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Illusions perdues

dimanche 29 avril 2007 - 20h:33

Azmi Bishara - Al-Ahram Weekly

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Si la chute de Bagdad a bien illustré le danger qu’il y a à identifier totalement un Etat à son chef, les quatre dernières années par contre ont montré l’absurdité de ceux, notamment parmi les Arabes, qui ont cru que la démocratie pourrait être imposée par une force étrangère, écrit Azmi Bishara.

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Des Irakiens portent un faux cercueil portant la mention "Plan de sécurité" lors d’une manifestation le 20 avril 2007 à Bagdad - Photo : AFP/Wisam Sami

Aucune affirmation quelque soit le niveau de son exagération ne peut rendre compte de la signification de la chute de Baghdad. Pourtant, les affirmations étonnantes qui ont été avancées pour expliquer avec quelle facilité, le régime a été renversé n’ont que peu de rapport avec le sujet lui-même. Quand vous considérez que l’invasion a été précédée par 10 ans de guerre suivis de 15 ans de sanctions, la chute de Bagdad n’a pas été finalement si « facile » que cela. L’intérêt d’analyser les causes de la chute de Baghdad réside dans le fait de montrer comment un régime fondé sur le culte de la personnalité s’est développé en creux.

Cette analyse dévoile un type de régime qui s’est désengagé des préoccupations, des droits et des intérêts de son peuple, assimilant ses citoyens à un corps amorphe appelé « les masses », et ayant cru que les slogans étaient suffisants pour inciter ce corps à se mouvoir, comme s’il n’avait qu’un seul cerveau pour traiter l’information qu’on lui fournissait.

Si la population peut réagir spontanément sous l’effet d’émotions puissantes telles que la joie, l’explosion du ressentiment ou de l’indignation, il revient alors au gouvernement de mettre en place les plans d’action et les institutions nécessaires pour canalyser ces énergies. Le régime en question n’a pas pris en charge correctement cette spontanéité. En fait, la spontanéité de la population était sa plus grande crainte et il a su la contenir correctement pour la vider de sa force. Un tel régime ne peut pas soudainement mobiliser « les masses » derrière une stratégie de résistance surtout si ces prétendues « masses » viennent à se rendre compte que leur résistance est synonyme de défense des intérêts du régime.

Le peuple soviétique a combattu l’occupation nazie à un moment où l’ordre soviétique était à son apogée et cela malgré la dictature de Staline, même si la résistance populaire seule ne pouvait pas empêcher la chute de Stalingrad et de Léningrad. Ces batailles exigent une concertation pleine et entière entre l’armée dans son ensemble et l’Etat. Contrairement à l’impression générale, la démocratie n’est pas née dans ces moments. Beaucoup de dictatures sont sorties victorieuses de ces guerres alors que beaucoup de démocraties ont perdu les leurs. Ce qui s’hérite de ces guerres, c’est un gouvernement organisé, une armée fidèle, des équilibres de forces et de nouveaux horizons. Dans le cas de l’Irak, le gouvernement et l’armée étaient déjà dans un état pitoyable.

Naturellement le régime [de Saddam] a fait appel au peuple arabe qui a spontanément manifesté son indignation face à l’invasion mais comme il n’y avait aucun projet alternatif pour canalyser ces énergies dans la réalisation d’une action politique, ces énergies se sont « évaporées ».

Certains régimes ont parfois réussi à capter ces énergies pour se couvrir de prestige et de gloire populaires. Dans d’autres cas, les gouvernements ont simplement relâché un peu la laisse pour rediriger ces énergies dans une direction autre que celle que recherchait la population.

En Irak, l’explosion des énergies populaires s’est produite après l’effondrement du régime qui avait maintenu sa population sous une chape de plomb. L’explosion est partie dans deux directions : une explosion qui a ravivé les conflits internes entre les diverses forces sociales précédemment réprimées et l’autre s’est transformé en une résistance contre l’occupation. Bien entendu, les deux processus s’influencent et s’alimentent mutuellement.

La résistance dans les conditions d’une lutte locale intense et sanglante pour le pouvoir se ramène rapidement à un conflit déchiffré à travers le passé et, par conséquent, posant la question du devenir. Ce conflit, en retour, contribue à la déconstruction des identités existantes et à la reconstruction de nouvelles identités formées par la lutte politique courante et par les images propres aux individus se présentant comme des victimes et présentant les autres comme des intrus ou des intrus par procuration et tout cela renforcée par le développement du cycle de violence, de la vengeance et du châtiment. Ces forces volatiles peuvent infliger de grands dommages moraux et matériels à l’occupation, comme elles le font en Irak, mais elles n’offrent pas de perspective nationale viable pour un Irak uni.

