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Le bus de nuit au départ de Bagdad

lundi 16 avril 2007 - 13h:05

Pepe Escobar - Asia Times

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ATTANF, à la frontière irako-syrienne - La route qui va de Damas à la frontière est une pure désolation. Quelques bergers nomades éparpillés sont à la recherche des herbages rares et précieux pour leurs troupeaux. Un bus délabré de marque Nissan arrivant d’Irak, chargé de marchandises mais ne transportant que quatre personnes, passe devans nous. Un camion militaire, qui roule lentement, transporte deux missiles rouillés datant l’époque soviétique - pour être positionnés à la frontière dans une confrontation avec les Américains ?

Il y a trois passages frontaliers principaux pour passer de la Syrie en Irak : al-Yuribe au nord-est, al-Bukamal et Attanf. Le village d’Attanf consiste en trois maisons bombardées. La frontière elle-même n’est qu’un poste de douane et d’immigration. L’arrivée d’un étranger provoque plutôt un choc - comme dans un western de Sergio Leone.

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Soldat américain à son poste d’observation,
frontière irakienne d’al-Qaem, ville-frontière syrienne d’Al-Bukamal

Dans un style typique d’Etat policier, tous les gens qui se trouvent dans la salle minable de contrôle de l’immigration ont peur de parler. Personne ne dit le moindre mot dans quelque langue étrangère que ce soit. Un médecin irakien, une femme, fuyant l’enfer de Bagdad et sur le point de devenir la toute dernière réfugiée en Syrie, est appelée en urgence pour servir de médiateur. Personne ne parlerait sans l’autorisation expresse de "Damas" - cette entité éloignée, courroucée au-delà de tout entendement humain.

Les réfugiés irakiens sont pourtant plutôt simples. Oui, il n’y a que des soldats américains de l’autre côté, à 7 kilomètres du no man’s land, véritable mesure de la "souveraineté" de l’Irak. Oui, ils peuvent retenir pendant des heures les voitures et les camions qui arrivent de Syrie, parfois même toute une journée, avant de les laisser passer. Oui, ils recherchent les jeunes gens qui pourraient être des Djihadistes potentiels. Oui, la route est dangereuse, mais pas aussi dangereuse, "Inch’Allah", que celle entre Amman et Bagdad.

La Maison Blanche et le Département d’Etat insistent pour dire que la Syrie permet et/ou encourage les Djihadistes à traverser sa frontière avec l’Irak - allant jusqu’à affirmer que 90% des poseurs suicide de bombes en Irak viennent de Syrie. Ils semblent ignorer le Colonel William Crowe, le responsable au Pentagone en charge de tous les Américains du côté irakien de la frontière, qui a déclaré, officiellement, qu’il n’y a "pas de flux entrant important de combattants étrangers".

De plus, "Damas" a confirmé à plusieurs reprises que la plupart des 724 km de frontière ont été équipés de barbelés et de barrières de sable renforcées - et que pas moins de 1.500 Djihadistes potentiels ont été capturés ou déportés.

Mais le fait est que tout Djihadiste entreprenant, avec un positionnement géographique et un minimum de liens tribaux, pourrait traverser cette frontière à volonté. En théorie, "Damas", du Président Bashar al-Assad jusqu’en bas de l’échelle, a intérêt à combattre la contrebande et le trafic djihadiste. Le diable est dans les détails - comment la hiérarchie militaro-policière syrienne traite actuellement ce problème.

Pour commencer, le business syrien est entre les mains d’une oligarchie sunnite puissante. Ses membres seront évidemment tentés de prêter la main à leurs frères sunnites de mugawama (résistance) dans l’Est. Les forces militaires syriennes qui se trouvent aux points frontaliers du désert - comme à Attanf - consistent en rien de plus que quelques hommes avec des fusils qui se barbent. La corruption est la norme. Pour échapper à la surveillance, il suffit de marcher quelques kilomètres dans le désert.

Historiquement, l’Iran, l’Irak et la Syrie étaient unis par la Route de la Soie. Attanf, par exemple, n’est pas très loin de la légendaire Palmyre. L’interaction n’a jamais cessé. De nos jours, il est possible d’observer un nouveau pipeline de la Route de la Soie - pas seulement d’hommes, d’idées et de commerce, mais aussi d’armes. Tout ce qui vient d’Iran doit passer par l’Irak et la Syrie pour rejoindre le Liban (le Hezbollah) et la Palestine (le Hamas). Comme pour la solidarité sunnite avec l’Irak, qui s’exprime par des hommes, des idées, le commerce ou les armes, provenant autant du Liban que de la Syrie.

Accuser la Syrie d’être une usine à kamikazes est absurde. La majorité des poseurs suicide de bombes en Irak sont Saoudiens et ils traversent la frontière depuis l’allié américain, l’Arabie Saoudite. Il est possible que la Syrie, depuis la chute de Bagdad il y a quatre ans, ait connu une inflation d’Islamistes, de nationalistes et d’anciens supporter baasiste de Saddam Hussein.

