16 septembre 2017 - CONNECTEZ-VOUS sur notre nouveau site : CHRONIQUE DE PALESTINE

Les origines économiques du soulèvement en Syrie

samedi 27 juillet 2013 - 06h:14

Nabil Marzouq - Al-Akhbar

Imprimer Imprimer la page

Bookmark and Share


Pourquoi les exigences sociales et économiques ont-elles été en grande partie absentes des revendications du mouvement populaire de protestation en Syrie ? Ceci signifie-t-il que les soulèvements n’avaient pas pour origine de réels besoins socio-économiques, ou que ces préoccupations étaient secondaires et accessoires pour les Syriens ?

JPEG - 55.8 ko
Un agent de la Banque centrale à Damas emballe des liasses de billets de lires syriennes - Photo : AFP/Joseph Eid

Le poète Ibrahim Qashoush traduit les exigences du peuple syrien avec l’expression « La Syrie veut la liberté, » le cri de ralliement des manifestants à travers le pays. L’idée que l’absence de libertés individuelles et collectives est la racine commune des problèmes sociaux et économiques est devenue quasi axiomatique et est bien enracinée dans la conscience populaire. En effet, les slogans exigeant la justice sociale et la fin de la corruption ont disparu dans le mois qui a suivi le début du soulèvement.

Ceci reflète le rapport dialectique entre le développement et la liberté tel qu’exprimé par l’économiste indien Amartya Sen, où le développement est vu comme un choix délibéré des peuples et un outil pour développer leur liberté. Cependant, l’absence de certains slogans dans les manifestations n’efface pas la réalité de la crise socio-économique qui s’est abattue sur la Syrie ces cinq dernières années.

Dans les années précédant 2005, le régime syrien – soucieux de justifier les restrictions à la liberté et l’oppression - a soigneusement développé toute un rhétorique sur le "développement social", centrée sur le rôle de l’État, du secteur public, de la justice et des programmes sociaux. Bien que les programmes sociaux aient constamment régressé depuis la mi-1980, ce qui en subsistait a été supprimé en 2005 avec l’adoption radicale des mécanismes du marché. Ces politiques économiques qui "tiraient vers le bas" et les efforts zélés de libéralisation n’ont servi qu’à renforcer le pouvoir et l’influence d’un groupe bien particulier de nouveaux riches politiquement influents.

Ce processus s’est fait avec le maintien d’un système autoritaire, devenu encore plus féroce. Ce qui aurait été qualifié de "critiques" pendant les années 1990, était devenu un crime au début du 21ème siècle, exposant leurs auteurs à tout un éventail de mesures publiques et privées de censure. La façon irresponsable dont le gouvernement a traité les milliers de familles syriennes déplacées par des années de sécheresse, principalement dans le nord-est, ont encore plus terni son image. Dès le début du soulèvement, la rupture entre les manifestants et le régime est devenue patente.

La crise sociale et économique de la Syrie ces dernières années s’est étendue, car la croissance économique a été lente, instable, et incapable de répondre aux besoins d’une population en augmentation. La croissance et l’investissement se sont de plus en plus concentrés dans le commerce, les finances, l’immobilier et les services. En attendant, le secteur agricole continue à régresser, avec des investissements diminuant de 5% en 2005 jusqu’à environ 3% en 2009. De même, les investissements dans l’industrie ont diminué d’un demi point en pourcentage et la croissance du secteur industriel et minier a été extrêmement basse, à cause d’une production de pétrole en diminution et de l’épuisement des réserves. De plus, le manque d’investissement en technologie et dans une industrie soutenable du point de vue de l’environnement, en conformité avec les normes internationales, ont conduit à des déficits importants et à une production ralentie dans ces secteurs.
Les politiques de libéralisation économique ont aggravé la crise de la production, aussi bien que les problèmes sociaux concomitants du chômage, de la pauvreté, et de l’abaissement des niveaux de vie.

Le taux de croissance annuel du produit intérieur brut (PIB) entre 2005 et 2009 a atteint 5,6%, ce qui au premier regard semble un chiffre très acceptable. Mais les fluctuations d’une année sur l’autre étaient considérables - 16,5% en 2006 comparés à 1,2% en 2008 et à 3,2% en 2009. Ceci révèle une préférence pour les secteurs en rapide expansion comme les banques et les assurances, où les taux de croissance annuels s’envolent à 9%, et le commerce où la croissance s’est approchée des 15%. En attendant, la croissance industrielle n’a pas dépassé 1,7% et l’agriculture perdait chaque année 0,5 point en moyenne.