De la même manière, le conflit sectaire d’aujourd’hui en Irak présente l’apparence d’un conflit entre ceux qui sont avec et ceux qui sont contre l’occupation. Demain, le conflit pourra prendre la forme d’une course pour remplacer l’occupant et réclamer les lauriers de la libération de l’Irak ou pour achever sa partition, ce qui semble être le chemin que prend la dynamique actuelle.

Ce qui précède souligne peut-être pourquoi il est important de tenir compte non seulement du rôle mais aussi de l’état de l’armée et du gouvernement quand on étudie la chute de Baghdad. Après tout, les circonstances sociales présentes et la résistance ont battu en brèche toutes les études et les théories qui ont précédé la guerre et qui ont prévu après l’entrée victorieuse des troupes américaines et une fois les nuages de la dictature dissipés par les forces purificatrices du bombardement aérien et naval, la naissance de la démocratie après la dévastation, comme le phoenix renaissant de ses cendres.

Ce qui est sûr, c’est que la démocratie ne naît pas du chaos ou de la destruction d’une nation. La démocratie en Allemagne et au Japon n’est pas née de la destruction de ces pays, contrairement à un mythe ridicule. La démocratie est une expression de la souveraineté d’une nation et de la façon d’exercer cette souveraineté. La démocratie est la forme idéale d’exercice de la souveraineté, selon ses avocats parce qu’elle reflète la volonté du peuple. La démocratie ne peut pas entrer en vigueur quand la souveraineté d’une nation est menottée ou quand on démantèle un pays comme on le fait actuellement en Irak ou comme l’ont envisagé quelques théoriciens fous.

Ce n’était pas seulement Baghdad qui est tombé, et cela même en première analyse. Ce qui s’est également brisé, c’est le « conte à dormir debout » qui voulait faire croire que l’on peut établir la démocratie juste en lançant quelques barils de poudre sur une dictature.

L’idée vulgaire généralement admise est qu’une société sans gouvernement est une société civile. Cette idée est devenue à la mode alors que c’est une illusion dangereuse. Une société sans gouvernement est une société livrée à la guerre, une société dans laquelle chacun tient l’autre à la gorge. Avec l’effondrement de l’Etat en Irak, les feux de l’enfer se sont déclenchés hors de tout contrôle. L’effondrement de la dictature irakienne d’une part et le mythe de la construction de la démocratie sur ses ruines d’autre part, ont provoqué le cauchemar irakien que l’on connaît aujourd’hui.

La situation actuelle en Irak marque une rupture historique dans le monde arabe ; une rupture qui soulève un grand point d’interrogation sur le futur de l’institution étatique arabe actuelle. L’Irak est mis en avant comme jamais auparavant car si les Etats arabes ne développent pas un haut niveau de coopération sur la base de leur identité arabe commune, ils se désagrégeront dans un fatras de guerre entre groupes sectaires et tribaux et retourneront à l’ère pré-étatique.

La mondialisation, par opposition à l’américanisation et à la marginalisation, est un processus que les Arabes ne doivent pas se permettre ou permettre à leur identité commune de s’abandonner dans son sillage. Grâce à leur langue et leur culture que véhiculent les médias de communication, les réseaux satellites, les stations de télévision, les journaux, les livres, les cafés et tous autres lieux de rendez-vous publics, les Arabes peuvent se créer facilement les moyens qui peuvent concourir à leur union et à l ?unification de leurs actions. À défaut de tirer avantage de ces instruments pour développer des liens politiques, économiques, sociaux et supranationaux plus étroits, la mondialisation ne leur apportera rien d’autre sinon la subordination et la fragmentation de chaque Etat-Nation et lui faire jouer le rôle de pions sectaires et tribaux aux ordres politiques et économiques des Autres.

L’isolement de l’Irak du monde arabe provient premièrement, de la nature même du processus décisionnel de la dictature irakienne, deuxièmement, de la capacité d’une coalition dirigée par les Américains pour marginaliser ce pays, le soumettre à un blocus prolongé pour ensuite l’écraser militairement pour des prétextes qui ne justifient même pas une guerre s’ils étaient vrais, et, troisièmement, des mécanismes qui ont transformé des groupements sectaires et tribaux en blocs politiques pour ou contre l’occupation et ce sur la base de leurs diverses affiliations organiques.

