés, réduisant à la fois la sécurité et la qualité de vie non seulement des pauvres, des faibles et des opprimés mais aussi des riches, des forts et des oppresseurs.

Depuis le 11 septembre la tendance a été à aggraver au lieu d’alléger les vrais problèmes qui alimentent le sens de l’humiliation et la haine à l’origine des attaques de ce jour-là. Mais il n’est pas inévitable que cette tendance se poursuive – sauf si, bien sûr les hommes et les femmes de bonne volonté, dotés de compassion et de valeurs éthiques et partageant une peur fondée de la direction que prennent les choses tout en voyant clairement qu’il doit y avoir et qu’il y a une meilleure voie, ne se laissent terroriser en silence. "

Une dernière pensée.

Comme on pouvait s’y attendre, Bibi Netanyahou qui était à Paris pour la marche, a cherché à retourner les événements en France à son propre avantage. Il a prêché aux dirigeants occidentaux que "le terrorisme du Hamas, du Hezbollah, d’ISIS et de al-Qaida" ne cessera "que si l’Occident le combat physiquement plutôt que de combattre ses faux arguments". Il a dit aux Français juifs qu’Israël est leur pays et qu’ils y seront les bienvenus s’il choisissent d’émigrer là-bas. Je suppose aussi que c’est à son initiative que les quatre juifs morts vendredi à Paris seront inhumés ensemble à Jérusalem mardi prochain.

Au moment même où la nation française tente de se rassembler autour du principe que tous les citoyens français, quelles que soient leur religion, leurs croyances ou leur mécréance, sont d’abord et avant tout français, je trouve cette initiative profondément contre-constructive, qui suggère que les juifs français sont avant tout des juifs (voire des Israéliens).

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* John V Whitbeck : né en 1946 à New York, juriste international installé à Paris depuis 1976, a été très impliqué dans toutes les négociations de paix au Proche-Orient auxquelles il a participé, dès la conférence de Madrid en 1991, comme conseiller juridique des Palestiniens.

Du même auteur :
- Les parlements pro-Palestine : entre espoirs et dangers - 21 décembre 2014
- Gaza : sortir de l’impasse - 23 août 2014
- Israël-Palestine : l’Europe doit expier ses fautes - 24 mai 2014
- Quelle « destruction d’Israël » ? - 4 mai 2014
- Le sionisme : un rêve pour antisémites - 6 septembre 2013
- Le sionisme : un rêve pour antisémites - 25 novembre 2009
- Si le Kosovo peut être indépendant, alors pourquoi pas la Palestine ? - 21 février 2008
- Sionisme : sur « le droit d’Israël d’exister » - 1° janvier 2007

12 janvier 2015 – CounterPunch – Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.counterpunch.org/2015/01/12/who-is-marching-anywhere-to-honor-those-killed-in-baga/
Traduction : Info-Palestine.eu - Marie Meert


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