Pour le gouvernement syrien, avoir ses propres Islamistes qui traversent la frontière pour combattre les Américains en Irak a toujours sonné comme une bonne idée : une façon d’escamoter un problème en s’en débarrassant sur quelqu’un d’autre.

Mais insinuer que la Syrie est devenue en même temps un sanctuaire de fondamentalistes islamiques et de Baasistes radicaux est une autre absurdité.

Ceux qui l’ont fait

Il n’y a pas beaucoup de Djihadistes qui prennent le bus de nuit en direction de Bagdad, mais des milliers de familles irakiennes, elles, prennent le bus de nuit en provenance de Bagdad. Les Sunnites irakiens de la classe moyenne qui ont réussi à traverser la frontière irako-syrienne ont tendance à s’installer dans des endroits comme "Little Fallujah". Pour les Chiites irakiens de la classe-moyenne inférieure, l’endroit qu’ils préfèrent est autour du lieu de pèlerinage spectaculaire, Sayyida Zaynab de style persan, au sud-est de Damas, avec des arabesques turquoise et des miroirs géométriques scintillants. À l’intérieur, les pèlerins iraniens, afghans et d’Asie Centrale se mélangent avec les mollahs et les hodjatoleslams, priant pendant des heures ou méditant simplement. Il y a toujours une odeur de parfum dans l’air.

Mais dehors, tout tourne autour de la guerre en Irak. Dans une petite boutique que possède la famille Damistani - du Bahreïn -, en face de la Place Irakienne renommée et en ruine, en face d’une immense bannière de rue (les deux Assad, le père Hafez et son fils Bashar, à côté du Cheikh Nasrallah du Hezbollah) qui pourrait être la première cible d’entraînement du Pentagone, un fille loquace et un homme costaud en viennent aux prises avec le côté irakien de la route.

"Des commandos enlèvent des gens," dit-elle. "Cela arrive de temps en temps", ajoute-t-il. "Les Américains peuvent arrêter nos bus pendant un ou deux jours," tente-t-elle de persuader ; "Non, ils stoppent le bus seulement à la frontière et ensuite en face d’Abou Ghraïb," marmonne-t-il. Ils vendent des tickets de bus pour Bagdad. Un aller-simple coûte 900 livres syriennes (dans les 14 ? ). Pendant la saison "haute" - c’est à dire l’été dernier - un billet coûtait 1.500 livres (22 ?). L’unique bus part à 21h00 et, en fonction du bon karma collectif, arrive le lendemain à 17h00. Le même voyage dans un camion GMC doit coûter au moins 50 dollars (37 ?) par personne.

À la fin de l’année 2005, bien avant le "déferlement", voyager était "sûr". À présent, ce n’est "pas sûr". Un coup d’ ?il sur le registre nous dit tout : il n’y a qu’un seul passager enregistré pour le bus de cette nuit. Pratiquement tous les passagers sont irakiens - des gens qui rentrent au pays contre leur gré parce qu’ils n’ont plus d’argent. Il y a aussi le vieil Iranien, essayant de rejoindre Nadjaf en prenant des risques. Chaque passager en provenance de Bagdad, disent-ils, arrive pétrifié de peur mais en remerciant Allah de s’en être sorti en un seul morceau.

Le voisinage autour de Sayyida Zaynab est constitué de la classe pauvre sous-prolétarienne - loin du clinquant poussiéreux de la Petite Falloujah. À présent, jusqu’à 60.000 Irakiens y habitent. Dans la boutique Al Kazimiyah, Imad, autrefois professeur de mathématique à Bagdad, a pratiquement laissé tomber la vente de tickets de bus. Son salaire est de 100 dollars par mois, mais il a dépensé 300 dollars pour sa famille (ils sont quatre) depuis qu’il est arrivé il y a six mois.

Il confirme que des milliers de familles sont à cours d’argent et devront rentrer. Il espère que "Bagdad aille mieux" afin qu’ils puissent rentrer à la maison, mais il ne se fait aucune illusion. La femme de son frère détient un passeport britannique. Il a déposé une demande de visa pour l’Angleterre. Mais il serait content de déménager n’importe où dans le monde.

Dehors, sur la route poussiéreuse, un homme gémit. En réalité, il parle à une équipe de la télévision syrienne, mais pas devant la caméra. Il remercie le Président Bashar pour son hospitalité vis-à-vis de tous les Irakiens et il accuse "l’Amrika, Israël et le Mossad" - sans oublier d’insister sur le fait qu’il n’y a jamais eu aucun problème en Irak entre les Sunnites et les Chiites.

Pas loin, dans une boulangerie improvisée - essentiellement un four de pierre - un homme au sourire déconcertant produit un pain sublime au poivron. Il est arrivé dans les environs, juste avant le "déferlement", alors, ses sourires de joie se devaient d’être gravés dans le petit miracle quotidien consistant à cuire le pain parfait.

Pepe Escobar - Asia Times Online, le 13 avril 2007 :
Night bus from Baghdad
Traduit par Jean-François Goulon, Questions Critiques


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