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De la révolution et de la phase de transition

mercredi 3 avril 2013 - 06h:00

Intervention du Dr Bishara au 7e Forum Al Jazeera

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Azmi Bishara a prononcé la principale intervention au 7e Forum Al Jazeera, lors de la deuxième journée de séances publiques « Le monde arabe en transition : opportunités et menaces ». Le forum s’est tenu du 16 au 18 mars 2013 à Doha, Qatar. Ci-dessous la traduction française de la version anglaise traduite sur Arab Center for Research and Policy Studies.

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De la révolution et de la phase de transition

L’intitulé même de ce symposium donne à penser que tous les pays au sein du monde arabe passent par une transition. En d’autres termes, qu’il existe une phase de transition touchant tous les pays arabes, et pas seulement ceux qui ont connu les révolutions populaires. Jusque-là, tel que je l’ai compris, je suis entièrement d’accord, et je conviens que la phase de transition affectera même ceux des pays arabes qui, en surface, apparaissent comme calmes et stables. Elle touchera les États arabes peu importe qu’ils mettent des réformes en œuvre ou non. Pas un État arabe, pas un seul régime, ne restera tel qu’il est. Ceci corrobore une fois de plus l’existence d’un domaine politico-médiatique commun – en bref, une arène pour un échange mutuel regroupant ensemble tous les pays arabes. Les points communs à tous ces pays arabes, en termes de manque de démocratie, d’autoritarisme décrépit, de corruption et d’interventions d’un appareil sécuritaire dans les affaires politiques, n’apportent qu’une explication partielle pour l’existence de ce domaine commun. L’autre partie de l’explication se situe dans la langue et la culture qui sont partagées par tous les Arabes, et ancrées dans leur conscient commun, intérieur, structurel. Cette langue et cette culture communes incitent au partage des peines, déceptions et requêtes qui plus tard évolueront en critiques et protestations et, finalement, en révolution.

Quelle chose merveilleuse qu’une révolution ! Voilà un évènement historique, car c’est un incident immédiat et tangible, actuel, matériel, et dont, avec l’aide de la révolution des technologies de communications et le fusionnement des fuseaux horaires, nous pouvons tous devenir les spectateurs en direct. Pourtant une révolution se situe aussi en dehors du chemin de l’histoire, puisqu’elle contredit jusqu’ici les rapports apparents de cause à effet. Elle forme un point de rupture dans le processus normal de l’histoire, où la subjectivité est subsumée dans une réalité objective. Les « Révolutions » sont une sorte d’évènement rare dans lequel des groupes de citoyens agissent avec un total libre arbitre, et dans lequel le rejet du statu quo par ces citoyens se transforme en contestation du régime en place. Et quand les citoyens contestent ainsi le régime lors d’une révolution, ils le font sans crainte pour leur vie.

Définie par une action collective, une révolution constitue aussi un moment historique qui prend au dépourvu un certain groupe d’intellectuels et d’experts et les laisse dans la confusion. Ce groupe réagit alors en cherchant à prendre en défaut la révolution, en reprochant son imprévisibilité. Dans certains cas, ils déclarent que, après tout, la révolution n’a jamais été une révolution, qu’elle est plutôt une certaine forme d’acte hasardeux, arbitraire et par suite intrinsèquement indiscipliné, pour s’absoudre de n’avoir pas vu venir l’évènement.

Pour la comprendre dans un jugement de valeur, une révolution est un acte d’opposition à une injustice existante face à laquelle la neutralité n’est plus un choix acceptable, et dont le soutien est une vertu. C’est pourquoi tous ceux qui ont attendu la révolution la soutiennent quand elle survient, mais pour autant, une diversité d’opinions perdure à l’égard de la révolution au sein de l’intelligentsia.

S’agissant de ceux qui critiquent et hésitent à apporter leur soutien à la révolution, leur colère atrabilaire a ses raisons propres. Peut-être parce que les masses révolutionnaires ne les ont pas d’abord consultés, ou peut-être parce que les critiques – autrefois jugées héroïques – formulées par ces érudits contre le régime paraissent moins remarquables comparées aux vagues de jeunes gens prêts à sacrifier leur vie pour la révolution. Ce changement chez les intellectuels qui en veulent aux masses de ne pas s’être enquises de leur opinion et de s’être rebellées avant de passer par un cycle accepté de critiques, ce changement présente ses propres dangers.