Ceci résultait des politiques poursuivies par le gouvernement sur injonction des institutions financières internationales, en vue de l’entrée de l’État dans l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et de la signature d’un l’Accord d’Association avec l’Union Européenne (UE). L’État a diminué ses investissements dans des secteurs pourtant productifs de l’économie, incapable de traiter les problèmes des industries du secteur public, et il a abandonné l’investissement rentable au secteur privé local et étranger. En conséquence, le niveau d’investissement dans l’économie nationale était insuffisant pour soutenir les taux de croissance exigés - la part de l’investissement brut était de 18% en 2008 et de 21% en 2009.

Ces modèles d’investissement ont eu comme conséquence une croissance inégale du PIB et ont contribué à générer une demande croissante pour les achats immobiliers et de terres, avec les hausses de prix en conséquence. Les dignitaires du régime cherchèrent à encaisser les dividendes, achetant ou réquisitionnant des terres, provoquant la colère des petits propriétaires terriens qui ont vu dans le soulèvement une possibilité d’exprimer leur refus de ces injustices. Des années de la sécheresse ont été accompagnées de politiques de libéralisation économique, dont les suppressions de subventions recommandées par le Fonds Monétaire International (FMI) pour réduire le déficit budgétaire, touchant en particulier le carburant, l’énergie, le ciment, et les engrais (les subventions pour les insecticides et d’autres produits pour l’agriculture avaient été déjà supprimées). Les producteurs ont été soudainement confrontés à des augmentations de coût exponentielles, et à des difficultés d’accès au financement ou au crédit. Certains ont été forcés de diminuer la superficie des terres cultivées tandis d’autres abandonnaient totalement leur activité.

Le secteur agricole en Syrie est composé principalement de petites et moyennes exploitations et d’une poignée de plus grands domaines, qui sont habituellement divisés au fil du temps par l’héritage parmi les familles nombreuses. Seules 28,5% des terres cultivables sont irriguées, le reste étant cultivé sans utilisation de l’eau. Plus de 50% des terres irriguées sont arrosées grâce à des puits, la plupart creusés sans autorisation. Le gouvernement a besoin de ces permis qu’il faut renouveler chaque année afin d’estimer les niveaux des eaux souterraines, ceci déterminant le renouvellement ou non des permis. Mais ces procédures ont créé des opportunités pour des pratiques d’extorsion, permettant à la police ou aux fonctionnaires locaux - dont quelques gouverneurs provinciaux - de prélever des taxes auprès des agriculteurs, les rendant plus pauvres et encore plus amers. De telles pratiques ont été une cause directe du ressentiment vécu dans les campagnes, mais la crise a des causes encore plus profondes.

Les Syriens vivant et travaillant à la campagne sont confrontés à la pauvreté, à un système éducatif en déclin, au chômage, aux services publics et aux équipements collectifs insuffisants, et à un processus de développement injuste et en échec. L’émigration vers les zones urbaines et les grandes villes a fourni un débouché entre les années 70 et 90, mais une croissance trop lente et l’incapacité des villes à absorber les nouveaux venus ont fait pousser des taudis à la périphérie de ces villes. Ces secteurs sont peuplés de jeunes qui aspirent à une vie meilleure et sont en demande d’un travail décent. Ces personnes peuvent avoir plusieurs utilités, par exemple comme mercenaires pour réprimer les manifestations... D’autre part, la campagne est remplie de communautés villageoises vivant sans espoir, pour lesquelles une migration à l’intérieur de la Syrie est sévèrement restreinte et l’émigration à l’étranger rendue de plus en plus difficile. Toutes ces raisons ont créé un sentiment de frustration et d’injustice dans une grande partie des secteurs ruraux et marginalisés.

La crise sociale et économique syrienne n’a cessé de s’approfondir depuis le début du nouveau millénaire. La pauvreté et le chômage en hausse ainsi que la forte augmentation démographique des dernières décennies en sont en partie responsables. La croissance démographique moyenne a été de plus de 3,3% par an, même dans les années mi-90. Ces moyennes ont sérieusement diminué depuis, avec pour résultat des évolutions démographiques significatives : au cours de la dernière décennie, la proportion d’enfants au-dessous de 15 ans représentait 37,9% de la population en 2009, alors qu’elle était de 44,8% en 1998. De même, la population en âge de travailler (de 15 à 65 ans) représente aujourd’hui 58,3% de la population, alors qu’elle était de 52,3% en 1998.

Ces évolutions ont été accompagnées de progrès dans les normes éducatives, particulièrement pour ceux ayant de 15 à 25 ans. L’augmentation démographique moyenne pendant les années 1990 a atteint le nombre de 476 000 personnes par an, la majorité d’entre eux rejoignant le marché du travail vers la fin de la dernière décennie. Avec la faible croissance économique qui prévaut, le marché n’a pu absorber cette main d’œuvre en rapide augmentation, et beaucoup de jeunes ont rejoint l’économie informelle ou sont restés sans emploi. Les statistiques officielles du marché du travail estiment le niveau de chômage entre 8 et 8,5%, alors que des évaluations indépendantes l’évaluent à plus de 14%. Selon le Bureau Central Syrien pour les Statistiques, plus de 900 000 Syriens ont de manière permanente quitté leur pays au cours des cinq dernières années, ce qui représente près de 200 000 émigrants par an.

