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Moyen-Orient : les Russes vent arrière

jeudi 16 mai 2013 - 05h:07

Philippe Grasset

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Observons d’abord, puisque c’est aujourd’hui que Netanyahou est allé rendre ses devoirs à Poutine, à Sotchi-Canossa, que nous avons connu d’autres temps où des problèmes de cette importance et de ce domaine (livraisons ou pas de S-300 à la Syrie où se déroule une guerre qui concerne “la communauté internationale”) se réglaient avec les USA, et où un Premier ministre israélien, s’il avait quelque chose à dire à Moscou dans ce domaine, consultait d’abord les USA et s’en remettaient aux USA.

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Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov

Mais, aujourd’hui, les USA, c’est, disons, l’“isolationnisme-cool”. Alors, Netanyahou va directement voir Poutine.

...Lequel Poutine dirige une puissance qui prend de plus en plus de place au Moyen-Orient. Certains jugeraient que la Russie est en train de reprendre sa place au Moyen-Orient, du temps de la Guerre froide. Nous aurions tendance, nous, à aller plus loin que cela ; c’est-à-dire, envisager simplement que les Russes sont en train d’y prendre une place prépondérante, pendant que les USA s’effacent...

Nous détaillons quelques faits qui semblent aller dans ce sens, directement en faveur des Russes, ou indirectement.

• La flotte russe s’installe en permanence en Méditerranée, retrouvant la place qu’y occupait le 5ème Escadron naval en Méditerranée, actif de 1967 jusqu’à sa dissolution en 1992. La décision de réinstaller une unité autonome russe en Méditerranée a été prise en avril et l’on a aujourd’hui des détails sur cette flotte permanente, qui aura son propre état-major, et qui disposera éventuellement de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins. (Voir Novosti, le 12 mai 2013.)

« La flotte russe comprendra 5 ou 6 navires de guerre et pourrait aussi disposer de sous-marins nucléaires, a dit le commandant en chef, l’amiral Viktor Chirkov, dimanche. "De plus nous projetons d’installer dès cette année 5 ou 6 bateaux de guerre et des navires auxiliaires [dans la mer Méditerranée] qui seront fournis tour à tour par chacune de nos flottes - mer Noire, Baltique, mer du Nord et occasionnellement la flotte du Pacifique. Le nombre des navires de guerre pourrait être augmenté si l’ampleur et la complexité des missions l’exigeaient," a dit Chirkov à RIA Novosti.

 »Le commandant des forces navales russes a ajouté que des sous-marins nucléaires pourraient être déployés en Méditerranée si nécessaire. "Peut-être. C’est une éventualité. il y en avait [des sous-marins] au temps du 5ème Escadron. Il y avait des sous-marins nucléaires et des sous-marins diesel. Tout dépendra de la situation," a-t-il dit. »

• Il est clair que l’affaire des attaques israéliennes contre la Syrie, puis la décision russe de livrer des S-300 à la Syrie ont resserré les liens entre la Russie et la Syrie. La même chose pourrait survenir avec l’Iran, si la vieille affaire opposant la Russie et l’Iran, concernant une commande iranienne de S-300 que la Russie a refusée jusqu’ici d’honorer à la demande du bloc BAO, était résolue dans le même sens (livraison de S-300 à l’Iran). De même, les Russes ont l’intention d’accélérer des livraisons d’armes à l’Irak, après le déblocage (voir le 27 avril 2013) de l’énorme contrat d’armes russes commandées par l’Irak. On retrouve bien entendu une ligne d’alliance Téhéran-Bagdad-Damas qui se fait selon une dynamique qui a notamment les allures d’un soutien matériel russe actif.

• ... Ce à quoi il faut ajouter désormais le Hezbollah. Des nouvelles sont répercutées, commentées et enrichies par Jean Aziz, journaliste libanais au quotidien Al-Akhbar et à la station TV OTV, dans Al-Monitor Lebanon Pulse du 12 mai 2013, à propos des contacts récents entre la Russie et le Hezbollah et les perspectives qui s’ouvrent pour ces deux interlocuteurs, selon une dynamique nouvelle de coopération. On observera, souligné par nous en gras, l’appréciation selon laquelle ces deux interlocuteurs parlent en termes d’équilibre général dans lequel la Russie serait désormais appelée à jouer un rôle prépondérant.

« Pour la seconde fois en neuf jours, le Secrétaire Général du Hezbollah Hassan Nasrallah a fait une déclaration à la télévision, et ces deux apparitions ont eu lieu dans le même contexte politique -un contexte que nous avons déjà analysé dans ces colonnes en expliquant qu’il y avait trois raisons au choix du timing de ces deux interventions publiques.

