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Irak : la boîte de Pandore

mardi 17 juin 2014 - 11h:40

Ramzy Baroud

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Il est difficile de savoir si ISIL pourra conserver les territoires acquis dans son offensive éclair, mais il est certain qu’un nouveau contrat politique et social est nécessaire en Irak pour s’extraire du chaos créé par l’invasion américaine.

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Des familles irakiennes fuient la violence dans la province septentrionale de Ninive et se réunissent à un point de contrôle kurde dans Aski Kalak, à 40 km à l’ouest d’Arbil, le 10 Juin 2014 - Photo : AFP/Safin Hamed

« Labeiki ya Zaynab », chantaient les combattants chiites irakiens tandis qu’ils se balançaient, dansant avec leurs fusils devant les caméras à Bagdad le 13 juin. Ils se préparaient apparemment au combat difficile qui les attend. Pour eux, il semblait qu’un chant de guerre approprié servirait de réponse en invoquant Zaynab, la fille de l’imam Ali, le grand calife musulman qui vivait à Médine il y a de cela 14 siècles. C’était la période durant laquelle la secte chiite a lentement émergé, fondée sur un conflit politique dont les conséquences se font encore sentir aujourd’hui.

Les forces obscures du sectarisme

Ce chant suffit à démontrer le repoussant caractère sectaire de la guerre en Irak qui a atteint un point culminant sans précédent ces derniers jours. Moins de 1 000 combattants de l’État islamique d’Irak et du Levant (ISIL) se sont avancés vers Mossoul, la plus grande ville de l’Irak, le 10 Juin, précipitant deux divisions de l’armée irakienne (soit près de 30000 soldats) dans une retraite chaotique.

L’appel aux armes a été lancé dans un communiqué publié par l’imam chiite le plus vénéré de l’Irak, le grand ayatollah Ali al-Sistani, et lu en son nom pendant le sermon de la prière du vendredi dans Kerbala. « Les gens qui sont capables de porter les armes et de lutter contre les terroristes pour la défense de leur pays (..) devraient se porter volontaires pour rejoindre et aider les forces de sécurité à atteindre cet objectif sacré, » disait la déclaration.

Les terroristes dont Sistani parle sont ceux de l’ISIL, dont le nombre dans la région est estimé à seulement 7000 combattants. Ils sont bien organisés, assez bien équipés et absolument impitoyables.

Pour sécuriser leurs remarquables gains territoriaux, ils ont rapidement progressé vers le sud, assiégeant d’autres villes irakiennes. Ils ont attaqué et capturé Baiji le 11 juin. Le même jour, ils ont conquis Tikrit, la ville de l’ancien président irakien Saddam Hussein, où ils ont été rejoints par des combattants ex-baasistes.

Pendant deux jours, ils ont essayé de prendre le contrôle de Samarra, mais en vain, pour ensuite se déplacer vers Jalawala et Saaddiyah à l’est de Bagdad. Il est impossible de vérifier ce qui se passe dans les villes qui tombent sous le contrôle de l’ISIL, mais compte tenu de leur héritage notoirement sanglant en Syrie et des propres déclarations en ligne de l’ISIL sur leurs actions, on peut s’attendre au pire.

Le 13 juin, un porte-parole des Nations Unies a déclaré que des centaines de personnes auraient été tuées dans les combats, dont beaucoup sommairement exécutées. La propre propagande de l’ISIL avec des séquences vidéo et des photos d’une horreur absolue, donne beaucoup de crédibilité à ces accusations.

En quelques jours, l’ISIL prenait le contrôle d’une large bande de territoires. Pris dans leur ensemble, ce qui représente aujourd’hui une nouvelle carte modifie complètement les frontières politiques du Moyen-Orient largement tracées par les puissances coloniales française et anglaise il y a près d’un siècle.

La guerre américaine en cours

Ce que réserve l’avenir est difficile à prédire. L’administration américaine est pétrifiée à l’idée de s’impliquer une fois de plus en Irak. C’est son ingérence, à la demande des néo-conservateurs qui ont largement dominé la politique étrangère des États-Unis sous l’administration de George W. Bush, qui a déclenché cette tourmente.