Outre ce premier lot de penseurs qui hésitent, il existe un autre groupe ouvertement hostile à la révolution. Non pas, bien sûr, que ceux-ci affirment soutenir la tyrannie – qui admettrait une telle chose de toute façon ? – mais leur opposition à la révolution provient de leur conviction que la révolution est le résultat d’une conspiration. Comme cela se passe toujours dans la théorie du complot, ils ne peuvent pas, vraiment, nous en révéler tous les détails mais ils sont tout à fait prêts à essayer, et à faire connaître les détails, plus ou moins, pour notre intérêt bien sûr. Ces gens de ce dernier groupe colportent leurs conjectures spéculatives, irrationnelles et ignares, partout où ils vont, en une abrogation totale des devoirs de l’intellectuel. Il ne faut pas les confondre avec les intellectuels conservateurs qui, au moins, défendent certains principes, comme l’ordre et la tradition, et ne s’abaissent pas à colporter des rumeurs. Au lieu de cela, les penseurs qui soulèvent des objections mais s’alignent sur le régime ne sont que les porte-parole de l’appareil de sécurité exécrable qu’ils représentent.

Au niveau des intellectuels critiques, le vrai test que leur pose la révolution est double. Ils doivent éviter de se retrouver opposés à une révolution quand elle survient, simplement parce que cette révolution était inattendue, ou parce qu’elle ne répond pas à tous les critères que doit avoir une révolution. Un autre défi est d’éviter aussi d’idéaliser les révolutionnaires, de les transformer en forces du bien enfermées dans une bataille contre le mal.

Une révolution est un moment historique où le libre arbitre du peuple défie la suprématie régnante, et les moyens de contrôle qui perpétuent son ordre. C’est aussi le moment où « le peuple » n’est plus une métaphore creuse brandie par des intellectuels et par les critiques du régime. Non, « le peuple » devient alors une réalité, une réalité qui peut être clairement désignée et mesurée à l’aune des autres réalités. « Le peuple » commence à prendre forme, à avoir un goût et une couleur, il devient un être de chair. Une révolution offre au peuple l’opportunité de mettre en avant ce qu’il a de meilleur, mais aussi de révéler ses pires caractères, quand la révolution est totalement définie par la négation, et la disparition d’une autorité de l’État.

Comme je l’ai dit, prendre une position de principe, de valeur, sur une révolution ne requiert pas tant une acceptation de l’évènement en tant que réalité tangible devant être comprise, que son soutien en tant qu’acte d’opposition au mal inhérent de l’injustice. Ou, sinon, d’opposition à la révolution si on en arrive à la conclusion que l’ordre dominant et sa préservation sont plus précieux que la liberté. Mon opinion est que la vertu est du côté de l’opprimé, mais ici, une subtile distinction doit être faite.

Juger la rébellion de l’opprimé contre la tyrannie comme un acte du bien contre le mal ne signifie pas que les révolutionnaires constituent un groupe d’individus vertueux, luttant contre un groupe d’individus diaboliques. Une révolution n’est pas une bataille entre la vertu et le mal, et classer de cette façon une révolution c’est commettre plusieurs erreurs qui pourraient devenir ses propres péchés. Une telle représentation des révolutions place sur les opprimés des attentes irréalistes. Elle rend également impossible la confrontation avec les divers abus et excès insupportables, pour ne pas dire crimes, perpétrés au nom de la révolution. Définir ainsi la révolution c’est aussi s’interdire le droit de la critiquer, et c’est son péché propre. De plus, adopter une telle position empêche de bien comprendre le régime, sa structure et la nécessité de le changer fondamentalement. Le risque de conceptualiser ainsi une révolution est de détourner son attention loin de la nécessité de changer les structures profondément ancrées du régime, en la concentrant sur l’éviction d’individus au sein du régime, comme si la révolution était censée être une purge du mal, un chose qui devient son péché. Là encore, nous sommes confrontés à des mises en gardes supplémentaires.