 » Dans notre article précédent nous disions que la première raison de l’apparition publique de Nasrallah, était de réaffirmer les principes religieux et la justification idéologique de la position du Hezbollah sur la situation en Syrie. La seconde raison était directement liée à l’évolution politique du Liban et des régions qui l’entourent depuis la visite à Beyrouth du vice-ministre des Affaires Etrangères russe, Mikhail Bogdanov, les 26 et 28 avril. Le fait que le ministre russe se soit rendu dans la capitale du Liban après être allé à Téhéran et Damas n’est pas anodin. Il est clair que la Russie, l’Iran, la Syrie et le Hezbollah se sont coordonnés dans une certaine mesure et ont discuté des positions que chaque membre de ce nouvel axe prendra par rapport à la situation régionale... [...]

 »En attendant, des sources bien informées sur le résultat de la visite de Bogdanov dans la capitale libanaise ont révélé à Al-Monitor que la conversation avait porté clairement sur le rôle de la Russie dans la protection des forces qui lui sont proches dans la région ainsi que de la nécessité d’affronter Washington pour ramener l’équilibre général au moins au Moyen-Orient. De plus, les deux officiels ont parlé de la possibilité d’imposer des limites à l’influence internationale dans la région. Ils ont abordé sans détours ni faux semblants, les intérêts idéologiques, économiques, géostratégiques, et sécuritaires divergents ou partagés par Moscou et les forces locales concernant ces objectifs. »

• Le dernier point concerne ce qui pourrait constituer un rapprochement entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, manœuvre qui ne déplairait pas à la Russie, qui a de bons liens avec l’Iran et des liens qui ne sont pas si mauvais avec l’Arabie. La nouvelle est présentée par DEBKAFiles (le 13 mai 2013), qui suit désormais avec une hargne particulière l’enchaînement des épisodes marquant la dégradation de la position US au Moyen-Orient.

« L’Arabie Saoudite a décidé d’essayer de reprendre le dialogue avec son grand rival régional l’Iran dans le but de mettre fin au conflit syrien et de garantir l’avenir politique du Liban, selon les sources dans le Golfe de DEBKAfile. Ils ont fait une croix sur la politique étasunienne à cause du soutien sans failles que la Russie et l’Iran apportent à Bashar Assad ; il fait des avancées sur le champ de bataille avec l’aide du Hizballah et des forces iraniennes du Bassidj ; et de l’inaction de la Turquie depuis l’attaque terroriste de samedi dans la ville de Reyhanli près de la frontière syrienne qui a causé 46 morts. Al-Faisal, le ministre des Affaires Etrangères saoudien, a profité de l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI) à Jeddah cette semaine sur le conflit malien pour rencontrer lundi 13 mai son homologue iranien Ali Akbar Salehi.

 »Selon nos sources, la priorité de Riyadh est de stabiliser le Liban en se mettant d’accord avec l’Iran sur l’équilibre politique à Beyrouth. Ensuite les Saoudiens chercheront à se mettre d’accord avec Téhéran sur l’issue de la guerre civile en Syrie.

 »Les dirigeants saoudiens ont compris une chose que l’Occident et Israël ont mis beaucoup de temps à admettre, c’est que puisque l’alliance militaire entre l’Iran, le Hizballah et la Syrie enregistre des victoires dans le conflit syrien, ils feraient mieux de s’occuper de leurs intérêts au Liban qui sont fortement liés au clan sunnite dirigé par Saad Hariri. S’ils attendent que le Hizballah, revenu victorieux, prenne le pouvoir à Beyrouth, il sera beaucoup plus difficile de protéger la communauté sunnite libanaise... »

Le même texte fait état du faible crédit accordé par les Saoudiens au projet de conférence organisée par les USA et la Russie conjointement, notamment à la lumière du peu d’enthousiasme que montrerait Obama pour la chose, – souligné, ce peu d’enthousiasme, par la remarque d’Obama lors de sa conférence de presse du 13 mai avec Cameron, concernant la “suspicion persistante héritée de la Guerre froide, entre la Russie et les USA” (« “lingering suspicions between Russia and the US” left over from the Cold War »). Cette remarque est très singulière, dans la mesure où cette suspicion n’est nullement en état de persistance, mais plus évidemment une ré-invention des USA, à coup de lobbies, d’“agression douce”, d’accusations humanitaristes, etc., contre la Russie, alors que la Russie a au contraire depuis longtemps écarté cette sorte de suspicion dont parle Obama. La phrase d’Obama, qui pourrait étonner certains venant d’Obama, évoque plutôt une paranoïa persistante du côté US, cette paranoïa si naturelle qu’elle n’a nul besoin du souvenir de la Guerre froide pour se faire sentir, et qui s’alimente plutôt à une complexité psychologique dont les USA n’ont besoin de personne pour l’entretenir dans leur propre chef... Dans tous les cas, cette phrase et ce qu’elle évoque éclairent d’une lumière moins amicale l’“isolationnisme-cool” dont nous parle Stephen M. Walt, la lumière du désenchantement découragé devant ce qui est effectivement, bien plus qu’un repli tactique des USA, une position de plus en plus forcée devant son propre déclin et l’effondrement de sa propre puissance.

