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Les dollars US sont responsables du bain de sang en Égypte

vendredi 23 août 2013 - 06h:00

Norman Pollack

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Quand le New York Times cessera-t-il de se mettre à genoux ?

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La police et l’armée égyptiennes bénéficient d’une totale impunité et agissent en dehors de tout cadre légal, comme il sied dans toutes les dictatures militaro-policières - Photo : AP/Ahmed Gooma

Est-ce que j’ai tort de m’en prendre au New York Times ? Non, c’est un microcosme des idées, des projets et des assomptions de l’Impérialisme étatsunien qui a toujours une double face comme Janus, surveillant et intervenant à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du pays, imposant au dehors un cadre mondial d’hégémonie idéologique, politique et économique et au dedans un capitalisme sans freins et des inégalités de classe sans cesse croissantes. On ne peut pas, et c’est vrai aussi pour le Times, séparer les deux, être "progressiste" dans un domaine d’activité du gouvernement et réactionnaire dans l’autre - et c’est vrai aussi pour tous ceux qui rapportent ou analysent les actions de l’état. La politique étatsunienne est un tout, elle a une corps capitaliste et des tentacules militaires.

Qu’est-ce que tout cela a à voir avec ce qui se passe actuellement en Égypte, le massacre de gens désarmés par ceux à qui les États-Unis fournissent des armes ? J’ai répondu à cette question dans le titre, les énormes subventions militaires consenties à des dictateurs pendant des années pour des raisons complexes qui vont de la stratégie géopolitique - la progression commerciale et financière capitaliste étatsunienne dans le marché mondial- à des raisons forts simples : l’amour du militarisme pour lui-même et la recherche de militaires qui fassent de bons compagnons et qui soient dociles. Pensez à l’École des Amérique de Fort Benning, Ga., où se consomme le mariage de clones entraînés à tuer de sang froid. (Notez bien, Obama a échappé à cette éducation mais cela ne l’empêche pas d’envoyer des drones armés assassiner des populations civiles). Par conséquent, ce n’est pas surprenant que, devant l’annonce du massacre en Égypte, les États-Unis ne prennent pas de décision et se contentent de "menacer" (il faut mettre des guillemets parce qu’il s’agit d’une tape sur les genoux accompagnée d’une clin d’œil) de suspendre le programme destiné à empêcher une fois pour toutes le bourgeonnement de toute vie démocratique.

Va-t-on un jour revoir l’aide militaire étrangère étatsunienne sans parler d’y mettre fin ? Nous, Étasuniens, restons les bras croisés pendant que le massacre continue - tout en proclamant au monde entier notre adhésion aux principes démocratiques, nom de code sans doute du fondamentalisme du marché et de la contre-révolution mondiale ; les deux principaux partis sont d’accord là-dessus en dépit de légères divergences (qui ont pour but principal de dissimuler le consensus).

Voyons d’un peu plus près ce qui s’est passé en Égypte dans les 48 heures (14-15 août) qui ont précédé cet article. L’assaut commence. Nous devons beaucoup au reportage de David Kirkpatrick, qui se situe à des années lumière de l’Éditorial (à mon sens, un tel compte-rendu, en première page, des reportages du journal rend encore plus inexcusable le fossé qui existe entre les éditoriaux et les reportages d’investigation, surtout ceux qui proviennent de leurs propres reporters). Kirkpatrick écrit, dans ce premier article : "les officiers de sécurité égyptiens ont lancé l’assaut sur deux campements où s’entassaient supporters du président déchu, Mohamed Morsi, mercredi avec une rare violence qui a fait des centaines de mort, provoqué une violente réaction dans toute l’Égypte et souligné la détermination du nouveau gouvernement à écraser les Islamistes qui ont dominé deux années d’élections libres (les italiques sont de moi). Il nous rappelle qu’il s’agissait du "troisième meurtre massif de manifestants islamistes" depuis que les militaires ont renversé Morsi. "Mais l’envergure (l’attaque a duré plus de 12 heures avec des blindés, des bulldozers, des gaz lacrymogènes, des grenailles, des balles réelles et des snipers) et la férocité ont largement contredit la promesse du ministre de l’Intérieur que la dispersion serait graduelle et mesurée."

On n’a pas besoin d’un dessin. il est clair que l’assaut a été interminable et impitoyable. "Au moins un manifestant a été brûlé dans sa tente. Beaucoup d’autres ont reçu des balles dans la tête et la poitrine [l’endroit des blessures est toujours révélateur, il n’était pas du tout question de disperser les manifestants mais au contraire de les tuer, et cela me rappelle les Grandes Grèves du Chemin de Fer de 1877], y compris des adolescents comme la fille de 17 ans d’un important leader islamiste, Mohamed el-Beltagy". L’assaut contre les sit-in pacifiques a été donné en sachant très bien qu’il y avait là des familles entières.