Une grave crise de développement est devenue évidente au début des années 2000. La société syrienne s’est rapprochée de la maturité démographique et les gens sont devenus plus instruits et mieux informés, alors que les structures institutionnelles ont stagné et que l’économie est partie en lambeaux sous la direction du parti dominant. Un leadership et une mentalité archaïques continuent de s’imposer grâce à l’exclusion, l’asservissement, la dépendance et la flagornerie. Ceci a ouvert la voie à une culture d’injustice et de corruption, inacceptable pour une génération ayant la télévision par satellite et l’Internet, et qui a pleine connaissance de ses droits. Cette crise a exacerbé le sentiment latent d’oppression et de persécution dans la société.

Quand les Syriens regardent autour d’eux, ils sont profondément déçus. Après avoir à une époque surpassé leurs voisins arabes et non-arabes en niveau de développement et en conditions de vie, leur pays est maintenant proche de la ruine. Selon le Rapport de Développement Humain de 2010, la Syrie est maintenant à la 111e place sur 169 pays, soit après la plupart des pays arabes, exceptés le Maroc, le Yémen, la Mauritanie, et le Soudan. La part d’un Jordanien dans le PIB en Jordanie est 1,5 fois plus grande que la part d’un Syrien dans son PIB national. Au Liban elle est du double, et du quadruple en Turquie. Ces chiffres sont encore plus choquants du fait des ressources abondantes et variées de la Syrie, de la qualité de son enseignement supérieur, entre autres réalisations.

Aussi, pourquoi nous, Syriens, sommes-nous de plus en plus pauvres tandis que d’autres sont de plus en plus riches ? Cette question n’a pas été prise en compte par les dirigeants politiques et économiques du pays, qui ont poursuivi des politiques de libéralisation économique et conclu des accords de libre-échange défavorables avec la Turquie, les États arabes et d’autres pays. Ces accords signifient la ruine de la petite entreprise, poussent les industriels vers le commerce, et minent la compétitivité de l’économie syrienne.

Les classes moyennes et populaires ont subi le choc de ces échecs économiques et des politiques économiques favorables aux riches. Le déficit budgétaire et l’épuisement des ressources ont conduit à des réductions drastiques de subventions et à la réduction des dépenses dans la santé et l’éducation. Ces coupes surviennent en l’absence d’un système universel de couverture médicale et dans la foulée de la privatisation du secteur de la santé. Le gouvernement s’est également mis à forcer les employés du secteur public à recourir à des assurance médicales privées fournies par les compagnies d’assurance récemment créées. Ce processus a augmenté les coûts des traitement et des soins de santé pour les citoyens. Dans le même temps, les impôts directs sur les bénéfices et les revenus ont nettement diminué, se situant aux plus bas niveaux comparés aux pays arabes voisins, et ces cinq dernières années, le gouvernement a été incapable de réduire la fraude fiscale substantielle.

La répartition des richesses fortement inégale a concentré les revenus et le capital dans les mains de quelques-uns. La part des salaires dans le revenu national était de moins de 33% en 2008-2009, comparé à presque 40,5% en 2004, ce qui signifie que les bénéfices et les rentes représentent plus de 67% du PIB. Ce niveau ne dépasse pas 50% dans les États capitalistes les plus libéraux.

En dépit des graves préoccupations exprimées par plusieurs économistes et organisations de Syrie concernant ces politiques économiques, l’attitude autoritaire et méprisante du gouvernement envers les préoccupations exprimées a suscité le désespoir dans la jeunesse. Les jeunes ont transformé leur agonie individuelle en colère et en rejet collectif de la situation actuelle et des perspectives d’avenir qui ne leur offrent aucun espoir de conditions de vie convenables. Ils ont consciemment fait le lien entre la nature répressive du régime, la corruption, et les conditions de vie difficiles qu’ils endurent.

* Nabil Marzouq est un économiste et chercheur syrien

28 août 2011 – Al-Akhbar – Vous pouvez consulter cet article à :
http://english.al-akhbar.com/conten...
Traduction : Info-Palestine.eu - Claude Zurbach


Les articles publiés ne reflètent pas obligatoirement les opinions du groupe de publication, qui dénie toute responsabilité dans leurs contenus, lesquels n'engagent que leurs auteurs ou leurs traducteurs. Nous sommes attentifs à toute proposition d'ajouts ou de corrections.
Le contenu de ce site peut être librement diffusé aux seules conditions suivantes, impératives : mentionner clairement l'origine des articles, le nom du site www.info-palestine.net, ainsi que celui des traducteurs.