Une révolution contre l’injustice vise à se défaire des structures de cette injustice, pas seulement de rejeter des individus spécifiques. En fait, une révolution n’exige pas nécessairement l’éviction de tous les individus au sein des structures du pouvoir. Cette conclusion va de pair avec notre analyse évolutive de la façon dont le régime a été identifié au départ. Il y a une différence entre remplir des fonctions au sein d’un régime injuste, et commettre des crimes sous couvert d’un exercice de service public. Il y a une différence entre ceux qui justifient rétroactivement les décisions d’un régime injuste, et ceux qui participent à l’élaboration d’une politique au sein du régime. Les décideurs n’obtiendront jamais le pardon par la révolution, quelles qu’aient pu être réellement leurs intentions personnelles. Leur propre tragédie, dont je ne vais pas vous entretenir aujourd’hui, c’est que dans certains cas, ils ont été redevables de machinations du régime hors de leur contrôle.

Il reste un autre risque, celui que, dans l’extase qui suit la révolte des masses, après une longue période de stupeur et d’apathie, nous succombions au romantisme et à la canonisation des révolutionnaires. Les révolutionnaires ne sont pas des saints, et alors qu’ils prennent l’initiative à un moment précis où ils sont totalement maîtres de leur volonté, eux et leurs valeurs restent un produit de ce qui a été instauré par le régime en place. Corrompus, les régimes tyranniques au pouvoir durant de longues périodes corrompent les sociétés sur lesquelles ils règnent, et les révolutionnaires sont des produits de leur société. Alors qu’ils deviennent des révolutionnaires par la remise en cause du régime, il ne s’ensuit pas que leur remise en cause apporte avec elle un ensemble nouveau de valeurs et de moeurs pour remplacer l’ancien.

Il est également impossible de parler d’une phase transitoire de façon claire sans examiner exactement dans quelle direction cette transition doit évoluer. Là il y a un risque, un risque qui apparait durant la période de l’interrègne. Cet interrègne se situe entre le moment où l’ancien régime commence à s’effriter sous nos yeux, où la conviction de sa fin imminente commence à se répandre, et avant celui où les grands traits de ce qui le remplace deviennent clairs. A ce stade, le risque qui émerge est que, au lieu d’une période de transition, l’anarchie se met à régner ; ou que peut-être il n’y ait aucune règles définies pour régir la transition, faisant qu’il est impossible pour quiconque de guider son chemin.

Je n’ajouterai pas ma voix au chœur qui exige que les révolutions adhèrent à des programmes clairs, précis, avant qu’elles puissent être reconnues comme des révolutions authentiques. L’histoire montre qu’une telle attitude est peu judicieuse. Toutes les révolutions dans l’histoire ont traversé une période de libre arbitre collectif effréné, et de défi ouvert, avant que leurs buts ne soient clairement définis par un groupe ou une personne. Ceux qui ont fait une fixation sur la phase de transition comme étant leur objectif pourraient rétroactivement, et avec vraisemblance, être accusés d’avoir cherché à s’approprier la révolution.

Lors du déclenchement de la Révolution russe en février 1917, aucune volonté assurée n’existait de créer un ordre socialiste ou communiste. Ce n’est que lorsque les bolchéviques ont pris les rênes de la révolution et de la phase de transition qui en a suivi, en octobre de la même année, que le socialisme est apparu dans la révolution et la phase de transition qui l’a suivie. On peut dire la même chose de la Révolution française, qui n’a pas commencé comme une tentative de créer une République démocratique : ce n’est que lorsque des clubs politiques parisiens divers sont devenus prépondérants que cet objectif a été adopté. Même alors, en arriver à la conclusion que la monarchie devait être dissoute a été un processus graduel. Dans le cas de la Révolution iranienne – dont certains de ses compagnons de route aujourd’hui sont prompts à accuser les peuples des pays du Printemps arabe de s’ « approprier les révolutions » -, sa trajectoire entière a été un acte d’appropriation par le clergé, lequel clergé à l’époque était l’unique structure nationale en Iran.