Le 14 août aussi, un article de Kareem Fahim and Mayy El Sheikh ofrant un autre point de vue, celui d’une jeune mère, montre aussi que le massacre a été organisé et méthodique : "Hayam Hussein était repartie se coucher avec son bébé après la prière de l’aurore. Un moment de silence. Et puis le fracas de la guerre". Les auteurs continuent : "Des bombes lacrymogènes sont tombées du ciel. Des sirènes ont annoncé l’arrivée de blindés. Il y a eu des hurlements de panique et de douleur et des avertissements affolés qu’il y avait des snipers sur les toits et les balles se sont mises à pleuvoir sur le cantonnement du square Rabaa al-Adawiya. Elle s’est mise à courir avec sa fille dans les bras vers une mosquée au centre du campement des manifestants." Elle et les autres supporters de Morsi s’attendaient à une attaque, et "ils avaient construit des barricades de briques, de sable et de fer," et ramassé des bâtons et des pierres". Mais quand l’assaut a commencé "peu après le lever du soleil mercredi, sa violence les a tétanisés".

Les militaires et les policiers, "en armure et équipés d’armes mortelles", se sont rués dans le campement et y ont perpétré "le troisième massacre de civils depuis que les militaires ont pris le pouvoir le 3 juillet." Les sommations initiales promettaient le libre passage aux femmes et aux enfants, mais selon les reporters : "Il n’y a rien eu de tel". Comme pour les massacres précédents, "les tireurs du gouvernement visaient soigneusement leurs victimes à la tête et à la poitrine." Des snipers embusqués sur les esplanades devant les hôpitaux ont fait encore des morts et les scènes à fendre le cœur dans les morgues de fortune se sont multipliées.

Chez nous, toujours le 14, Mark Landler et Michael Gordon ont couvert les vacances du président sous le titre, "Les États-Unis condamnent la répression mais n’annoncent pas de changement de politique", le second des deux journalistes déplorant longuement le cynisme glacial et l’hypocrisie d’Obama et la prédilection coutumière de Washington pour les solutions militaires. Edgartown* se situe bien loin du Caire et de l’Egypte (et pendant ce temps-là la répression continue à s’étendre dans le pays). Cela avant qu’on annonce la suspension de l’aide bien qu’en fait l’évidence du massacre aurait déjà dû au moins provoquer sa suspension (on ne peut espérer, ni de cette administration ni d’une autre, une réévaluation de l’opportunité d’une subvention à une armée étrangère - car sinon l’Amérique ne serait plus l’Amérique, étant donné son cadre politique historique, structurel et idéologique de capital monopoliste hégémonique tout-puissant). Selon ces reporters : " Mercredi, l’administration Obama a condamné la répression sanglante de l’armée égyptienne contre les manifestants des Frères Musulmans, mais n’a pas donné l’impression qu’elle allait prendre des mesures fermes comme de suspendre l’aide étatsunienne."

Le fait qu’elle l’ai finalement fait, après la parution de l’article, suggère qu’elle y a été forcée ou qu’elle a voulu, comme d’habitude, limiter les dégâts devant l’indignation du reste du monde. Kerry est en charge de l’affaire tandis qu’Obama, "en vacances à Martha’s Vineyard, n’a pas fait de déclaration publique. Pendant que son chef de la diplomatie parlait ’d’un moment crucial pour l’Égypte’, le président jouait au golf dans un club privé". Il semble que ses vacances à Martha’s Vineyard ait "placé le président dans une position délicate mais familière" - l’année dernière, en 2011, c’était la Libye. Cette fois-ci, le mercredi matin il a été briefé par Susan Rice, "mais il a paru déterminé à ne pas laisser les évènements d’Égypte interrompre une journée qui, en plus du golf, comportait un cocktail chez un de ses principaux donateurs, Brian Roberts". On nous assurait, cependant, que POTUS (President of the United States) se tenait au courant de la situation. (Au moment où j’écris, même l’exercice militaire avec l’Égypte, Bright Star, programmé pour le mois prochain n’a pas été annulé).