Après avoir reconnu leur échec, les États-Unis se retirèrent en décembre 2011, dans l’espoir de maintenir suffisamment d’influence sur le gouvernement irakien dirigé par le Premier ministre chiite Nouri al-Maliki. Ils ont lamentablement échoué et l’Iran est désormais la puissance étrangère la plus influente à Bagdad.

L’influence et les intérêts de l’Iran sont si puissants que malgré toutes les rodomontades du président américain Barack Obama, les États-Unis ne sont pas en mesure de changer de façon significative la réalité en Irak sans une aide iranienne. Les rapports publiés dans les médias américains et britanniques pointent vers une possible implication américano-iranienne pour contrer l’ISIL. Pas seulement en Irak, mais aussi en Syrie...

L’Histoire s’accélère à une vitesse folle. Des alliances apparemment impossibles sont formées à la hâte. Les cartes sont redessinées dans des directions déterminées par des combattants masqués avec des armes automatiques montées à l’arrière de camionnettes. Certes, personne ne pouvait prédire ces événements mais lorsque certains ont averti que la guerre en Irak « déstabiliserait » le Moyen-Orient pour de nombreuses années, c’est précisément ce qu’ils voulaient signifier.

Quand Bush a lancé sa guerre en Irak pour lutter contre Al-Qaïda, le groupe n’existait tout simplement pas dans ce pays. Mais la guerre a fait germer al-Qaïda en Irak. Un mélange d’orgueil et d’ignorance des faits - et une absence totale de compréhension de l’histoire de l’Irak - a poussé l’administration Bush dans une horrible guerre. Des centaines de milliers d’Irakiens ont péri dans une opération militaire immorale. Ceux qui n’ont pas été tués ont été mutilés, torturés, violés ou ont fui dans une odyssée sans limites de frontières.

Les Américains ont voulu manipuler l’Irak de nombreuses manières. Ils ont tout d’abord dissous l’armée, puis rejeté toutes les institutions gouvernementales, tenté de restructurer une nouvelle société fondée sur les recommandations du Pentagone et des analystes de la CIA basés à Washington DC et en Virginie. Ils ont écrasé les musulmans sunnites, remis en selle les chiites et nourris la flamme de sectarisme, sans égard pour les conséquences. Quand les choses n’allèrent pas comme prévu, ils ont essayé de monter certains groupes chiites contre les autres et ont armé certains groupes sunnites pour lutter contre la résistance irakienne à la guerre - résistance qui était principalement composée de combattants sunnites.

Et les conséquences ont été des plus sanglantes. La guerre civile en Irak de 2006 à 2007 a coûté des dizaines de milliers de vies en plus de tout ce qu’avait déjà coûté l’aventure américaine. Une simulacre d’élections n’a apporté aucune solution et la débauche de tortures n’a pas permis de réprimer la rébellion. Jouer avec la démographie sectaire ou ethnique du pays n’a manifestement pas conduit à la « stabilité » tant souhaitée.

L’ISIL comme création des États-Unis

En décembre 2011, les Américains se sont enfuis de l’enfer irakien, laissant derrière eux un combat qui n’était pas encore terminé. Ce qui se passe en Irak en ce moment est partie intégrante de la mutilation imposée par les États-Unis. Il est assez révélateur que le chef de l’ISIL, Abu Baker al-Baghdadi, soit un Irakien de Samarra, et qu’il se soit battu contre les Américains et ait été lui-même détenu et torturé dans la plus grande prison américaine en Irak, le Camp Bucca pendant cinq ans.

Il ne serait pas exact de dire que l’ISIL est née dans le cachot d’une prison américaine en Irak. L’histoire de l’ISIL doit être examinée plus en profondeur car elle s’étend sur l’ensemble de la géographie du conflit et est aussi mystérieuse que les personnages masqués qui abattent les gens et les décapitent sans pitié et sans aucun égard pour les valeurs de la religion qu’ils prétendent représenter.

Mais on ne peut nier que l’ignorance délibérée par les États-Unis de l’oppression massive des Irakiens et des sunnites en particulier, au cours de la guerre de 2003 jusqu’à leur retrait tant vanté, a été un facteur important dans la formation de l’ISIL et dans les terribles niveaux de violence dont le groupe extrémiste est capable.