Dans tous ces cas sans exception, la révolution a été suivie d’une élimination physique, à grande échelle, de ceux qui ont été plus tard surnommés, « les ennemis de la révolution », par des exécutions publiques sommaires, souvent avec un certain cérémonial. Si les personnalités marquantes du régime sortant ont été souvent les premières à être exécutées, le même traitement a été aussi infligé ensuite à des révolutionnaires, même dans l’avant-garde révolutionnaire. Dans certains cas, des juges qui n’avaient jamais participé à la révolte, ont déclaré que des révolutionnaires étaient « les ennemis de la révolution », avant de les condamner à mort. Les historiens doivent encore parfaire leur compréhension de tout ce qui caractérise une révolution, donc je m’en tiens aux exemples que je viens de citer.

En revanche, les révolutions arabes ont éclaté au milieu d’une transition mondiale vers la démocratie. Elles semblent aussi avoir faussé une sensation insidieuse de pressentiment, souvent masquée par un suaire de sophisme, émettant un exceptionnalisme arabe qui empêche la transition démocratique.

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Sommes-nous alors fondés à prétendre que les révolutions arabes étaient des révolutions POUR la démocratie ?

Même si toutes les révolutions contre la tyrannie ne sont pas des mouvements qui s’orientent vers la démocratie, il y a quelques éléments qu’il faut garder à l’esprit. D’abord, à notre époque, la démocratie est présentée au monde entier comme la seule alternative à la tyrannie. Ensuite, rappelons-nous que les révolutions arabes se sont inscrites dans la foulée d’un mouvement de longue durée, duquel un certain nombre de forces ont exigé la démocratie pour le monde arabe. Fait remarquable, au cours des quinze dernières années, un certain nombre de mouvements religieux dans les pays arabes ont adhéré à ces exigences pour la démocratie et les réformes démocratiques (laissons de côté le débat pour savoir si tel changement reflétait un changement en valeurs ou s’il relevait plus d’un calcul fonctionnaliste, pragmatique). Troisième élément à se rappeler, aucune force politique arabe individuelle n’a été capable de monopoliser l’orchestration d’une révolution : le peuple s’est révolté sans rechercher la permission ni de l’État ni des partis politiques. Ma conviction personnelle est que les réactions du peuple n’auraient pas été si enthousiastes si les organes politiques officiels avaient voulu organiser les manifestations dans la réaction à l’auto-immolation de Mohammed Bouazizi ; ou à la Journée de la Colère en Égypte le 25 janvier ; ou dans les manifestations de la place publique à Taaz et Sanaa au Yémen ; ou devant le ministère de l’Intérieur à Damas ou dans les espaces publics à Deraa. Peut-être n’y aurait-il eu aucune réaction du tout, car personne n’était prêt à risquer sa vie pour un parti politique. Il est également exact qu’aucune de ces révolutions n’aurait duré si elles n’avaient pas été provoquées par un large spectre de mouvements politiques et de personnes politisées. Libres de toute uniformité idéologique, les révolutions arabes se sont retrouvées au contraire avec un pluralisme politique profondément enraciné.

Ces révolutions sont donc des révoltes contre la tyrannie, et des exigences de liberté et de limitation dans le pouvoir et ses règles. Les révolutionnaires exigent que les appareils de sécurité ne puissent pas se mêler des affaires quotidiennes des citoyens, ni prendre des décisions économiques et politiques dans leur pays. Ils exigent l’indépendance du pouvoir judiciaire et une lutte contre la corruption. Pour mettre ceci en application, il faut créer des structures de gouvernance démocratique. Le pluralisme politique qui est enraciné dans les révolutions arabes, et l’incapacité pour toute faction politique à elle seule de les dominer, vont dans le même sens : les révolutions arabes sont des révolutions démocratiques, qui conduisent à la formation de gouvernements démocratiques. Ceci montre une évidence, c’est la seule exigence qui constitue un point de consensus dans toute révolution, à un moment précis. C’est aussi la raison pour laquelle, dès que le régime est « tombé » - quelle que soit la forme qu’a pris sa « chute », par le départ d’un dirigeant ou par l’arrestation d’un autre, ou par tout autre chose -, la réaction immédiate des forces politiques en action est de se mettre à l’ébauche de constitutions et à l’organisation d’élections. De telles scènes sont rapidement reconnaissables dans d’autres circonstances où des révolutions, des mouvements populaires de protestation, ou même des réformes, ont été suivis d’une transition démocratique.