Dans ce cas, il est alors remarquable de voir, devant la perspective du possible échec de la tentative Russie-USA de cette conférence sur la Syrie, un pays comme l’Arabie envisager de se tourner vers l’Iran et, au-delà et par simple enchaînement, en partie vers la Russie, pour trouver une issue de stabilisation à un désordre qui échappe de plus en plus à tout contrôle des acteurs extérieurs. Si elle s’affirmait, cette dynamique ne laisserait ni la Jordanie, ni l’Égypte insensibles, certes... Dans cette interprétation, on note également une considération bien peu amène pour la Turquie dont les manœuvres effrénées de déstabilisation depuis près de deux ans conduisent à l’impasse du désordre sur son propre territoire, chose également reprochée par Obama à Erdogan. (Les USA sont notamment inquiets des grandioses projets turcs de rassemblement d’un Kurdistan, avec ses parties syrienne et irakienne, à cause des menaces que ce projet fait peser non seulement sur l’Irak, mais sur la Turquie elle-même. Mais Erdogan oppose à ces craintes une assurance sans faille de lui-même et de sa politique.)

Le constat est donc que, devant l’évolution de la situation en Syrie, le camp constitué par le bloc BAO commence à céder à des tendances de délitement dans tous les sens tandis que la Russie évolue d’une position centrale d’une possible médiation qui s’avère de moins en moins possible, vers une position d’organisatrice d’un nouveau rassemblement au Moyen-Orient à partir de ses liens avec l’Iran, la Syrie, puis avec l’Irak, le Hezbollah et, éventuellement, d’autres acteurs qui deviendraient des transfuges du camp BAO. Tout se passe comme si le désordre commençait à épuiser ceux qui ont contribué à le créer, avec un éparpillement de ce rassemblement hétéroclite, dont la Russie sortirait nécessairement comme acteur extérieur central au Moyen-Orient. Cela serait une rétribution logique, et juste si l’on veut, du rôle qu’elle a tenu jusqu’ici.

Il ne s’agit pour l’instant de rien d’autre que d’une perspective, et le désordre lui-même est loin d’avoir dit son dernier mot, et sans doute aura-t-il toujours son mot à dire dans le contexte de la séquence actuelle. Mais la tendance générale se dessine de plus en plus clairement, et elle s’affirme à partir du caractère d’insupportabilité du processus d’autodestruction du Système, qui bouscule ou emporte tous ceux qui ont misé dessus (sur le Système), avec certains cherchant d’ores et déjà à sortir leur épingle du jeu. Quoi qu’il en soit, il existe aujourd’hui la possibilité d’un intéressant renversement de situation qui donnerait au “printemps arabe“ une alluré inattendue ; cette possibilité, si elle est nécessairement caractérisée par le désordre évident au Moyen-Orient, le serait surtout, dans ce cas, par la hiérarchie des influences extérieures, avec la Russie revenant en force dans cette région et n’étant pas loin d’être en position de supplanter des USA de plus en plus amers, impuissants de leur incompréhension de la situation, bien plus fatigués que cool finalement. Dans ce cadre, il est possible que l’Israélien Netanyahou parle à Poutine de bien autre chose que de S-300, les Israéliens pouvant estimer eux aussi que leur choix exclusif du “parrain” américaniste devient discutable.

Effectivement, à côté de ces événements qui on leurs significations diverses et parfois surprenantes, on distingue l’apparition d’un phénomène d’épuisement psychologique, se traduisant par une dérive des politiques vers des orientations complètement imprévues. Cet épuisement psychologique est un facteur central de la crise d’effondrement du Système, comme nous ne cessons de le souligner, jusqu’à ses racines historiques fondamentales. Ce n’est qu’un paradoxe apparent si cet épuisement frappe les acteurs périphériques de la crise syrienne, plus que les acteurs directs, parce que ces acteurs périphériques sont directement connectés à la crise d’effondrement du Système. La position de force de la Russie, elle, tient évidemment à sa politique principielle, effectivement appuyée sur le respect et la défense des principes structurants, seul moyen d’échapper à cet épuisement causé par les forces déstructurantes et dissolvantes du Système.

14 mai 2014 - Dedefensa - Pour consulter l’original :
http://www.dedefensa.org/article-le...
Traduction des parties en Anglais : Dominique Muselet


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