Dans ce contexte, le comité de rédaction du Times tout à fait conscient des dépêches du jour précédent en provenance du front (et de Vineyard), titre son Editorial "Folie militaire au Caire", rendant compte de la violence de l’armée mais se gardant bien de condamner son soutien financier à terme - la suspension de l’aide, oui, sa suppression, non. Le Times ne remet pas non plus en question l’aide militaire étrangère en tant que telle. Éditoriale commence d’une façon apparemment prometteuse : "Avec encore un autre bain de sang dans les rues du Caire, mercredi, les généraux en chef égyptiens ont prouvé sans conteste qu’ils n’avaient aucune capacité ni aucun désir de ramener leur pays vers la démocratie. Je dis "apparemment" parce que, bien qu’ils soient les responsables de ce "bain de sang", les militaires ne sont pas des bouchers pour le journal, c’est juste qu’ils n’ont pas l’oreille musicale et manquent de capacité et de désir.

Le résultat, selon l’Éditorial, pourrait être "une guerre civile meurtrière", qui représenterait "un désastre pour la, politique étrangère des États-Unis" parce que "l’Égypte est le pays le plus peuplé et le plus influent du monde arabe", ainsi que "le plus important voisin d’Israël au plan stratégique." Bien que le Times ne le dise pas, il a mis le doigt sur la raison pour laquelle les États-Unis ne doivent pas s’empresser de critiquer les généraux -peu importe la quantité de sang versé.

Comme d’habitude le journal explique à Obama ce qu’il devrait faire (exiger quelque chose ne se fait pas, encore moins manifester un quelconque antagonisme) : Il "doit exprimer clairement son opposition au comportement de l’armée égyptienne," en suspendant l’aide miliaire et en annulant l’exercice militaire ; jusqu’ici ça n’a pas l’air mal, malheureusement il ajoute, "ces décisions pourront être annulées si les militaires changent de comportement", montrant par là un manque de fermeté qui encouragera tous les généraux du monde à se contenter de changements cosmétiques à leurs méthodes de répression quand ils seront surpris en flagrant délit. (L’Égypte, comme l’admet le Times, reçoit une aide qui permet à l’armée d’imposer sa loi "depuis des décennies", sans que les Égyptiens ne protestent ; d’une façon générale, en effet, là où règne l’armée, comme dans les régimes fascistes, le silence est d’or). D’une part, l’Éditorial reconnaît que "des centaines de manifestants pacifiques ont été tués mercredi quand la police et l’armée ont utilisé des hélicoptères, des snipers, des bulldozers et des gaz lacrymogènes pour les expulser" et qu’un "état d’urgence d’un mois" a été proclamé "dans tout le pays" et d’autre part, comme d’habitude, Obama est dégagé de toute responsabilité au motif que "l’influence de Washington sur l’opinion publique égyptienne est limitée". En d’autres termes, prends le fric et tire-toi.

Puis le jour même où est publié cet Éditorial (le 15 août), nous trouvons le second article de Kirkpatrick qui se trouve toujours au Caire et d’Alan Cowell qui est à Londres, intitulé : "525 morts dans le conflit égyptien" qui critique "l’assaut d’une rare violence par les forces de sécurité pour raser deux campements pro-Morsi au Caire" mercredi. Aujourd’hui jeudi, les Frères ont conseillé à leurs supporters "de sortir dans les rues" parce que "la violence réaction de toute l’Égypte" à l’assaut pourrait provoquer "une nouvelle tentative du gouvernement d’écraser les Islamistes qui ont dominé les élections libres pendant les deux dernières années." Ce qui était nouveau dans ce reportage par rapport au premier, c’était une scène de dévastation et d’angoisse : "Dans une mosquée ancienne, une famille se tenait au dessus des corps bien alignées d’au moins 240 cadavres recouverts de linceuls blancs. La glace qui gardait les corps au frais fondait et les ventilateurs tournaient au plafond de la morgue improvisée. Beaucoup de ces corps avaient de profondes brûlures. Un homme s’est laissé tomber contre un pilier, le visage déformé par la douleur. Dans la tradition musulmane, les morts sont normalement enterrés dans les 24 heures".

Par ailleurs, l’article nous informe des réactions dans le monde : "La violence a été presque universellement condamnée par les gouvernements occidentaux. Obama ne figure pas parmi les voix qui l’ont critiquée, son porte-parole a seulement indiqué que la violence contredisait les promesses du gouvernement intérimaire et que les États-Unis "continueraient de rappeler leurs promesses aux leaders égyptiens et de les engager "à revenir sur le droit chemin". Erdogan, le premier ministre turc, veut réunir le Conseil de Sécurité pour "discuter de ce qu’il appelle un massacre". Hollande, Le président français, a convoqué l’ambassadeur égyptien pour condamner la violence et "exiger qu’il soit mis fin à la répression", un langage que ni Obama, ni le Times ne tiendraient. Le général Sisi : des assauts d’une rare violence ; Obama : des assassinats ciblés auxquels on peut ajouter des assauts d’une rare violence contre la vie privée, les dissidents, la transparence gouvernementale, le respect de la loi, à travers une politique de surveillance obsessionnelle.