Alors, où se trouve l’obstacle à la transition arabe ? Est-ce le problème posé par la montée des maux sociaux, notamment la criminalité et le chauvinisme religieux et sectoriel, dans le sillage des révolutions ? Non, là ne se situe pas la source du problème : de tels phénomènes passent au premier plan lorsque le couvercle de la tyrannie a été ôté et ne couvre plus une société qui a souffert pendant des décennies. Est-ce que le problème se situe dans des niveaux imprévus, indisciplinés, du pluralisme ? De la façon dont un parti politique s’est scindé en plusieurs autres, se multipliant telle une amibe ? Le problème vient-il qu’on fonctionne avec une presse désormais libre d’imprimer ce qui lui convient le mieux, sans se préoccuper de mener la moindre enquête, et de recycler les rumeurs et les on-dit jusqu’à ce que les informations n’aient plus de lien avec la réalité ? Non, ce n’est pas là non plus que se trouve l’obstacle. Il est seulement normal que, après avoir été privé de liberté pendant si longtemps, le peuple accepte comme opinion légitime toute forme de liberté d’expression ; qu’il accueille les rumeurs et même les non-sens comme des opinions sérieuses. Il est seulement normal qu’il comprenne ce qui est mis en avant comme une position de principe adoptée, et une diffamation comme une critique fondée. Toute opposition sera accueillie comme partie intégrante de la liberté de s’opposer, quels que soient les intérêts qui motivent cette opposition. Le peuple aujourd’hui fait la connaissance de ses libertés, au point que certains sont prêts à changer d’avis alors que vous commencer à tomber d’accord avec eux, simplement pour être différents. En réalité, l’obstacle se trouve dans l’incapacité des grandes factions politiques à apprécier deux points.

Premièrement, elles refusent d’admettre que les révolutions ne sont pas conduites par les partis politiques ; et deuxièmement, elles n’arrivent pas à saisir qu’un accord sur la transition démocratique est une nécessité. Étant donné qu’aucun groupe ou parti à lui seul ne peut tracer librement la voie de la révolution, et imposer sa propre solution, il n’y a pas d’alternative à un consensus unissant toutes les grandes forces de la société. Un tel consensus ne couvrirait pas les programmes politiques ou économiques, les questions de politique étrangère, pas plus qu’il assurerait à un pouvoir un accord de partage dans lequel l’autorité serait répartie par quota. Au lieu de cela, ce doit être un accord sur les principes démocratiques qui seront les grands axes, exclusifs des partis politiques qui devront les compléter et promouvoir leurs programmes. Autrement dit collaborer à l’organisation de la liberté, dans la mesure où la liberté est un principe approuvé par tous ; à un système qui protège le mieux la dignité humaine, dans la mesure où la dignité humaine est une préoccupation partagée par tous ; et à un système qui empêche la corruption et la tyrannie, pour autant que ce soit un objectif agréé par tous.

Sans un tel accord sur de tels principes démocratiques, il n’aurait pas été possible pour les partis politiques bien établis en Espagne – pour prendre ce cas – de conduire avec succès une transition relativement pacifique vers la démocratie, de 1978 à 1979, après avoir vécu pendant quarante ans dans des conditions similaires à celles dont nous sortons. Ce n’est qu’après cet accord que la Constitution d’Espagne a été ratifiée au parlement du pays, en 1979. Ce n’est qu’après que cet accord, couvrant des principes sur lesquels tous s’étaient entendus, soit devenu un moyen de régulation des désaccords et des différences, que soutien, opposition et concurrence ont pu être mis en place. A un tel stade, il est possible aussi que les principales factions politiques basculent dans l’opposition, mais elles ont la garantie que le parti au pouvoir va respecter les principes approuvés. Des principes ne pouvant être modifiés selon les saisons et par des majorités simples, mais plutôt sur de longues périodes, et par des majorités absolues.