La construction d’une nation repose en dernière instance sur l’émergence de la prise de conscience de l’importance des liens que crée la citoyenneté. Avant cela, tant dans les phases pré que post-indépendance, il a dû exister une conscience d’une cause commune généralement désignée sous le nom du droit à l’autodétermination, c’est pourquoi, il faut parler de dépassement de cette conscience comme pierre angulaire pour fonder une nation. Les Arabes, cependant, n’ont pas produit ce type d’entités nationales qui peut servir de base pour faire émerger un conscience nationale avec une cause commune ou une base pour la citoyenneté qui peut être plus petite que le monde arabe dans son ensemble mais plus grande que les Arabes dans leur entité nationale régionale simple. Ce qui ressort actuellement et qui se présente inexorablement avec force entre l’individu et la tyrannie, c’est l’unité politique sur la base des affiliations ethniques, religieuses et tribales.

Même dans les entités nationales autres que civiles, nous rencontrons au sein de l’Etat et de l’armée les mêmes liens de filiation des unités primaires , et ce en raison de l’absence d’institutions démocratiques et du manque de confiance du gouvernement dans l’individu en tant que citoyen. Ces unités primaires sont censées cependant protéger l’individu contre l’Etat. Le paradoxe est que ce qui est censé protéger l’individu contre le despotisme sert lui-même de pilier au despotisme. Le régime despotique justifie son existence sur le terrain par la préservation de l’unité de l’Etat, mais en fait, il se maintient lui-même en jonglant avec une vaste diversité de forces centrifuges mais quand l’Etat et son armée sont défaits, ces forces disparates et désintégratives ne sont plus sous contrôle et elles imposent leur propre forme de tyrannie comme elles se combattent entre elles. C’est peut-être pour cette raison, que certains aspirent au maintien de la tyrannie comme un moindre mal.

En clair donc, les Arabes ont intérêt à prévenir l’émergence de situations qui ouvriraient la voie à des phénomènes tels que le blocus de l’Irak et l’intervention militaire dans ce pays. C’est certainement la leçon qu’il faut tirer de cette expérience tragique. On espère, donc, entendre encore les voix de ceux qui avaient appelé l’intervention extérieure au nom de slogans qui se sont rapidement avérés creux pour ne pas dire extrémistes tels que par exemple l ?idée d ?amener la démocratie sur les chars américains. On peut espérer entendre quelques critiques sincères en lieu et place des professions de foi de ceux qui ont finalement montré qu’ils n’étaient nullement intéressés par la démocratie.

Il y a un bon nombre de néo-libéraux qui défilent sous la bannière de la démocratie, malgré leur mépris général pour les méthodes démocratiques et les libertés civiles. Ils sonnent de la trompette la nécessité de prévenir la dictature pour justifier seulement rétroactivement une guerre qui a été faite sur de faux prétextes. Si nous ajoutons ce comportement au crime qui consiste à démantèler aujourd’hui l’Etat irakien, nous pouvons être certains qu’il n’ y a rien d’involontaire dans leur complicité.

Les gens honnêtes admettent leurs erreurs et, reconnaissent au moins la folie de la politique américaine. Les autres ne disent jamais ce qu’ils pensent et ne pensent jamais ce qu ?ils disent et peuvent faire appel au même abracadabra théorique quelque part, à l’avenir. Aucun état arabe, actuellement, n’est à l’abri du spectre de la fragmentation s’il vient à connaître la même situation que l’Irak.

Les partisans de la privatisation ne sont pas nécessairement des néo-libéraux économiques. Le système du clientélisme, du sectarisme, du tribalisme et de la corruption qui le diffuse, ne forme pas la base du néo- capitalisme libéral. Les libéraux économiques ne sont pas nécessairement des néo-libéraux politiques. Sous l’ombre de l’interventionnisme américain dans la région, ont émergé des forces qui réclament le changement, mais qui, en fait, ont soif de pouvoir et sont sourds aux droits et aux libertés civiques. L’état arabe actuel donne naissance à ce type de personnes qui se propulsent en avant sur la base de plateformes politiques libérales et qui rapidement se révèlent des libéraux uniquement dans la quantité d’influence économique et politique qu’elles cherchent à se prodiguer à elles-mêmes.

Baghdad est tombé ainsi que toutes les illusions que sa chute a entraînées et c’est là précisément que doit se mettre en place une réévaluation approfondie.

Du même auteur :

De la cause palestinienne à la cause arabe
Plan de paix arabe : initiative contre principe

19 avril 2007 - Al Ahram Weekly - Vous pouvez consulter cet article à :
http://weekly.ahram.org.eg/2007/841...
Traduit de l’anglais par D. Hachilif

Et aussi : On harcèle Bishara parce qu’il a raison


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