Alors que le conflit entre sunnites et chiites est enracinée dans plus de 14 siècles d’histoire, les États modernes du Moyen-Orient, malgré toute leur corruption et leurs échecs, parvinrent à neutraliser une grande partie des manifestations les plus violentes de ce conflit historique. L’administration Bush a sans aucun égard réveillé le conflit. L’Iran a su exploiter la situation pour des raisons diverses dont de forts intérêts politiques et territoriaux, couplés avec l’espoir de prendre sa revanche sur ce que beaucoup de chiites perçoivent comme des injustices historiques.

Quand Al-Qaïda a été officiellement chassée des grandes villes irakiennes en 2008, les groupes affiliés se sont simplement regroupés. La guerre civile syrienne commencée il y a trois ans, a créé le genre de vide de sécurité qui leur a permis de s’installer. Mais al-Qaïda elle-même a commencé à éclater, avec un « centre de commandement » fonctionnant via des décrets depuis l’Afghanistan et le Pakistan, un Front islamique qui héberge plusieurs groupes affiliées, et l’ISIL qui a ses propres objectifs et qui vont au-delà de la Syrie.

L’ISIL croit que la seule façon de racheter l’honneur des musulmans est de rétablir le califat, un État islamique. Le cœur de cet État, comme il l’a été jadis, est Sham (le Levant) et l’Irak, d’où le nom de d’ISIL.

Redessiner l’Irak

Il est difficile de savoir si l’ISIL sera en mesure de conserver les territoires acquis ou de se maintenir dans une bataille qui impliquerait Bagdad sous contrôle chiite, l’Iran et les États-Unis. Mais il y a cependant plusieurs certitudes :

La marginalisation politique systématique des communautés sunnites de l’Irak est à la fois absurde et indéfendable. Un nouveau contrat politique et social est nécessaire pour stopper le désordre créé par l’invasion américaine et d’autres interventions étrangère en Irak dont celle de l’Iran.

La violence est une force sombre et destructrice qui ne s’évapore pas d’elle-même. La violence en Irak aujourd’hui est la réverbération de la violence américaine et irakienne utilisée contre des millions d’Irakiens qui ont refusé l’occupation et le statu quo. La justice en Irak devrait dominer toute réconciliation hasardeuse qui ne ferait que réinventer les circonstances actuelles.

L’Irak a été abandonné dans une douleur indicible depuis plus d’une décennie, qui elle-même suivait 10 ans de guerre et de sanctions suite à des décisions américaines. Durant toutes ces années, à partir de 1991, la seule réponse aux malheurs de l’Irak n’a été que la violence, qui elle-même n’a fait que générer encore plus de violence. Les États-Unis ne doivent pas être autorisés à fixer une fois de plus l’avenir de l’Irak.

La nature du conflit est devenue tellement complexe que parvenir à un règlement politique en Irak demandera de s’attaquer à un règlement équivalent en Syrie, terre fertile pour la brutalité des forces du régime comme de l’opposition syrienne avec en particulier l’ISIL. Cette usine productrice de radicalisation doit fermer dès que possible et d’une manière qui permettra aux blessures de la Syrie, et par extension de l’Irak, de guérir.

Ceux qui insistent sur l’option violente s’accrochent à la même hypothèse stupide selon quoi la violence peut être un signe avant-coureur d’une paix durable au Moyen-Orient. Que l’ISIL retourne en Syrie ou disparaisse dans une autre région plus opportune en Irak même, la guerre ne se terminera pas sans un règlement politique qui fasse table rase des résultats de la guerre des États-Unis et sorte du schéma des chiites triomphants et des sunnites perpétuellement réprimés. Pour que l’Irak puisse réunifier ses territoires fragmentés, il lui faut d’abord réaffirmer la véritable identité de ses citoyens, les traitant en premier lieu et avant toute chose comme des Irakiens.

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* Ramzy Baroud (http://www.ramzybaroud.net) est un journaliste international et le directeur du site PalestineChronicle.com. Son dernier livre, Résistant en Palestine - Une histoire vraie de Gaza (version française), peut être commandé à Demi-Lune. Son livre, La deuxième Intifada (version française) est disponible sur Scribest.fr

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15 juin 2014 - Middle East Eye - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.middleeasteye.net/column...
Traduction : Info-Palestine.eu - Claude Zurbach


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