Le temps qu’il faut pour parvenir à un tel accord n’est pas un problème ici, ce qui est important c’est qu’un consensus ouvrant la voie à une concurrence démocratique soit atteint. Dans les pays arabes, la compétition démocratique a précédé l’accord sur de tels principes communs, et rapidement, elle s’est transformée en une rivalité. Toute objectivité a disparu quand cela s’est produit. Critiquer les gouvernements élus est devenu l’apanage des intérêts partisans, étroits, et a reflété le souhait de voir ces gouvernements échouer. Les tentatives pour évaluer le rôle de l’armée ont été soumises aux mêmes défauts, et les exigences de développement économique se sont transformées en cris de ralliement de couches spécifiques de la société. Même le jugement de la transition démocratique est devenu une question partiale. C’est après cette transition que vaincre un pouvoir politique rival, bien que partenaire dans la révolution, devient le premier objectif, et non plus le renversement du régime précédent. Dans cette situation, les restes de l’ancien régime retrouvent une nouvelle légitimité, et les alliances politiques avec lui semblent terre à terre et admissibles.

En fin de compte, et après une période initiale vécue dans une crainte mêlée de respect des révolutions arabes, une telle compétition générale entre les différents partis politiques donne carte blanche aux acteurs internationaux pour qu’ils s’immiscent dans le jeu de la démocratie en opposant les uns contre les autres. Même certains États arabes qui s’opposaient aux révolutions ont été en mesure de se comporter ainsi.

Autre point notable, alors que les développements révolutionnaires dans certains pays avaient déjà décidé des élections et de la construction d’un nouveau régime, dans d’autres pays, les révolutions ont été bloquées. Ces réalités se stimulent les unes les autres étant donné, comme je l’ai expliqué précédemment, que le domaine arabe commun agit comme un véhicule qui transmet les espoirs et les déceptions de tous, leurs rêves et leurs peurs. Tout comme le succès de la Révolution tunisienne a eu un impact énorme – en comparaison avec les révolutions et les transitions démocratiques en Indonésie, Iran, Amérique latine, et Europe de l’Est – sur la conscience arabe globale, les difficultés auxquelles les révolutions arabes sont confrontées dans les pays où les révolutions sont toujours en cours auront, elles aussi, un impact énorme.

C’est à ce moment-là que l’on peut le mieux définir le problème comme un manque de clarté, avec des partis politiques ne comprenant pas que la phase de transition est de leur responsabilité commune. Ces partis politiques n’ont pas réussi à comprendre qu’il s’agissait d’une responsabilité dépassant les frontières nationales, et que leurs actions avaient un impact sur tous les peuples arabes ; que cela aurait dû être pensé comme un honneur, et non comme un fardeau.

Un troisième point est étroitement lié à la deuxième difficulté. C’est le problème posé par la rapidité avec laquelle le différend sur les principes politiques a évolué en un conflit entre des groupes identitaires, et en un affrontement culturel entre le laïc et le religieux. Je continue de penser qu’il est préférable d’éviter ce risque. Il présente une probabilité de divisions sectaires, fléau de toute démocratie pluraliste, dans le Levant arabe.

Si une révolution dégénère en un tel affrontement culturel, il n’y aura qu’une ligne bien mince pour faire la différence entre ce combat et les diverses sortes de conflit civil ou conflit hybride englobant les éléments d’une révolution ou une guerre civile. Une possibilité existe pour qu’éclate une guerre civile totale, qui n’aurait aucun rapport avec une révolution en termes d’éventualités possibles, de considérations éthiques et de valeurs. Prendre une décision éthique sur quel côté il faut soutenir deviendrait alors presque impossible dans cette situation. Pour avoir une discussion plus approfondie sur cette question, il faudra attendre un autre moment.