Note de dernière minute : Mark Handler : "Pour marquer sa désapprobation à l’Égypte, Obama annule les exercices militaires," (NYT, 15 août), il ne pouvait pas faire autrement mais si on regarde de près on s’aperçoit que tout en désapprouvant officiellement la violence meurtrière de l’armée égyptienne largement financée par les États-Unis, il fait tout son possible pour minimiser les conséquences de sa décision. Obama : "Quoique nous souhaitions maintenir notre relation avec l’Égypte, notre coopération traditionnelle ne peut pas se poursuivre comme d’habitude tout le temps que des civils sont tués dans les rues". Certainement pas, en effet - mais pour exonérer les militaires il renvoie les deux parties dos à dos en disant : "Le cycle de violence et l’escalade doivent cesser" voulant sans doute dire que les frères Musulmans sont tout autant coupables. Il n’a pas supprimé l’aide militaire.

Landler remarque finement : "Mais tout en condamnant la violence qui a causé la mort de plus de 500 manifestants et a fait des milliers de blessés, Obama a souligné que les États-Unis n’avaient pas l’intention de renoncer à leur partenariat global avec l’armée égyptienne qui dure depuis 30 ans." (les italiques sont de moi). Son secrétaire à la Défense, Hagel, semble tout aussi attentif à son vocabulaire lorsqu’il dit à Sisi que le gouvernement égyptien (c’est à dire, l’armée) "doit éviter la violence, respecter la liberté de réunion et engager une transition politique globale" - même si l’armée ne fait rien de tout cela, l’amitié militaire et la collaboration entre les deux pays n’en sera sûrement pas affectée. Et Obama, de son côté, a refusé de dire si oui ou non le renversement de Morsi par l’armée était un coup d’état, car cela mettrait fin à la coopération de par la loi. Ces deux petits mots, coups d’état, sont un excellent révélateur de l’intégrité d’Obama et des intentions des États-Unis. Ne vous en faîtes pas, Bright Star (étoile brillante), un projet ambitieux pour intégrer l’armée égyptienne dans des soi-disant forces de coalition, ne risque pas de perdre de son éclat.

Voilà le commentaire que j’ai mis sur le New York Times (15 août) sous l’Éditorial sur la répression militaire :

"Suspendre l’assistance au gouvernement militaire non démocratique de l’Égypte" : Pourquoi suspendre ? Pourquoi ne pas y mettre un terme définitif ? Et d’abord, pourquoi leur fournir une assistance militaire ? Le NYT n’arrive pas à rompre définitivement avec la dictature, voilà le problème. S’il s’agissait du parc Tienamen, on n’arrêterait pas d’en entendre parler. La brutalité et la répression ne bénéficient d’une "suspension provisoire" que si les militaires travaillent pour nous, et, franchement, pour Israël. Cet épouvantable bain de sang est toléré à cause du profond rejet de tout ce qui est islamique ; Morsi n’était pas le monstre autoritaire qu’on a décrit. En dépit de la propension étatsunienne à utiliser le thème de la démocratie lorsque cela sert ses intérêts et que ce sont les bonnes personnes qui sont élus, les leaders démocratiquement élus sont jetés aux ordures quand les résultats de l’élection ne plaisent pas aux États-Unis ET qu’ils ont l’appui de l’armée. On peut appeler cela la militarisation de la conscience étatsunienne si on veut ; parce que l’aide reprendra dès qu’on aura trouvé un moyen de sauver la face.

En attendant, l’Égypte saigne à cause des dollars que les États-Unis prodiguent à des scélérats.

Note :

* C’est là qu’Obama est en vacances : http://journalmetro.com/monde/35648...

* Norman Pollack est l’auteur de (The Populist Response to Industrial America->http://www.amazon.com/exec/obidos/ASIN/0393002950/counterpunchmaga] (Harvard) et de The Just Polity (Illinois), Guggenheim Fellow, et il est professeur d’histoire émérite à Michigan State University. Son prochain livre, Eichmann on the Potomac, sera publié par CounterPunch/AK Press à l’automne 2013.

16 août 2013 - CounterPunch - Pour consulter l’original :
http://www.counterpunch.org/2013/08...
Traduction : Dominique Muselet


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