Les commentaires ci-dessus reflètent la situation telle qu’elle est, y compris les difficultés dominantes. Même si ces difficultés peuvent durer et compliquer la transition, elles ne peuvent l’empêcher à tout jamais. Ce qui prouve cette assertion, c’est l’ampleur de la participation publique dans la politique et dans l’espace public, une ampleur qui signifie que remonter le temps est impossible. Nous avons le choix entre tirer les leçons des exemples des autres, ou attendre de commettre nos propres erreurs. La deuxième option est plus douloureuse et plus longue dans la durée. En fin de compte cependant, ces révolutions ont été un élan des peuples arabes pour remplacer la tyrannie par un système de gouvernement basé sur les droits et les responsabilités des citoyens. Ces peuples ont voulu concevoir un système de gouvernement qui préserve la liberté et la dignité des citoyens, et non qui remplace un type de tyrannie par un autre. Que ce soit par la révolution ou des réformes, ces changements vont prévaloir dans les pays arabes.

Ce n’est pas un secret que, personnellement, je suis favorable aux changements en cours, mais il est également vrai que soutenir une révolution est le seul moyen de s’assurer du droit de la critiquer. Quant à ceux qui s’étaient opposés aux révolutions, et qui aujourd’hui s’opposent à la transition démocratique, on ne peut pas vraiment qualifier leurs objections de « critiques ». Ils bataillent contre les marées du changement, s’accrochant aux derniers lambeaux du passé, et attendent le bon moment pour se retourner contre la révolution. Ils rentrent exactement dans ce qu’on définit comme une contre-révolution.


Centre arabe de recherches et d’études politiques

Azmi Bishara, directeur général
director@dohainstitute.org - [http://www.azmibishara.com ]

Intérêts des recherches : le nationalisme, la religion et la laïcité, la formation de l’identité, les droits des minorités, la société civile, l’islam et la démocratie, la question palestinienne à l’intérieur et à l’extérieur de la Ligne verte, la société israélienne, et les questions des révolutions dans le monde arabe.

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Azmi Bishara est le directeur général du Centre arabe de recherches et d’études politiques et membre de son conseil d’administration. Éminent chercheur et écrivain, Bishara a publié de nombreux ouvrages et articles universitaires dans la pensée politique, la théorie sociale et la philosophie, en plus de plusieurs œuvres littéraires. Il a été professeur de philosophie et d’histoire de la pensée politique à l’Université de Birzeit, de 1986 à 1996. Il a également co-fondé Muwatin, l’Institut palestinien pour l’étude de la démocratie, et Mada al-Carmel, le Centre arabe de recherche sociale appliquée.
Bishara est le principal fondateur de l’Assemblée nationale démocratique (Balad), parti arabe palestinien à l’intérieur de la Ligne verte, qui défend les valeurs démocratiques, indépendamment de l’identité religieuse, ethnique ou nationale. Pendant quatre sessions consécutives, de 1996 à 2007, il a représenté son parti en tant que membre élu du Parlement. En 2007, Bishara a été persécuté pour ses prises de position politiques par les autorités israéliennes, et il réside actuellement au Qatar. Il est lauréat du prix Ibn Rushd pour la liberté de pensée en 2002 et du Global Exchange Prix des droits en 2003.

Formation : Doctorat en Philosophie, Université Humboldt de Berlin ; maîtrise en philosophie de l’Université Humboldt de Berlin.

Source


D’Azmi Bishara :

- L’histoire ne sera pas tendre pour le régime syrien... - 18 août 2012
- « Le projet des élites dirigeantes arabes est de se maintenir au pouvoir » - 29 janvier 2011
- Nous voulons vivre - 18 mai 2010
- Élections sous état de siège - 1er novembre 2009
- Iran : une autre lecture - 7 juillet 2009
- Quel avenir pour la pensée nationale arabe ? - 7 juin 2008
- Annapolis : Madrid redux - 3 décembre 2007
- L’Etat des Croisés - 12 avril 2008
- Obtenir de vos victimes qu’elles vous aiment - 2 novembre 2007

Interview :

- Une source arabe : Azmi Bishara, sur la candidature de la Palestine aux Nations-Unies - 18 septembre 2011
- Recherché pour crimes contre l’état (interview) - 29 juillet 2007

Sur Azmi Bishara :

- Procédure pour retirer la nationalité israélienne à Azmi Bishara - 22 novembre 2008
- Le “Citoyen Azmi” sans citoyenneté ? - 11 septembre 2008

20 mars 2013 - Arab Center for Research and Policy Studies - traduction : Info-Palestine/JPP


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